TEMPS DE L’HISTOIRE / HISTOIRE DE TEMPS. Un roi sans divertissement, Jean Giono, 1947

coquillage



Si je pouvais, pensais-je, n’ouvrir la bouche que lorsque l’idée abstraite aurait atteint son plus haut sommet — lorsqu’elle serait devenue un conte ! Mais cela, seul un grand poète peut y parvenir, ou bien un peuple, après maints siècles de mûrissements silencieux.

Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba




     Il est des textes inépuisables. De lecture en relectures, l’enchantement se renouvelle et bien que le lecteur puisse en anticiper toutes les phrases, ils ne cessent d’étonner. Un roi sans divertissement, ce premier roman d'une série que Jean Giono va définir comme "chroniques", appartient à cette catégorie de livres magiques dont aucune lecture ne vient à bout. Pourtant, rien de plus simple, semble-t-il. Un récit de mort et de meurtres dans un décor de montagnes enneigées, un fait divers venu de la première moitié du XIXe siècle, d’un temps où un village montagnard était réellement isolé durant les mois d’hiver : ni radio, ni téléphone, ni chasse-neige pour dégager les routes et les cols. Peu de personnages, peu d’événements sans que pour autant il s’agisse d’autre chose que du récit d’événements. D’où vient alors le “charme” émanant sans fin de ses pages ? “Il y a bien du mystère”...
    Le premier de ces mystères, et non le moindre, nous paraît résider dans ses défaillances, ou ses failles, chronologiques.

Vous avez dit “chronique” ?

1. La question du sous-titre.   

    Un roi sans divertissement a été, en effet,  sous-titré “chronique” 1 et son incipit souligne le cadre temporel avec une insistance frappante. Le deuxième paragraphe commence, en effet, par cette phrase : “En 1843-1844-1845, M.V. se servit beaucoup de ce hêtre”* et l’incipit  répètera la date de 1843










1. Giono, Oeuvres complètes, éd. Gallimard, coll. Pléiade, tome III, 1974, p. 457  Toutes les références à l’oeuvre renvoient à cette édition, dorénavant O.C. I, II, III, etc. Le sous-titre a subi diverses éclipses au fil des éditions, mais le récit a bien été pensé comme tel.


quatre fois, la narration elle-même ne débutant vraiment qu’avec sa reprise après la digression sur le possible descendant de M. V. : “43 (1800 évidemment.) Décembre.” : total : six occurences de 1843 pour huit paragraphes. Nul ne s’y prendrait autrement pour attirer l’attention du lecteur sur les dates.
    Qu’ensuite, cette chronologie qui promettait de s’imposer, se fasse douteuse ne peut manquer de surprendre. D’autant plus d’ailleurs, qu’en 1962, Giono se donne la peine d’expliquer son projet (ou ce qui est devenu son projet au fil des écritures, et sans doute aussi des interactions avec le discours critique sur son oeuvre) dans une préface et d’y préciser le choix du mot “chronique” :


Il s'agissait pour moi de composer les chroniques, ou la chronique, c'est-à-dire tout le passé d'anecdotes et de souvenirs de ce“Sud imaginaire" dont j'avais, par mes romans précédents,  composé la géographie et les caractères.



  O.C. III, p. 1277
Même si Giono, comme il lui arrive souvent, abandonne ce projet sur le plan formel, le récit élaboré en 1946 en est profondément marqué. Par ailleurs, une telle négligence (indifférence ?) ne peut manquer de surprendre chez un écrivain qui se veut, et en est fier, un artisan de l’écriture, soucieux de construire une oeuvre. Ses manuscrits ont un numéro d’ordre, (“Opus 28” pour Le Hussard..., “Opus 29” pour Un roi...) ; il note dans un de ses Carnets, le 16 mai 1946: “Le Hussard est le milieu du cigare. Colline est la pointe où l’on met la bouche. Après viendront les livres de braise à l’autre bout.” 2 et ne concluera-t-il pas sa préface de 1962 par ces mots  :

Si on aime ce travail, on le verra, ou plutôt j'espère qu'on le devinera à peine. Le mieux serait qu'on ne le voie pas du tout.

  O.C. III, p. 1278
Refusant de s’étendre sur les “trucs” de métier, tout en signalant quand même leur existence, il goûte indéniablement le plaisir de brouiller les pistes, parti

















2. O.C. III, p. 1282, citation que commente ainsi R. Ricatte : “Les Chroniques, c’est ce qui brûle et flambe!”  Il aurait pu ajouter que l’ensemble part en fumée : sacrifice aux dieux?



pris stendhalien du “pour les happy few” 3 . Mais ce qu’il fait dire à ses paysans face à la transformation de Saucisse, il aurait pu le dire lui-même et de lui-même : “Il était question d’une chose à quoi nous sommes très sensibles. Il était question de métier bien fait.” Les paysans d’Un roi... ne sont pas les seuls à avoir souci de métier. Martial, le héros-narrateur des Récits de la demi-brigade, affirmera à son tour : “le travail bien fait est encore ce que j’ai trouvé de mieux pour me distraire.” (O.C. V, “L’Ecossais ou la fin des héros”, p. 101) Quelques années auparavant, dans l’étonnant portrait de l’artiste brossé dans Pour saluer Melville, le héros éponyme dans son premier dialogue avec l’ange insistait lui aussi sur ses qualités de bon ouvrier, son “petit boulot de poète” : "Faire des livres que je sais faire ; chacun fait ce qu’il sait faire. Faire ce qu’on me demande, ce qu’on m’achète; on me le demande parce que je le fais bien, parce que ça plaît; on me l’achète, parce qu’on sait que, dans cette branche, je suis un bon ouvrier, que je connais mon métier." 4

Et même si Un roi sans divertissement est un texte écrit à belle allure, en “quarante jours” signale l’écrivain à la fin de son texte (1er septembre-10 octobre 1946), le temps d’un déluge, il témoigne, dans sa complexité aussi bien que dans “l’invisibilité” de celle-ci, d’une telle maîtrise  que la probabilité de l’accident dans de si évidentes erreurs chronologiques, à la fois dans le déroulement de l’histoire : ce piétinement qui retient, en surface, dans la notation  des millésimes, le récit sur l’année 1844, et dans l’état-civil de personnages : Delphine ou Saucisse  ont des âges variables, Anselmie est veuve avant même que l’on sache ce qu’il est vraiment advenu de son mari (O.C. III, p. 479), cette probabilité nous semble nulle. De plus ces flottements sont trop proches les uns des autres pour passer inaperçus, ils donnent plutôt l’impression d’être faits pour sauter aux yeux.
Sans compter les relectures dont le texte, nécessairement, a été l’objet lors de ses rééditions et en particulier pour celle de 1962. Alors, nous ne croyons ni aux accidents, ni à la négligence. Il nous semble n’y avoir que deux manières de traiter la question : soit “l’oubli” est volontaire et la chronologie incohérente est destinée à faire signe ; soit il s’agit d’un “oubli”, au sens psychanalytique du terme, et il demande aussi à être interprété. Dans tous les cas, se débarrasser du problème avant même de le poser (inattention, accident, ou désintérêt du romancier pour cet  aspect “réaliste” de la fiction) ne présente aucun avantage.  Le texte existe et ses incohérences font partie de ce qu’il est. Valéry le disait déjà, dans les années vingt du XXe s., en rendant hommage à Proust : “[...]  le roman se rapproche formellement du rêve; on peut les définir l’un et l’autre par la considération de cette curieuse propriété: que tous leurs écarts leur appartiennent." 5

3. La formule se trouve à la fin de La Chartreuse de Parme, mais c’est aussi la dédicace que Stendhal avait apposée à la fin du Rouge et le noir et des Promenades dans Rome. Sans doute aussi, faut-il voir la trace de Stendhal dans l’idée d’un autre sous-titre: “opéra-bouffe” [titre du chapitre 19 du Rouge et le noir].

4. O.C. V, p. 27. Et l’on pourrait à loisir commenter ce “ faire”  repris 6 fois. Echo de La Bruyère : ‘C’est un métier de faire un livre comme de faire une pendule.” ? Le Dictionnaire historique de Rey signale son emploi religieux “sacrum facere” : faire un sacrifice. Quelle part sacrificielle est-elle à l’oeuvre dans la littérature selon Giono ?





5. Paul Valéry, Variété I (1924) “Hommage”, in Variété I et II, éd. Gallimard, coll Folio- essais, 1998, p. 133.


Or cet écart-là doit surprendre d’autant plus que l’incipit annonce sur le mode  énigmatique un récit historique : “En 1843-1844-1845 M.V. se servit beaucoup de ce hêtre.”,  d’autant plus historique, si l’on peut dire, qu’il est aussitôt mis en rapport avec le présent dans lequel parle le récitant : la scierie et le hêtre qui la jouxte appartiennent au présent du récitant (les deux premiers paragraphes se disent dans un présent d’énonciation les rendant contemporains de l’acte de lecture), puis l’enquête sur le possible descendant de M. V. renouant, après le passé-simple de ce qui deviendra “l’histoire”, avec le même présent d’énonciation. Il va bien s’agir, en effet, du récit d’événements spectaculaires, advenus dans un petit village que rien ne semblait destiner à cela : une localisation relativement isolée [ce n’est pas un carrefour, un lieu de passage], vingt à vingt-cinq maisons, une église, une place plantée de tilleuls dominant les vallées en contrebas, un café face à l’église et suffisamment proche pour qu’on puisse s’interpeller d’une porte à l’autre, une boulangerie, un quartier dit “Pelousères” qui monte vers les bois noirs, composé de maisons avec jardins, distantes d’environ 20 mètres les unes des autres, quelques quatre-vingts hommes — ce qui en fait un petit village, mais quand même une école et une scierie.  Tout se passe comme si le récit insistait, soulignait, et par là invitait donc le lecteur à voir dans les désajustements entre les deux strates temporelles, la succession des événements marquée par la succession des saisons et les dates, de ce roman, un élément du jeu auquel il le convie ; le mot “jeu” signalant aussi bien la part ludique d’une construction en apparence simple dont la moindre approche révèle la complexité que justement le caractère toujours quelque peu défaussé, désajusté, bâillant, vacillant, hésitant, incertain, des événements et des personnages faisant l’objet du récit, sans parler du récit lui-même dans ses glissements constants d’un narrateur à l’autre, glissements parfois annoncés (au début de la deuxième partie, les vieillards aux environs de 1916 ; au début de la troisième, Saucisse vers 1867-68) mais le plus souvent effectués sans préavis. Ce qui (évidemment) ne peut que déteindre sur les significations à donner au récit. A commencer par la propension générale à concentrer l’analyse sur le personnage de Langlois. Non que le personnage de Langlois ne soit essentiel, mais il n’occupe pas seul l’ensemble du récit et le reste des acteurs de ce fait divers ne peut être simplement regardé comme faire-valoir de ce personnage extra-ordinaire, sans lui enlever, à lui-même, une partie de son sens, et surtout sans réduire considérablement la portée de l’oeuvre. Encore une fois, retournons-nous vers Melville ; que serait Achab sans les autres personnages, Ismaël d’abord, mais aussi les trois harponneurs, les “sauvages”, mais encore les trois seconds ? Le double point de vue, ou la profondeur de champ, nous semble réclamée par le texte. Il faut aller du premier plan aux arrières plans en un constant aller-retour pour que les significations jouent, tour à tour et ensemble. Le “petit bagage de loup” ne doit pas faire oublier les “lourds rideaux de lin gris bleuté [entretenant] des lointains...” (p. 579) et inversement.




2. Faut-il faire confiance à l’auteur ?

    En lisant le récit, le lecteur doit achopper sur ces bizarreries chronologiques, visibles dans les dates certes, comme aussi dans un certain nombre de remarques qui semblent des anachronismes. Mais s’il en appelle au discours critique pour l’éclairer, il constate que, le plus souvent, pour ne pas dire toujours, la question est évacuée. Et s’il se demande pourquoi, il découvre que les propres déclarations de l’auteur et le scénario du film que Giono lui-même a écrit ne sont pas étrangers à ce qu’il taxerait volontiers de légèreté. Giono, en effet, ramène, le plus souvent, son roman à la thématique de la cruauté. Dans un entretien, ne confiait-il pas à  Jean Amrouche : “Le thème, c’est le drame du justicier qui porte en lui-même les turpitudes qu’il punit chez les autres. Il se tue quand il sent qu’il est capable de s’y livrer.”(O.C. III, p. 1302)  Ou dans ses Carnets : “Quelqu'un qui connaîtrait le besoin de cruauté de tous les hommes, étant homme, et, voyant monter en lui cette cruauté, se supprime pour supprimer la cruauté.”
    Le scénario du film, par ailleurs, simplifie, dans le même sens, le roman.  Les personnages s’effacent au profit d’une manière de face à face entre le procureur et Langlois, le premier apparaissant comme une sorte d’expérimentateur, un rien pervers, soumettant Langlois à l’épreuve de la tentation.  Les paysans du village deviennent figurants ; ni Mme Tim, ni Delphine  (dont toutefois le prénom a été conservé), ni Frédéric n’existent et le hêtre est un arbre, parmi les autres, dans la forêt. Cette localisation lui enlève une grande partie de sa signification, car avoir installé, solitaire, le hêtre du roman, “l’Apollon citharède” des hêtres, exactement en face de la scierie, ne peut manquer de faire signe au lecteur. Tout le scénario s’organise sur la fascination-révélation du désir de meurtre chez Langlois, explicite dans la scène avec la petite paysanne (qu’il s’apprête à étrangler, lacet en main 6) remplacée in extremis par l’oie, plus encore dans la grenadine sur la joue de Clara qui précède le suicide. Par ailleurs, ce même scénario efface l’une des dimensions les plus intéressantes du roman, l’âge des protagonistes. Clara, avatar de Saucisse, y perd à la fois sa grosseur et sa vieillesse, comme Langlois dont le rôle, confié à Giraud, est bien celui d’un homme jeune. Le seul personnage âgé restant le procureur, devenant par le fait un mentor (à rebours, dirait-on). En compensation, le scénario insiste longuement sur le blanc, neige et brouillard, et sur la dimension esthétique des images : dominante blanche, toutes les nuances du gris pour les vêtements, sauf ceux de Langlois, bleu-noir, et les taches de rouge.
    Il nous semble erroné de croire sur parole un écrivain. Valéry écrivait, en présentant l’édition de Charmes commentée par Alain, en 1952 : “Un auteur peut sans doute nous instruire de ses intentions ; mais ce n’est point d’elles qu’il s’agit ; il s’agit de ce qui subsiste et qu’il a fait indépendant de soi.” Et, plus récemment, Eco renchérissait : “Je laisse le lecteur tirer ses conclusions, considérant qu’un narrateur n’a pas à fournir d’interprétation de son oeuvre, sinon ce ne serait pas la peine d’écrire des romans, étant donné qu’ils sont par excellence des machines à générer de l’interprétation.” 7 L’oeuvre d’un écrivain parle, en effet,  toujours plus fort que lui et celle-ci ne serait pas l’oeuvre qu’elle est si elle se contentait de redire ce qu’un narrateur de Diderot déclarait déjà de manière bougonne à l’orée de Ceci n’est pas un conte : “- Quoi ? une litanie d’historiettes usées [...], et qui ne disaient qu’une chose connue de toute éternité, c’est que l’homme et la femme sont deux bêtes très malfaisantes.” (Oeuvres romanesques, éd. Garnier, 1981, p. 821)
    Un roi sans divertissement a, nous semble-t-il, bien autre chose à nous dire. C’est pourquoi la défaillance chronologique est irrésistiblemment attirante en ce qu’elle fait vaciller les certitudes.

3. Une chronique sans chronologie ?

    La chronologie est donc impossible à établir, ou, plus exactement, lorsqu’on tente, comme nous l’avons fait, de la mettre en évidence en faisant coïncider le déroulement de la narration dans sa logique saisonnière, sans failles, elle,  avec les dates (peu nombreuses, au demeurant) qui apparaissent dans le récit, force est de constater que “ça ne fonctionne pas”. Et qui pis est, il n’y a rien à faire pour ajuster les deux strates.

TABLEAU  CHRONOLOGIQUE


















6.  Ce qui est une des simplifications et un des déplacements les plus grands, puisqu’on est passé du “sang” (désir complexe) au “meurtre”.







7. Paul Valéry, préface de Charmes, éd. Gallimard, 1952, p. 18. Umberto Eco, Apostille au Nom de la rose, éd. Grasset, 1985, traduction de Myriam Bouhazer, coll. de poche, 1987, p. 6.


saisons
dates
(logiques)
événements
datation des narrateurs
"Décembre...l'hiver" (p. 458)
1843
Disparition Marie Chazottes. Attaque du cochon de Ravanel
1843
"le printemps vient"
1844
Boue au pied du hêtre
1844 (p. 470)
"Au cours de l'été"
1844
l'homme dénaturé
En 1843 (p. 471)
"un de ces automnes opulents" (p. 472)
1844
Splendeur du hêtre de la scierie

"...l'hiver 1844 d'arriver" (p. 475)
1844
Disparition de Bergues. Arrivée des gendarmes et de Langlois. Disparition de Callas
1844 (p. 475)
"Langlois décampa les premiers jours de mai... " (p. 481)
1845
naissances
Mars-avril 45 (p. 481)
printemps et été 44 (p. 482)
"Dès le début de l'hiver" (p. 482)
1845
Retour de Langlois. Messe de minuit.

Janvier, février (p. 487)
1846
La découverte des cadavres. L'exécution de M. V.

Un an après, vers la fin du printemps (p. 504)
1847
Retour de Langlois, commandant de louveterie
En 46 (p. 504)
"vers la fin de l'été" (p. 514)
1847
Visite du procureur

"revinrent les temps noirs de neige" (p. 522)
1847
Les loups. La battue.

"le lendemain de la battue" (p. 548)
1847
Visites répétées  de Mme Tim et du procureur
En 67-68 (récit de Saucisse) p.541)
"Cinq mois après [...] C'était le printemps..." (p. 552)
1848
Visite à la brodeuse

En juillet (p. 568)
1848
Visites répétées du procureur et de Mme Tim

En août (p. 570)
1848
La fête à St-Baudille

Deux mois après, à l'automne (p. 581)
1848
Construction du bongalove

l'hiver, la neige (p. 582)
1848
Discussions sur le mariage

Au printemps (p. 593)
1849
Voyage à Grenoble pour chercher l'épouse

"Dès la première chute de neige [...] le 20 octobre"
1849
Suicide de Langlois






C’est pourtant une seule aventure qui est contée et si les narrateurs multiples se sont exprimés à des moments variables dans le temps pour livrer les éléments de ce qui devient, sous la plume (ou dans la voix) du récitant, le récit que le lecteur contemporain a dans les mains, en 1947, ils en ont  tous (hormis le récitant) été les témoins. L’aventure (ce qui est advenu, mais qui alors était à advenir) commence l’hiver 43 (décembre) et trouve son point final en tant qu’événement, sinon en tant que récit, le 21 octobre 1849, le lendemain de la mort de Langlois, puisque cinq fois de suite les saisons alternent, de l’hiver au dernier automne, prémisse du sixième hiver, au moment où Langlois meurt, le jour de la première neige. Ce fait divers est construit comme une totalité, de la première disparition, en décembre 43, à la mort de Langlois en octobre 49, en passant par l’exécution de M. V. en février 1846, à la fois par une série de récurrences (le motif du loup, par ex. qui apparaît dans les trois parties), et par le point de vue des “vieillards” des années dix du XXe s., pour lesquels il s’agit d’une seule et même histoire, Langlois n’étant venu au village qu’à l’occasion de ces disparitions. 
    Dans la reconstitution de la succession des faits, les saisons se suivent de manière linéaire, conformément à l’expérience extra-textuelle du lecteur. Les hivers s’enchaînent aux hivers en passant par les étapes attendues du printemps, de l’été, de l’automne. Saisons marquées par des modifications climatiques, sensibles dans la qualité de l’air, les couleurs du paysage, les altérations de la lumière et les variations météorologiques (les pluies du printemps ne sont pas les orages de l’été), mais aussi dans les tâches diverses qui leur correspondent (on ne s’occupe pas des potagers quand on fait la moisson et on ne récolte pas les pommes de terre nouvelles à la même époque que les pommes de terre), voire les plaisirs (la chasse en automne). Ce temps “naturel” est cyclique (ce qui a l’avantage de permettre au récitant de prendre appui sur son expérience et celle de ses auditeurs, pour donner à sentir ces divers moments de l’année), mais progressif aussi, marqué par des naissances aussi bien que par des morts (y compris violentes), des fêtes de divers ordres qui donnent lieu à des comportements cérémoniels (baptèmes, mariages) : “C’est formidable ce qu’il peut s’en passer des choses en vingt ans” notera un narrateur glissant ainsi dans l’implicite la mort de Mme Tim. Autant dire qu’il est à la fois le temps des dieux (cyclique) et le temps des hommes (linéaire, fini, mortel), un temps “naturel’ et un temps “culturel”.
    D’autre part, et en porte-à-faux avec ce déroulement, les rares dates qui apparaissent troublent cette durée.
    La succession des années n’est notée que dans la première partie, et au tout début de la seconde. Il y a bien une date, dans la troisième partie, mais elle est relative au temps des confidences de Saucisse, vingt ans après, “en 67-68, qui est à peu près l’époque où j’arrive” (O.C. III,  p. 541) dit un des vieillards narrateurs. Dans la première partie, ces erreurs de datation se présentent d’une manière assez curieuse pour que l’on s’y arrête. Le récitant (nous garderons ce nom que Giono donne au premier narrateur de toutes ses “chroniques” dans sa préface de 1962), après être passé de l’hiver 43 au printemps et à l’été 44 sans anicroche, commentant la rencontre de Frédéric II avec l’homme “dénaturé” sous le hêtre en plein orage dit ceci : “je dis ‘on’, naturellement je n’y étais pas puisque tout ça se passait en 1843.” (p. 471), mais quelques pages plus loin, il reprend pied dans sa chronique “Ce qui n’empêcha pas l’hiver 1844 d’arriver.” (p. 475). Ce premier décalage pourrait paraître accidentel, se justifier comme un effet de réel, le récitant est tout entier pris par son point de départ, l’année essentielle est 1843, il pourrait s’agir d’un lapsus dû à la passion avec laquelle il raconte “son” histoire. Cet hiver 44 sera celui de la disparition de Bergues qui secoue à tel point le village qu’on s’adresse aux gendarmes. Et malgré la présence de ces derniers et de leur capitaine, Langlois, Callas Delphin-Jules disparaîtra aussi. A partir de là, rien ne va plus.
Ce printemps qui suit l’hiver 44 (donc printemps 1845) est celui du départ des gendarmes et de Langlois : “Langlois décampa les premiers jours de mai”. La vie du village continue. Des enfants naissent, ce même printemps 45, dont les auditeurs du récit sont les descendants (O.C. III, p. 481). Cette présence des auditeurs (lecteurs) n’est pas sans conséquence. Plus que le sous-titre, dont la présence ou l’absence a été variable selon les éditions, ce sont eux qui garantissent son caractère de chronique au récit. Giono en donnait la définition du Littré : “Annales selon l’ordre des temps par opposition à l’histoire où les faits sont étudiés dans leurs causes et leurs suites.” (O.C. III, p. 1290) et il ajoutait “détails d’une histoire générale — comme Froissart — quand on ne prend pas la peine d’écrire une histoire générale” (“on ne prend pas la peine”, ce qui veut dire qu’elle est là quand même, comme le tissu sur lequel on brode, et on ne brode pas la même chose sur une mousseline ou sur de la toile de jute). Reste à déterminer et la toile et le fil. Ce fil, c’est le récitant. Or le récitant installe son récit dans le monde présent, c’est-à-dire contemporain du lecteur, des auditeurs villageois qui doivent garantir de leur actualité les faits passés.  Habitant du village, ou du moins familier, il en connaît la géographie, les habitants, les multiples détails vécus : “Difficile aussi de savoir comment elle était car ici on vous dit ‘C’est une belle femme’ pour ‘une grosse femme’. Belle ? Il faut de gros mollets, de grosses cuisses, une grosse poitrine et se bouger assez vite ; alors c’est beau.” (p. 460) . S’il n’est pas un paysan, son langage et la comparaison du hêtre de la scierie à “l’Apollon citharède” le disent d’emblée, il est néanmoins assez proche d’eux pour, comme Langlois autrefois, en connaître les parentages. Ces “parentages” , ici sous forme de filiations, doivent assurer l’effet de réel dont se pare ce récit : “J’ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent maintenant dans les temps présents.” (p. 479). Cette fiction, une fois posée, instaure sa propre logique et devient impérative,  les enfants nés en 45  le sont par matérialité de l’Etat-civil, le village entier en devient le témoin. Mais du coup,  ils ont donc été conçus en 44, après l’hiver Marie Chazottes, sans aucun lien avec Langlois, quoique, par effet rétrospectif, pouvant apparaître comme conséquence du vécu dans la peur et sous les voûtes qui a marqué le temps après la disparition de Marie Chazottes et l’attaque contre Ravanel ; il en est de même pour des donations diverses  faites par devant notaire l’été 44  (là encore, traces écrites : “le legs est de juillet 44”) : dans aucun des deux cas, ils ne sont donc un témoignage du désir de vie (de revivre) qui s’emparerait du village après les deux nouvelles disparitions dont Langlois a mis en évidence qu’elles étaient des meurtres, non pas l’hiver 43, mais l’hiver 44 (“une grande plaque de neige agglomérée avec du sang” p. 477), De plus, pour que la confusion soit à son comble, cet été 44 vient se placer après l’hiver 44;  le temps s’inverse. L’hiver suivant n’a pas de millésime annoncé mais il faut qu’il soit un nouvel hiver 44 pour qu’il y ait cohérence avec un retour de Langlois au village, un an après la fin de l’aventure, “en 46” spécifie l’un des informateurs. Par quelque bout que l’on prenne ces données, il est impossible de leur conférer une cohérence temporelle.

    Ces dates sont-elles importantes ? L’envie est grande de répondre non. En effet, ce sont moins les dates qui importent que le trébuchement imposé au lecteur. Il peut refuser de trébucher. De deux manières, soit en privilégiant la chronologie implicite, en raison de sa cohérence et de son absence de failles, soit en privilégiant les millésimes, parce qu’ils sont explicites, donc plus visibles. Chacun de ces choix devrait entraîner des lectures différentes. Mais cela ne se produit pas 8.  La seconde solution semble la seule qui doive être examinée. Il nous semble que c’est laisser s’engloutir dans le silence une des dimensions essentielles du roman : la question du temps. Non pas celle du temps comme chronologie, temporalité du roman, mais celle du temps comme problème, comme constituant de la condition humaine. Pourtant, dans Pour saluer Melville  (on y revient toujours, sans doute parce que ce texte qui passe si souvent inaperçu nous paraît pour éclairer Un roi... bien plus riche que Noé, lequel consiste davantage à jouer avec ce qui a été écrit qu’à le réévaluer), dans son 2e dialogue avec l’ange (dans une auberge), le personnage déclare  : “Je parlais de l’arrogance des dieux, si tu veux savoir, je parlais des délires de la faiblesse et de l’amertume et de l’impuissance. De la solitude humaine, c’est de ça que je parlais. Si j’avais à exprimer, tu vois (je dis : si) eh bien, c’est ça que j’exprimerais.” Et plus loin : “ma vie est de surveiller les dieux” (O.C. III, p. 32 et p. 34). Les dieux, mesure de nos démesures. N’en est-ce point un que Cronos, lequel déjà les Grecs confondait avec Chronos ?  Le dieu qui dévorait ses enfants n’était-il pas l’image la plus parlante de ce temps qui engloutit tout aussi inéluctablement les vivants ?




































































 8. A notre connaissance. Aucune des chronologies reconstituées qu’il nous a été donnée de lire ne se pose vraiment la question. Il semble aller de soi que les dates font, sont, la chronologie.


Un roi sans divertissement : roman du temps ?


1. failles temporelles.

    Ce n’est pas que ce désaccord patent passe inaperçu, mais il semble convenu que l’essentiel est ailleurs,  que l’écrivain n’a aucune raison de s’astreindre à la rigueur, que ce souci de  réalisme n’est pas de saison, que sais-je encore !  On pourrait demander : alors pourquoi, dans ces conditions, vouloir écrire une “chronique”?  S’il s’agit de plonger dans un “temps mythique” 9  interprétation assez courante d’une expression du récitant, pourquoi vouloir malgré tout (en dépit du bon sens, a-t-on envie de dire) l’inscrire  dans un temps notarial, celui des actes, des papiers, des signatures, des petits-fils écoutant l’histoire des grands-pères ?
    On peut, naturellement, choisir aussi le terrain psychanalytique et rappeler que 1845 est l’année de naissance du père et que la chronologie de ce village de papier est aussi celle de l’écrivain dont le nom s’inscrit sur la couverture du livre (signant par la même occasion une formule qui appartient à un autre);  que toutes ces naissances de 45 ne sont peut-être là que pour célébrer celle qui n’y est pas ; que si, dans le début de Noé, il donne comme date au témoignage des vieillards, 1920, alors que le roman, lui, dit : “il y a plus de trente ans”, ce qui renvoie en-deçà de 1916, et probablement même avant 14, ce qui expliquerait la parenthèse du récitant sur la sûreté de la voûte, seule protection contre les horreurs de nuit (O.C. p. 468), c’est que cette date est aussi celle de la mort du père de l’écrivain 10. On pourrait ajouter que Langlois en Algérie n’est sans doute pas étranger au fait que le grand-père de l’écrivain était à Alger en 1835, ou que la question de l’Algérie, en septembre 1946, au moment de l’écriture du roman, est à l’ordre du jour en France. Bref, on n’en finirait pas et cela ne nous avancerait guère puisque tout ce que nous pourrions ainsi prouver est qu’un écrivain travaille avec les matériaux qu’il a sous la main, lui-même compris, et d’ailleurs dans la préface de 1962, déjà citée, Giono n’écrivait-il pas : “On n’est pas le témoin de son temps, on n’est que le témoin de soi-même (ce qui est déjà très joli.)” (O.C. III, p. 1277). Formule qu’il avait déjà largement développée dans Pour saluer Melville en faisant dire à son personnage : “S’il y a une continuité dans son oeuvre, que ce soit seulement sa marque. Ses titres ne sont en réalité que des sous-titres; le vrai titre de tous les livres c’est Melville, Melville, Melville et encore Melville, et toujours Melville. " “Je m’exprime moi-même ; je suis incapable d’exprimer un autre être que moi.” (O.C. p. 33)  Ce qui a l’avantage de rappeler que, comme dans le rêve où tous les personnages sont le rêveur, dans le roman, tous les personnages sont l’écrivain.
    Par la même occasion, il est loisible de noter que la durée implicite du récit n’est pas prise en compte. Tout se passe comme si les dates faisaient toujours écran et interdisaient de voir au-delà, ou en-deçà. Mais privilégier a contrario le cycle naturel aurait-il un intérêt plus grand ? Pas davantage nous semble-t-il, ce serait courir le risque de retomber dans les clichés cataloguant Giono : écrivain panthéiste, le retour à la nature, la vision cosmique, qui n’en sont pas moins des écrans interposés entre le libre jeu du texte et le lecteur.
    Reste le “jeu”. Le “jeu” fait signe, parce qu’il ouvre sur les interrogations, sans oublier, naturellement que du "jeu" au "je" d'autres pistes sont toujours ouvertes. Aucune subtilité ne permettra de réduire l’incohérence, mais l’incohérence elle-même est peut-être le début d’une piste qu’il faut suivre: quelque chose ne va pas, quelque chose refuse de s’ajuster qui a à voir avec le temps, avec la durée ;  suivons la piste, comme Frédéric II suit l’homme du hêtre même si en chemin il lui arrive de douter de son bon sens face à la tranquillité de l’autre dans son pas de promeneur.
    Le “jeu” est peut-être ce qui permet de relier tous les éléments du roman, non pour en figer les sens mais pour leur permettre, à l’inverse, de jouer les uns par rapports aux autres.










9. Encore que l’on puisse en donner une autre interprétation. “Vivre en dehors du système ordinaire”, p. 482, pourrait aussi être : choisir la vie contre la mort, la générosité contre la cruauté, la solidarité contre l’indivdualisme et la solitude,  l’amour contre la méfiance, les lumières (l’instruction) contre les ténèbres. On serait davantage dans l'ordre de la morale que dans l'ordre du mythe.

10. O.C. III, Noé, p. 613 : “ce pays où je viens de vivre sous la neige de 1843 à presque 1920 (puisque c’est en 1920 que j’ai imaginé qu’on m’a raconté cette histoire).” Dans ses Carnets, la date porte rectification : 1902.


En choisissant cette clé, le joli tac tac de l’horloge se met en marche dès le titre. Choisir pour titre Un roi sans divertissement c’est en effet indiquer que le roman s’inscrit dans un héritage 11 littéraire, celui des moralistes français du XVIIe s., même si, naturellement, Pascal, est bien autre chose aussi, mais entre “esprit de finesse” et “esprit de géométrie”, le récit qui s’annonce tisse sa toile. Son épigraphe, longtemps crue inventée par Giono, ne désavouait pas le titre puisqu’elle parlait aussi, à sa manière, de divertissement,  de prison à égayer. Mais le fait qu’elle vient d’être rattachée à Walter Scott 12 conforte l’importance qu’il va falloir accorder au temps et à l’histoire reconstituée par et pour le présent.  Le projet du récitant, tel que le récit le met en oeuvre dès la digression de l’incipit, est bien celui-là : ce sont les homme (et les femmes) du présent qui permettent d’imaginer ceux d’autrefois, et il s’agit bien de transmettre au village une “histoire”, un fait et son élaboration par la mémoire collective de ce même village. Enfin, le début même du récit, ses deux premières phrases, établissent une généalogie  : celle des Frédéric qui se transmettent la scierie depuis, au sens strict, des temps immémoriaux, puisque au-delà de la lignée assurée du père, du grand-père, de l’arrière grand-père, il y a “tous les Frédéric”, qui seront de nouveau évoqués au moment où Frédéric II sera sur le point de résoudre l’énigme des disparitions : “ou même de Frédéric zéro, dans la nuit des temps” (p. 487).
    Et si le roman se clôt sur l’évocation spectaculaire du suicide de Langlois 13, cette évocation est un souvenir, une reconstitution  élaborée après la visite à Anselmie le lendemain de ce fameux jour de la première neige de l’année : le 20 octobre. Elle prend donc place d’emblée dans la mémoire, dans une volonté de comprendre un événement, de lui donner sens : “Le lendemain de ce jour-là nous étions peut-être cinquante chez Anselmie et tout le jour ce fut un défilé.” (p. 603). Et le récit l’évoque deux fois dont une en prolepse : “nous avions vu mourir Langlois (enfin, si on ne l’avait pas vu ce qui s’appelle voir, quoique la lueur ait été assez forte pour éclairer jusqu’au sommet du Jocond, tout le monde avait entendu)” (p. 545)
    Si bien que le roman envisagé du point de vue du “jeu” chronologique, commence par dire qu’il est le fruit d’un héritage, qu’il s’inscrit à tout le moins dans un héritage, celui de la littérature,  et qu’il va raconter une histoire d’héritage ; que les personnages dont il va conter l’histoire existent seulement de composer cet héritage. Double héritage si l’on peut dire, et qui est une part du problème, car la lignée humaine, inscrite dans les premières phrases: hommes, mêmes par le prénom, par le domaine qu’ils gèrent, et autres par leur place dans le temps signalée par le numéro d’ordre et la notion même d’héritage posant que le vivant ne dispose des biens de son prédécesseur qu’après la mort de celui-ci, est énoncée entre deux “éternités” : celle des “mots”, de la littérature, celle de l’arbre nommément renvoyé au monde des dieux : “Apollon citharède” .  
    Par ailleurs, cette clé a aussi l’avantage de pouvoir faire “fonctionner” la qualification de “chronique”, puisque le récit installe, dans le continuum qu’est le temps du village et qui le déborde, un temps privilégié,  celui de la transmission directe des événements : des grands-parents aux petits-enfants. L’auditoire du récitant, nous l’avons déjà dit, est, en effet, constitué des petits-fils 14. Ce qui est dire d’une certaine manière l’urgence de cette transmission puisque les petits-fils représentent la limite de la chaîne des voix. Raison possible pour laquelle le récitant se décide, “plus de trente ans” après les conversations sous les tilleuls avec les vieillards, à transmettre ce qu’il a pu apprendre.  Pour les arrières-petits fils, il faudra entrer dans l’écrit, et l’écrit comme le prouve Sazerat ne transmet pas tout : “il ne cache rien : il interprète”, autrement dit, il arrête le libre jeu des significations, faute peut-être de posséder une solution permettant le travail reconstitutif de la mémoire vive, laquelle semble bien progresser en tâtonnant, c'est-à-dire en réévaluant, en reconstruisant continûment le passé, si l’on en croit l’expérience dont nous rend témoin le récitant cherchant à reconstituer la trajectoire du daguéréotype où figurent Delphin-Jules et Anselmie.


11. Et il ne s’agit pas de savoir si les lecteurs vont le remarquer. C’est un fait, l’écrivain ne peut s’en prétendre innocent.
12. Denis Hüe,  "Walter Scott et Jean Giono, une parenté", in  Bulletin de l’Association des Amis de Jean Giono, n° 55, 2001, p. 85 sq.





13. Fin à laquelle fait écho le film de Godard, Pierrot Le Fou, 1965, dont le personnage principal, Ferdinand-Pierrot, lui aussi, se fait exploser la tête pour retrouver l’éternité (qui est, comme chacun sait depuis Rimbaud, “La mer en allée avec le soleil”.)










14. O.C. III, p. 469 : Frédéric II est le grand-père de l’actuel Frederic IV. Le descendant de Ravanel est évoqué p. 462, le petit-fils de Callas, p. 479, les descendants de la famille Chazotte pp. 460-461.


Le jeu, la faille temporelle, permet d’énoncer, sur le mode métaphorique, pourrait-on dire, le drame humain par excellence, celui du temps, de la mortalité, celui de la conscience de la mortalité.

2. Présent-passé

    Lorsque, après 1945, son emprisonnement, son “exil” temporaire à Marseille, Giono se remet au travail sur ce qui deviendra le cycle du Hussard, il construit un projet romanesque “comparatif” entre le XIXe s. et le XXe s. Il voudrait mettre en parallèle la ferveur passionnelle du XIXe s. et l’absence de “grandeur” des passions contemporaines. Des schémas qu’il imagine, des projets qu’il note, il ne restera que peu de choses, mais du moins pour Un roi... qui vient prendre la place du roman quelque peu en panne, en 1946, il restera ce cadre : une histoire du XIXe s. racontée à des hommes du XXe s. Une histoire de passions “romanesques” en ce qu’elles sont absolues puisqu’allant jusqu’à la mort, réelle autant que symbolique. L’idée de comparaison n’apparaît plus, mais bien celle de transmission, de compréhension, d’interprétation.
     De fait, le récit qui semble progresser avec une grande naturalité, à partir de la déclaration initiale: “En 1843-1844-1845, M. V. se servit beaucoup de ce hêtre” jusqu’au suicide de Langlois, est le résultat d’une reconstitution complexe.  Et le lecteur ne peut prétendre l’ignorer. L’incipit, en effet, s’attarde sur ce qui, au premier abord, semble une digression. Au lieu de poursuivre son récit, le récitant rapporte son enquête sur les descendants possibles de ce M.V. dont il vient de donner la seule initiale. Or, de tout le récit, c’est le seul personnage dont l’anonymat soit préservé. Tous les autres seront dotés de noms, voire de noms et de prénoms, sauf Frédéric et sa lignée qui, comme les rois, ont un prénom et un numéro dynastique. L’anonymat de M. V. devrait garantir la réalité de sa descendance, sinon pourquoi tant de pudeur, cent ans après ?  Mais c’est le contraire qui advient. Rien d’assuré dans la filiation que le récitant propose puisque aucune trace publique (ni épicerie, ni bistrot, ni monument aux morts) n’en témoigne. Et le porteur contemporain du même patronyme, élève instituteur, dont la famille habite une ferme sur le versant du Diois, est curieusement affecté d’un coefficient dubitaif : “il lit, il lisait”, “il est - il était”, il étudie à “Valence ou Grenoble” (autrement dit, par rapport au village, deux lieux en parfaite opposition : ouest et est). Ce balancement, ce “jeu”, devrait peut-être retenir davantage notre attention.
Car ce descendant potentiel, possible mais non sûr, lecteur de Gérard de Nerval, dans un jardin de roses trémières au beau milieu du chaos terrifiant des montagnes (la ferme a peur, p. 457) est aussi le point de départ de la reconstitution. D’une part, en raison de son aspect physique : les grands yeux rêveurs démesurés et surtout la barbe. C’est de cette silhouette que naît celle de l’homme de 43 : “Je le vois avec de la barbe ; [...] une barbe nécessaire, obligée, indispensable.” Le présent donne forme au passé, qu’on pourrait dire aussi le présent “informe” le passé , conservant ainsi l’ambiguité du rapport présent-passé 15 .    
    D’autre part, en raison de l’insistance sur la référence à Gérard de Nerval (6 occurrences pour un seul paragraphe). Ainsi faut-il noter que le récitant avant même de raconter son histoire la marque doublement d’un signe de mise en garde : cette histoire advenue cent ans auparavant, comment y accorder créance si celui qui la raconte ne parvient même pas, d’entrée de jeu, à fournir de certitudes quant au présent sur lequel il enquête directement. Il est vrai qu’il récuse le statut d’historien : “Evidemment, c’est un historien ; il ne cache rien : il interprète. Ce qui est arrivé est plus beau, je crois.” dit-il à propos de son informateur Sazerat;  et récusant ce statut, il en appelle à la littérature : beau à l’instar de Sylvie, transfigurant les souvenirs de Nerval dans un Valois lumineux et vaporeux comme les tableaux de Corot, questionnant le souvenir, rêve ou réalité, et dont le narrateur s’interrogeait : “Ce souvenir est une obsession peut-être” 16. Ce qui est “plus beau”  n’est jamais l’événement brut, le fait, c’est sa reconstruction en expérience, c’est-à-dire en événement signifiant, pourvu d’un sens (voire de plusieurs) par le travail mémoriel. Et le premier (ou le dernier, quand aucun autre ne peut être atteint directement) : celui de l’oeuvre d’art. Ce qui revient aussi à s’interroger sur les rapports entre mémoire (vive, transformant tout et toujours, au gré de la durée, du temps qui passe, des évaluations et des regards rétrospectifs) et histoire (consignée dans les dates et dans les livres, ce que transmet éventuellement l’instituteur, qu’était d’ailleurs le père de ce même Sazerat, comme le jeune descendant supposé de M. V.)
    Les doutes exhibés par le récitant à l’orée de son récit sont ensuite très vite masqués quoique parfois rappelés, ainsi du jour où disparaît Marie Chazottes: 16, 17 ou 18 décembre ? Quel âge avait-elle ? vingt ou vingt-deux ans ? Et Saucisse soudain transformée en dame lors de la battue au loup: 60 ou 50 ou 70 ans ? Le narrateur à la première personne de la battue au loup l’avoue au moins par deux fois “Et j’en parle maintenant avec le souvenir de la chose passée” (p. 529) ce qui implique la réévaluation d’une information par rapport à un ensemble : la contradiction apparente entre l’âge et le poids du procureur (son ventre en tambour, “ce gros tas” dit le vieillard narrateur de manière fort irrévérencieuse) et sa résistance, son agileté, son endurance égales à celles de n’importe quel paysan. Ce qui implique que rien ne prend son sens immédiatement, il y faut le temps, il y faut du recul ; il y faut le récit et la répétition. Le même fera remarquer que ce qu’il raconte des diverses émotions vécues pendant la battue doit se comprendre comme interprétations: “Si je vous disais que j’ai pensé ça ? Bien sûr que non ! ça vient à mesure.” (p. 533).
    Ainsi, dès les premières phrases de ce récit, la mémoire apparaît comme une activité, elle construit des souvenirs à partir d’un présent pour lequel ces souvenirs peuvent avoir un sens ;  l’anonymat de M. V. peut à la fois être interprété comme un effet de réel  (fonction habituelle des initiales) ou, exactement à l’inverse, comme un indice de la nécessaire lecture symbolique qu’exige le roman. Que Sylvie soit ce récit où un narrateur s’interroge sur la réalité du souvenir : est-il la trace d’un quelque chose extérieur au sujet se souvenant ou n’est-il que la projection d’une intériorité sur le monde extérieur, ne peut être sans conséquence sur la lecture de ce qui suivra. Sans compter que ce travail de la mémoire active est une des “leçons” de lecture de ce récit dans lequel le lecteur ne peut progresser qu’en réévaluant constamment les informations déjà reçues.
    Par ailleurs, si le présent informe le passé, la date de 1846 marquant le retour de Langlois peut apparaître comme la trace de ce présent d’énonciation: le récitant reconstitue son récit en 1946, cette date apparaît en colophon et le lecteur le lit en 1947, la distance d’un siècle vient habiter symboliquement le récit. L’histoire évoquée en prenant coloration d’origine, n’est-ce pas depuis ce temps-là que le village s’est trouvé doté d’une parole ? Ce qui pourrait aussi bien conduire le lecteur sur les traces d’un rapport mythos-logos. Si les failles temporelles invitent le lecteur à s’interroger sur sa perception du temps, la mise en garde devant le récit le conduit à se demander si tout récit n’est pas toujours une manière de mythe, puisque, comme le rappelait récemment Umberto Eco dans une interview, l’homme est cet être qui “ne donne sens à son expérience qu’à travers un récit. C’est ce que Bergson appelle la “fonction fabulatrice”. Que répond la mère à l’enfant qui demande comment naissent les cerises? Elle lui raconte l’aventure de la petite graine. L’enfant qui demande “pourquoi ?” ne veut pas une définition technique, il réclame une histoire qui donne forme à son monde. Nous ne sommes capables de comprendre le monde qu’à travers des histoires.”

3. Les glissements de narration

    Nous avons signalé plus haut que le récit s’organise sur trois voix narratives déclarées. Ces changements de narration étant signalés explicitement; l’incipit met en place un narrateur récitant qui, après l’exécution de M.V. et la lettre de démission de Langlois, signale qu’il va transmettre les récits des vieillards ; finalement les vieillards donneront la parole à Saucissse.  Mais il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’un relais des voix. Au fur et à mesure du déroulement du récit, le lecteur perçoit qu’il s’agit des étages d’une construction devenant progressivement visibles et imposant une réévaluation de ce qui a déjà été raconté. Là où le récitant semblait maître de l’énoncé, il faudra mettre le groupe des vieillards qui, dans les années dix du XXe s., se réunissaient sous les tilleuls de la place ; là où les vieillards semblent maîtres du récit, il faudra infiltrer les confidences de Saucisse à la fin des années soixante du XIXe s. Cette superposition d’au moins trois voix narratives qui, parfois aussi dialoguent : le récitant avec les vieillards, les vieillards avec Saucisse, se retrouve dans les trois parties (même si en apparence, le récitant assume la première, les paysans la deuxième, et Saucisse la troisième), sans compter, dans la première, le récit à la première personne fait par Frédéric II après son aventure à Chichiliane, la sienne propre puis l’expédition avec Langlois et les deux gendarmes réquisitionnés à la caserne de Clelles, et dans la deuxième la voix particulière d’un des vieillards de la place assumant le récit de la battue au loup. Le récit de Frédéric est particulièrement démonstratif de ces étagements. Il commence par être la voix du récitant : “Tout ce que je raconte depuis le moment où Frédéric II empoigna...” (p. 490), mais cette voix intègre la propre voix de Frédéric dans des paroles rapportées directement: “Merde! Les planches, qu’est-ce que j’en fous?” (p. 492)  et laisse de temps à autre percevoir la parole des vieillards : “et une petite échelle (c’est ici ce qui remplace les brancards quand quelqu’un se fait mal ou qu’il meurt aux champs)” (p. 499) : information qui ne peut pas présenter d’intérêt pour les auditeurs du récitant qui le savent, mais qui peut se justifier des vieillards à ce jeune-homme (sans doute venu de la ville), trente ans auparavant, qui écoute l’histoire de la chose 17, avant de céder la parole directement à Frédéric : “A nous, il nous dit [..] Nous deux, l’autre gendarme et moi (dira Fréderic)” après quoi, le “je” de Frédéric assume seul le récit, mais ce “je” de Frédéric II n’est parvenu au récitant que via le discours des vieillards, c’est donc aussi un “je” indirect retravaillé par la mémoire, par le temps. Et l’histoire est déjà une première reconstruction dont le récitant, à son tour, organise les divers témoignages en un ensemble signifiant, même et autre. Et nécessairement l’ensemble est organisé  au présent. Cette histoire existe, parce qu’en dépit des affirmations de Sazerat, l’événement n’a pas épuisé son sens dans le mot “folie”. Et quelque chose, là, “a fait époque”, c’est-à-dire a marqué le village d’une manière encore sensible dans son présent.
    La question se déplaçant aussitôt : qu’est-ce qui a fait époque ? Les trois hivers meurtriers et M. V. ou  la personnalité du capitaine de Gendarmerie devenu commandant de louveterie ? Ou les deux ensemble ? A moins que ce ne soit l’origine du récit qui devient aussitôt récit de l’origine? Mais origine de quoi ?
Toute la question est bien de savoir ce qui a fait date au village.
Serait-ce, comme le veut le jeu de la chronique, le fait divers extraordinaire qui a secoué trois hivers de suite un village anesthésié par le froid, la neige et l’isolement ? Dans ce cas, les deux parties suivant l’histoire de M. V. tendraient à expliquer l’inexplicable : pourquoi Langlois a-t-il tué M. V. ? Et les narrateurs paysans se posent bien cette question-là :
"Admettons qu’il n’ait eu d’explications à fournir à personne sur la façon dont il nous avait débarrassés (débarrassé le monde) de M. V.
 Et encore! Est-ce qu’il n’y a pas de tribunaux et un bourreau à Paris ?" (p. 547) 
Question à laquelle il ne serait possible de répondre qu’en dévoilant le mystère Langlois : qui était Langlois ?
    Serait-ce Langlois lui-même ? Et dans ce cas-là, la première partie ne serait que l’événement perturbateur, la raison pour laquelle Langlois est entré dans la vie des villageois et n’en est plus jamais vraiment sorti. Peut-être est-ce la raison pour laquelle les deux dernières parties ne proposent qu’une seule date à mettre sur le compte d’un narrateur, celle marquant le retour définitif de Langlois au village.
    Tout, autour de Langlois, a été extra-ordinaire : en aval aussi bien qu’en amont, son arrivée aussi bien que sa mort. En aval, parce que les disparitions étonnantes qui ont fait frémir le village deux hivers de suite ne s’inscrivaient dans rien de compréhensible, encore moins d’avoir été marquées par l’agression contre le cochon de Ravanel, ces incisions sanglantes qu’ “On [...] voyait faites avec plaisir.” (formulation condensée qui est toute d’ambiguïté, discrète mais présente), incisions qui dessinaient “comme les lettres d’un langage barbare, inconnu” 18  (p. 463) et par le “petit démarrage” de Bergues sur la beauté du sang dans la neige. L’univers du quotidien est devenu incompréhensible, insolite, tout nouveau, même si cette nouveauté pouvait avoir couleur de régression, de plongée dans la peur et le chaos. Si bien que Langlois en y projetant sa rationalité militaire : quadrillage, patrouille, ordres, enquête digne d’un Auguste Dupin, construit du sens avec le non-sens : “Langlois était un sacré lascar. Il éclaira un peu les choses ; d’un jour sinistre mais d’un jour.” (p 476)
    En amont, car ses deux retours bouleversent tout autant la vie du village. Le premier, en organisant une messe de minuit inoubliable, en exécutant le meurtrier,  le second en multipliant les raisons de s’étonner, de son cheval noir à ses amitiés (aristocrate mexicaine, ancienne prostituée tenancière d’auberge et procureur royal se liguant pour le “protéger”) en passant par la battue au loup, le bongalove, Delphine, l’oie, son suicide, autant d’événements pourvoyeurs d’histoires à l’infini pour ceux qui n’en savaient pas et qui n’auraient pas su les raconter s’ils en avaient sues (p. 519). Lorsque le récitant les a fait parler, plus de trente ans avant, ils en avaient à revendre : “J’ai eu de longs échos de ce Langlois par la suite. [...] Voilà ce qu’ils me dirent, tantôt l’un, tantôt l’autre.” (p. 504).                               
    Mais en réalité, ce que fait fonctionner le roman, ce n’est ni le point de vue de Sazerat (les meurtres, le meurtrier fou), ni la fascination des paysans pour cet homme aussi séduisant que le Hussard, que Giono a abandonné un temps pour rédiger ce récit, ce cavalier insolent et superbe, auquel on pardonne tout tant il donne une haute idée de l’homme en illuminant un quotidien morne de routine, avec tout le romanesque (voire le romantisme) d’une âme inquiète. Le glissement des voix narratives permet surtout de faire fonctionner les trois parties comme un unique palimpseste. Les deux premières parties s’inscrivent aisément dans la structure du conte telle que Propp l’a définie; dans les deux cas, la dernière péripétie est une poursuite, qui se termine par une mort rétablissant l’équilibre, celle de M. V. à la fin de la première partie, celle du loup dans la seconde. Les deux parties peuvent tout à fait se superposer et permettre de constater que la deuxième a amplifié l’espace verbal de la poursuite : plus courte dans le temps (préparation la veille au soir, une journée, exécution à la nuit, en gros 12h), elle est plus longue dans le récit puisqu’elle en représente la moitié ; celle de la première partie, qui durait 24 h, n’occupait qu’un tiers du récit. Autre point commun entre ces deux moments, ils sont tous deux pris en charge par un narrateur défini (qui n’est pas le récitant), la “chasse à M. V.” par Frédéric II, la “chasse au loup” par un des vieillards, un des participants à la battue, dont nous connaissons la place exacte, durant la chasse, sinon le patronyme. Dans les deux cas, nous lisons la relation d’une expérience subjective, dans les deux cas, le temps de cette poursuite, les deux “je” en ont été, sinon transformés, en tous cas “altérés”. Frédéric s’est découvert “renard”, autrement dit “prédateur’ tout autant que le paysan se sentant “capable (peut-être) de déchirer un loup avec les dents. En tous cas l’envie y était. Et pire que l’envie...” (p. 532). La troisième partie, en apparence, échappe à ce schéma. Ne serait-ce pas parce que les deux premières ont mis en place ce qui était nécessaire : le schéma de la poursuite aboutissant à la mort ? Dans les deux cas, en effet, cette longue préparation, cette excitation, cette tension, débouchaient l’une et l’autre sur une affaire réglée en une fraction de seconde et que le paysan exprimera de manière à faire sourire le lecteur : “ Ainsi donc, tout ça, pour en arriver encore une fois à ces deux coups de pistolet tirés à la diable, après un petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite!”
Bien sûr dans l’économie du roman, le “encore une fois” renvoie à l’exécution de M. V. tué lui aussi de deux coups de pistolet dans le ventre, mais peut-être est-ce le moment de se demander si tout n’en arrive pas toujours là, à “ce petit conciliabule muet entre l’expéditeur et l’encaisseur de mort subite.” ? Et de se rappeler la formule du procureur qui d’abord fait rire le paysan, la première fois qu’il l’évoque, pour ensuite la considérer avec respect: “méfiez-vous de la vérité, elle est vraie pour tout le monde.”






























15. Les historiens contemporains nous en avisent régulièrement, par exemple Michel Pastoureau dans Une histoire symbolique du Moyen-Age occidental, Seuil, 2004 : “La réalité historique n’est pas seulement ce qu’elle a été dans son état premier, c’est aussi ce que le temps en a fait.”, p. 114.


16. Gérard de Nerval,  Oeuvres Complètes, éd. Gallimard, coll. Pléiade, 1993, tome III, p. 553.





















































17
. On trouve la même information dans Jean le Bleu quand le  narrateur raconte le séjour de l’enfant aux Corbières, OC II, p. 75. Il y a de Jean le Bleu à Un roi... bien d’autres échos. Le séjour chez le berger Massot, aux Corbières, daterait peut-être, d’après Ricatte, de  1901. Mais dans les Carnets, le récit des vieillards est noté 1902. Peut-être faut-il mettre en rapport la découverte de la campagne, qui est aussi, si l’on en croit Jean le Bleu, la découverte de la mort violente (accidents, suicides) et de la littérature, et le récit d’Un roi...













18. Qu’il faut mettre en rapport avec les lettres orientées de la girouette, p. 464 : langage connu, interprétable, compréhensible.



Si bien que la troisième partie appartient aussi au palimpseste, seulement cette fois, elle ne conserve que le schéma de la poursuite que l’on peut nommer quête maintenant (bien que le fil du Graal courre depuis le début), quête du sens (ce qui conduit certes beaucoup plus loin que tout ce que Giono a ensuite commenté 19), quête infinie, sans issue, désert et solitude que hante Langlois [et qui le hantent, au sens de l’obsèdent] ne pouvant, dans un monde sans Dieu, sinon sans dieux,  trouver de résolution que dans la mort.
    Ainsi le jeu des voix narratives qui donne au récit à la fois sa fraîcheur, son alacrité, sa vivacité déborde-t-il cette fonction pour souligner le caractère subjectif des savoirs en même temps qu’il construit des “ethos” irrécusables pour ces témoins. Que Frédéric le pondéré soit celui qui témoigne de la découverte, poursuite et exécution du meurtrier, que ce soit un paysan qui relate le grand spectacle de la battue et ses effets sur des hommes jugés sans imagination, que ce soit Saucisse et sa sensibilité de femme amoureuse, quelque peu maternelle et maternante, bien que n’ayant rien d’une oie blanche (profession aidant) qui relate le désarroi et la perdition de Langlois n’est bien sûr pas sans conséquence sur les effets produits sur le lecteur. Le palimpseste fonctionne aussi en profondeur. Ce dont témoigne la dernière phrase du roman (avant la citation de Pascal qui, est, elle, à mettre indéniablement dans la bouche du récitant, voire de l’auteur) : “C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers.” Elle pourrait être mise au compte des vieillards qui ont déjà, l’un ou l’autre, évoqué cette mort et qui viennent de rapporter le dialogue avec Anselmie, d’autant que s’entend en filigrane l’expression “avoir une grosse tête”, à connotation négative. Mais la formule “prendre les dimensions de l’univers” serait plutôt à mettre sur le compte du récitant, elle implique une compréhension des angoisses métaphysiques de Langlois dont il n’est pas sûr que même avec les explications de Saucisse, les vieillards aient pu la comprendre, d’autant plus que l’adverbe “enfin”  vient souligner la démesure du personnage, une angoisse si démesurée que seule la mort peut y mettre fin, dans cette image d’ostensoir cosmique “énorme éclaboussement d’or”, homme enfin devenu dieu, définitivement hors du temps, devenu une histoire. Mais pour que la force en soit préservée, il y faut l’indécision de la voix proférante.

4. La condition humaine.

    Cette structuration, comme aussi bien l’interrogation sur le genre auquel appartiendrait ce récit, ont fait couler beaucoup d’encre. Si l’on accepte (et comment faire autrement ?) la référence pascalienne, c’est le plus souvent pour s’en débarrasser rapidement sous prétexte que Giono n’aboutit pas aux mêmes conclusions que le philosophe du XVIIe.  Alors, pourquoi cette répétition ? Le titre puis l’explicit reprennent la célèbre phrase consignée dans la Pensée 142 (Brunschwig) :

"...qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies et sans divertissements, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères."

Et Giono n’est pas Prévert, lequel était fort explicite : “Les Paris stupides. Un certain Blaise Pascal, etc... etc...” 20. Qu’en déduire ? Sinon qu’une fois de plus, mieux vaudrait se pencher sur le texte et accepter que l’interrogation finale nous renvoie méditer Pascal. Car la phrase empruntée à la Pensée 142 n’apparaît plus alors que pour ce qu’elle est, la partie émergée de l’iceberg. Le divertissement est, lui, défini dans la Pensée 168 (Brunschwig)  : “Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser.”  Le divertissement est bien pour Pascal ce qui permet à l’homme de fuir sa condition, et pour Pascal, ce “fuir” est connoté négativement, puisqu’il nous éloigne de notre vérité et donc de Dieu. Une autre pensée, Pensée 139, définit plus longuement le divertissement en aboutissant à la conclusion que les meilleurs sont ceux qui nous absorbent entièrement, ceux qui sont source de “tracas” ; il va donc falloir ranger dans les divertissements toutes les activités humaines, de la plus frivole à la plus grave, puisque tout ce qui détourne de la méditation et de la contemplation du vide existentiel nous éloignant de Dieu nous en sépare, ce qui est bien le sens étymologique de divertir. Plus le divertissement occupe notre esprit, meilleur il est, Pascal ajoutant “Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise”. Or, il est bien question, dans le roman de Giono, de chasse, à tous les sens du terme : chasse à l’homme (qui est, certes, un criminel) dans la première partie dont Frédéric fait l’expérience directe, tout s’organisant et prenant sens par et dans cette poursuite : “Sa vision des choses s’était ordonnée autour de nouvelles nécessités.” (p. 495), le libérant : “Heureux d’une nouvelle manière extraordinaire!” ; chasse au loup, dont le narrateur, lui aussi, fait l’expérience d’une transmutation faite d’orgueil: “On était de fameux grenadiers” (p. 533), et d’une incroyable tension : “et si je ne sais pas de quelle qualité était mon regard je sais de quelle qualité était le regard des autres sur moi. Oui, sur moi. Qui n’ai jamais fait de mal à personne.”  (p. 532); chasse au “bonheur” de la troisième partie 21 , dont la simple énonciation dit le non-sens, l’impossibilité, car ce que semble chercher Langlois vu par Saucisse, vu dans l’inquiétude que repère Saucisse chez ses amis, Mme Tim ou le procureur, ce sont des réponses où échapper  à la vacuité, à l’inanité de la condition humaine. Là encore c’est Pascal qui pourrait le mieux rendre compte de ce désert où s’est perdu Langlois. Pensée 199 (Brunschwig) :

"Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent leur tour. C’est l’image de la condition des hommes."

    Cette métaphore de Pascal est particulièrement proche de ce que met en scène la première partie du récit de Giono. L’un des vieillards narrateurs rappellera la peur qui revenait avec l’hiver: “On ne pouvait pas oublier tout de suite ces temps où nous avions été, pour ainsi dire, comme des moutons dans les claies pour M.V.” (p. 522)  L’homme est mortel, tout le non-sens de la condition humaine s’inscrit dans ce truisme, ce lieu commun, cette évidence, aussi impossible à penser qu’à récuser. Ainsi de la menace, égale pour tous, que fait planer M. V  sur le village (cf. p. 465) et cette remarque du narrateur-paysan (du récitant?) à propos de Frédéric II qui n’avouera rien, “même au moment final où il serait lui aussi un promeneur traqué.” (p. 494) Et nul haussement d’épaules ne nous soulagera de cette vérité “vraie pour tout le monde.”  Pascal est bien le point de départ  de cette chronique. Mais il ne s’agit certes pas d’autre chose que d’un point de départ, et sur cette méditation pascalienne, il faut aussi bien greffer la lecture voltairienne de Pascal, que les variations baudelairiennes, quand la misère devient l’ennui.  La parenthèse digressive sur le rôdeur nocturne a-t-elle une autre fonction que de rappeler  ce “lieu commun” ? (p.467-468)



19. Mais il faut bien que les parasites prouvent leur “droit” à parasiter. Si les écrivains détenaient le sens de leurs textes, ils n’écriraient probablement pas.



























20. Jacques Prévert, Paroles
















21. Ne pas oublier l’oranger stendhalien sur la terrasse de Saint-Baudille.


Un roi sans divertissement :  roman de la mort ?


1. Les cadavres et les crimes.   

    Sous de pareils auspices, le récit ne pouvait dérouler qu’une histoire de mort et de morts. La première partie, à la trame quelque peu policière, raconte un fait divers sanglant qui commence par l’assassinat de quatre habitants du village, et s’achève par l’exécution du meurtrier; la deuxième partie met aux prises le village avec ses prédateurs naturels : les loups. Carnage dans les bergeries se terminant par la mort d’un loup aux sonneries du cor; la troisième partie est en somme plus paisible, elle ne présente en fait de massacre que celui que l’on peut imputer au temps, mais s’achève néanmoins par la décollation d’une oie précédant le suicide de Langlois. Morts terriblement présentes, mais aussi comme absentées. Les paysans disparaissent, M.V. et le loup sont exécutés si rapidement que tout le monde se sent frustré (des protagonistes au lecteur : “tout ça pour en arriver là”) et Langlois, même s’il meurt “deux fois” : “nous avions vu mourir Langlois (enfin si on ne l’avait pas vu, on l’avait entendu...” (p. 545) et “Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde.” (p. 606) disparaît plutôt qu’il ne meurt. Son cadavre ne se trouve qu’aux premières pages de Noé, ce qui est une autre histoire : “Il est mort maintenant. Il est là étendu par terre dans son sang et sa cervelle répandus.”, ce qui est d’une tout autre tonalité que “C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers” (p. 606). Le seul cadavre présent est celui de Dorothée découvert par Frédéric II qui, dans sa poursuite de M. V., lui fait rejoindre les “neiges d’antan”  : “il ne pensait plus du tout au visage glacé de Dorothée. C’était vieux comme les morts de Jeanne d’Arc ou de Louis XVI auxquelles, depuis le temps, il y a des milliers de complices qui profitent paisiblement des conséquences.” (p.  495) La curieuse construction de cette phrase fait, comme les dates, trébucher le lecteur. Non que l’on n’en comprenne immédiatemment le sens, mais son incohérence grammaticale signale un moment essentiel, une manière de noeud de la pensée qui dit dans le même temps le caractère terrible de la mort : “le visage glacé de Dorothée”, l’événement qui a transformé une jeune vivante en masque funèbre, et son évanouissement concomittant dans le passé. Dorothée morte le matin même a rejoint dans “l’autrefois” deux autres morts, dont le poids de vivants était sans commune mesure avec la petite paysanne d’un village des hautes Alpes en 1846. Dans le même temps, tous les vivants bénéficient des morts, l’histoire est faite de morts. Celle de Jeanne d’Arc, d’une certaine manière est restée le symbole de la reconquête de la France sur les prétentions anglaises et la mort de Louis XVI a rendu irréversible la Révolution de 1789. Les noms cités renvoient, encore une fois, à l’histoire telle que transmise socialement par l’école. Mais, humains de l’histoire ou de la chronique, le temps engloutit les individus quels qu’ils soient, bergère ou roi, c’est tout un. Pour vivre “il faut en prendre son parti”.  En même temps, l’histoire est bien l’espace-temps d’une cruauté fondamentale et peut-être fondatrice. Sur le plan symbolique, les hommes vivants ne le sont que dans la mesure où d’autres sont morts, et souvent c’est de leur mort violente, de leur assassinat (Jeanne d’Arc brûlée, Louis XVI décapité) que naît le présent 22.  Si bien que les naissances de 45, qui, dans l’ordre de l’Etat-civil, n’ont rien à voir avec les disparitions de Bergue ou de Callas Delphin-Jules, ont tout à voir avec un autre ordre,  symbolique, celui dans lequel les sacrificateurs de tous ordres (Abraham et Isaac aussi bien que les prêtres de Quetzatcoatl) ne font que rendre visible le grand ordre invisible des dieux.  Et Bergues partant à la recherche de Marie Chazottes “descend du côté du cimetière des Protestants, vers les Adrets” (p. 460). Faut-il rappeler qu’à la fin du XVIIe siècle, cette région a particulièrement souffert de la répression contre les “Réformés”, et que l’Auberge des Adrets est un mélodrame, extrêmement célèbre au XIXe siècle dont le héros, Robert Macaire, est un sinistre assassin 23
Présence et absence de la mort. Elle est l’horizon à partir duquel, par rapport auquel, les personnages sont, en quelque sorte, sommés de se déterminer. Cet horizon, plus que par l’évocation des morts, le récit le dessine dans le paysage.

2. l’hiver.

  Le fait divers est bien le fait de l’hiver, symbolique saison de la mort, de la fin, de l’horreur mise à nu puisqu’aucune occupation n’en vient plus détourner l’homme. Le laissant seul avec lui-même, elle le contraint à la vérité, laquelle, comme le dit le procureur, “est vraie pour tout le monde”. Quand Giono en avait publié la première partie, dans Les Cahiers de la Pléiade, il l’avait intitulée “Monsieur V., histoire d’hiver” 24.  Saison symbolique dont le narrateur des Grands chemins (1951) dira qu’elle “est la saison des désirs”. Saison qui, dans les montagnes, est celle de la neige, de ce blanc auquel Melville a consacré un chapitre de Moby Dick, couleur de mort même, ou de pis encore. Sans compter que dans notre propre imaginaire, la neige est aussi, depuis Villon, la marque de l’évanescence du temps. Car si l’homme est mortel c’est bien d’être une créature temporelle, prise dans une durée limitée, confrontée à ce qui semble éternel du monde extérieur : l’être est bien dans le hêtre, et Apollon citharède n’habite pas ses branches seulement pour cause de beauté, avant-garde des dieux auxquels se heurtent et s'affrontent les hommes.
    La répétition de ces cinq hivers est marquée par des morts  : 43, Marie Chazottes ; 44, Bergues et Callas ; 45 (bien qu’en réalité ce soit en février 46, c’est-à-dire à la fin des mois d’hiver) Dorothée et M.V. ; 47, les animaux et le loup ; 49, au tout début de l’hiver, Langlois. L’hiver 48 étant, lui, consacré aux discussions sur le mariage de Langlois. Ce qui invite à se demander si le mariage n’est pas un manière de mort (le daguéréotype d’Anselmie et de Delphin-Jules n’est pas loin de le dire).
    Temps de l’enfermement, que la description de l’hiver 43 traduit le plus fortement, et de la peur parce que l’hiver est la saison qui dénude la vérité de la condition humaine:  “pendant que, dehors, dans des temps qui ne sont pas modernes, mais éternels, rôdent des menaces éternelles.” (p. 467). L’hiver, mieux qu’une autre saison, dit à l’homme sa précarité dans un monde qui lui est hostile. Le lecteur découvre le village à travers la progressive  installation de l’hiver: les nuages isolent en bouchant la vue [trois couches successives de plus en plus basses et noires], la neige en interdisant la circulation et en étouffant tous les bruits. Ainsi enfermé, isolé, réduit à l’écart, s’y dévoile la cruauté inhérente au monde et aux créatures qui le peuplent : “il n’y a plus de monde, plus de bruits, plus rien.”  et les fenêtres ne laissent deviner que le visage “émacié et cruel” (p. 459) des créatures, l’ombre portée sur la neige a une couleur “rose sang frais” (p. 459),  tous les visages cernés d’obscurité, derrière les vitres, ont des barbes leur donnant “tous l’air de prêtres d’une sorte de serpent à plumes” (p. 459). Hostilité et cruauté dont prévient l’automne et son flamboiement : l’homme est une créature sacrificielle dont les dieux se jouent; le mélange des lexiques empruntés à la religion catholique (soutanes, aumusses, étoles, etc.) et Aztèque (cratère de bronze) comme la description toute superlative du hêtre (Apollon) qui suit : “Cette virtuosité de beauté hypnotisait comme l’oeil des serpents ou le sang des oies sauvages sur la neige.” (p. 474), sont là pour le rappeler. Rétrospectivement, en effet, cette splendeur du hêtre à l’automne 44 s’expliquera par la présence des cadavres lovés dans ses branches. Et peut-être convient-il aussi de prêter attention au fait que ce village est habité de paysans, producteurs de vie, mais aussi de bûcherons, et que les arbres qui énoncent, dans la splendeur, la part sacrificielle de la beauté sont des arbres de coupe, déjà marqués puisque l’automne commence “à deux cent trente cinq pas de l’arbre marqué M 312”. Sacrificateurs et sacrifiés sont des rôles interchangeables, question de temps...
    L’hiver couvrant le monde du linceul de la neige et des nuages est le temps du non temps, semblable à la nuit qui ramène l’homme vers la préhistoire et les cavernes (p. 466), ce que souligne le roman en l’opposant par deux fois à la délivrance que représente le printemps : temps de la vie et du mouvement (bruits, couleurs, enfants) associés à l’eau comme lustrale d’une naissance 25 .

3. la vieillesse

    Ce récit d’une quête impossible, chasse à la baleine blanche, quête du Graal dans laquelle Perceval aussi échouait, a pour personnages des hommes et des femmes au bord de la vieillesse : Frédéric II est un homme adulte, père de famille, bien installé dans une vie tournée vers l’avenir que représente Frédéric III; Saucisse, “une vieille lorette de Grenoble qui avait décidé de passer ses soixante-ans au vert” (p. 482) ; pendant la battue, il sera précisé : ‘Il y avait au moins dix ans qu’elle était parmi nous...” (p. 527), ce qui l’approche des soixante-dix ans. Vingt ans après, elle n’est pas loin des quatre-vingt ans (p. 542), c’est moins ici l’incohérence que nous voulons souligner que le caractère “vieux” par définition du personnage ; le procureur, célèbre et reconnaissable à “ses favoris blancs et ce ventre bas qu’il portait devant lui à pas comptés comme un tambour.” (p. 514) ; Mme Tim, qui est présentée d’abord à travers son mari, Urbain Timothée: “barbiche blanche et le plus extraordinaire carrelage de rides qu’ait pu porter une peau jaune. [...] soixante ans” parce qu’elle est “plus âgée que lui”, arrivée dans le pays quand “elle avait alors près de la soixantaine; elle en paraissait vingt, mettons trente.” (p. 517), puis ensuite dans son statut de grand-mère, au milieu de ses petits enfants : “A la voir au milieu de cette cuve d’enfants dont elle tenait une grappe dans chaque main, pendant que les autres giclaient autour d’elle, on l’aurait toute voulue” ;  Langlois, “cinquante-six ans” (p. 584).
    Une des forces du récit réside, nous semble-t-il, dans cette interrogation que pose l’usure physique, rendue visible en particulier par la grosseur des personnages : tous sont gros, y compris Frédéric. Le seul qui y échappe est Langlois. Mais cette lourdeur, cet empâtement, s’opposent à la fluidité, à la finesse d’âmes en proies au désir, aussi vif, aussi violent que celui d’êtres jeunes. Ce que la caricature de Martoune montre peut-être le mieux. Elle n’a sans doute d’intérêt que par le désaccord qu’elle enregistre entre ce qui est visible, sa laideur et son âge : “Elle a soixante-dix ans, et ceci n’est rien...” (p. 510), et l’ordre de ses désirs : “Malgré son âge, sa bosse et ses chicots, elle s’était mise dans la tête qu’elle pouvait faire un peu la donzelle.” (p. 512)

































22. Chateaubriand, Mémoires d'Outre tombe, éd. Flammarion, 1982, tome 2, p. 326 « Les vivants recueillent le fruit des existences oubliées qui se sont consumées pour eux. »


23. L’Auberge des Adrets, 1823 : mélodrame de Benjamin Antier (1787-1871), écrit en collaboration avec Paulyanthe et Charbonnier, dont Frédérick Lemaître fera un succès. Sordide histoire d’assassinat, dont l’assassin deviendra, aux dires de Flaubert, “le plus grand symbole de l’époque”, par la grâce de Frédéric Lemaître qui transforme son personnage en caricature de lui-même dont les dessins de Daumier assureront la diffusion.
24. O.C., III, p. 1325. La parution date d’avril 1947. Sans oublier qu’intituler un récit “Histoire d’hiver”  c’est faire écho à Shakespeare dont le Conte d’hiver, pour être une comédie n’en est pas moins aussi chargé de violence que ses tragédies.
























25. Cf. p. 468 : “tous ces enfants qu’on lâche dans de la lumière dorée et de l’air qui pétille comme de l’eau de Seltz” et p. 481 : “Beaucoup de gens qui ne dormaient plus depuis trois mois retrouvèrent le sommeil au son des grands torrents dévalant les combes.”


Dans les années qui suivent la mort de Langlois, Saucisse et Delphine vieillissent ensemble dans le bongalove. Et Saucisse y est devenue “notaire” : “elle guettait la marche des lois du temps dans Delphine. L’autre ne pouvait pas vivre pendant dix secondes sans lire sur le visage du notaire l’inscription obligatoire de la dépense des ces dix secondes et les conséquences légales et inéluctables de la dépense de ces dix secondes.” (p. 542)
    Mme Tim, Saucisse, le procureur, ces vieillesses qui se passent apparaissent comme des manière de “Parques” autour de Langlois, de “Parques”, bienveillantes au demeurant, s’efforçant de lui faciliter le passage vers l’autre rive, celle où il deviendrait possible “d’en prendre son parti”.
    Ceux qui raconteront l’histoire au récitant seront eux-mêmes des vieillards, dont le statut semble d’avoir toujours été des vieillards car ce qu’ils racontent des conversations avec Saucisse à la fin des années soixante du XIXe s. est mis en scène de manière à peu près similaire à celles qui auront lieu sous les tilleuls avec le récitant dans les années dix du XXe s. : la canne de réserve pour Saucisse, la montée en douceur sous les pommiers, la distraite garde des vaches: fonction qui, ne demandant aucune force, était, traditionnellement, commise dans les campagnes aux enfants ou aux personnes âgées. Encore une fois, dans l’ordre du symbolique, la mémoire appartient de droit aux vieux.
    Tous ces personnages sont des gens sinon vieux (au moment de la “chose”) du moins âgés, assez pour que s’introduise là aussi un décalage entre le visible et le non visible, les comportements, particulièrement celui de Langlois, et les raisons profondes qui les font se produire. Créatures prisonnières du temps, défaisant les corps sans atteindre les âmes, toutes se heurtent aux dieux, se rendent ou meurent en combattant, mais la seule véritable victoire est celle de Cronos-Chronos. S’interroger sur “la marche du monde” revient à s’interroger sur le rapport unissant la cruauté des dieux et la cruauté des hommes, la brutale indifférence des dieux et la violence des hommes. La première occurrence de la formule apparaît illustrée d’une conversation entre Langlois et Saucisse qui associe mort, tragique [le soleil équivalant à la neige 26]  et vide (p. 483). Créatures mortelles, les hommes sont aussi des créatures mortifères : “expéditeurs” ou “encaisseurs” de “morts subites” sont interchangeables.

4. La misère de “l’humaine condition”

    Si le temps dans sa durée défait inévitablement les êtres, si les hommes sont des jouets aux mains des dieux comme, sur le mode caricatural, Martoune en témoigne mais aussi Saucisse, sur le mode pathétique, en laissant intacts les désirs tout en interdisant leur assouvissement, là ne réside pas leur unique malheur. Solitaires et solidaires, les humains sont aussi ce composé instable de douceur et de cruauté dont l’hiver dévoile, mieux que tout autre saison, l’impossible guérison. Chacun des personnages en fera tour à tour l’expérience, et il n’y a pas moins de cruauté dans le personnage de la “brodeuse” sous son apparence de biche aux abois que dans Anselmie et son entêtement bête, ou dans la totale absence d’imagination de Delphine. Des petites cruautés invisibles, insensibles, comme celle de Saucisse abreuvant d’injures ses compagnons villageois qui n’en peuvent mais, aux crimes  sanglants de M.V. ou au massacre des moutons par le loup dans la bergerie, tous les hommes, à un moment ou à un autre, comme la nature dans son indifférence à l’égard des humains, sont aptes à faire souffrir leur voisin. De même, l’oubli, autre forme de cruauté, s’installe en eux plus rapidement que parfois ils ne le voudraient. Et Dorothée, morte le matin même, a rejoint, le soir, “les neiges d’antan”, la grande mer où s’enfoncent les morts, sans plus vraiment laisser de trace, hormis dans les mots. Que cette cruauté soit différemment imputée aux hommes et aux femmes du roman est aussi facteur de réflexion. Les hommes sont plus aisément associés à la violence (que traduit le sang sur la neige), les femmes à une sorte de cruauté “ordinaire” dont le mariage est la marque majeure. Serait-ce parce que Giono reproduit, comme nombre d’écrivains de la  première moitié du XXe s., l’imaginaire élaboré à la fin du XIXe s. dans la mouvance symboliste? Les femmes sont, par nature, fatales, puisque donnant la vie, elles sont dans le même mouvement donneuses de mort. Ce qui expliquerait l’ambiguïté de Mme Tim, elle-même, Cybèle incapable de retenir Langlois sur les voies de l’autodestruction.

5. Les personnages

      Si le récit a pour cadre la saison par excellence de la mort (du sommeil) de la terre, l’hiver, si tous les personnages importants du récit sont au seuil de la vieillesse (récitant compris puisqu’il peut rappeler ce qu’on lui racontait plus de trente ans auparavant et que sa maîtrise des parentages locaux le rapproche de Langlois), si tous, de gré ou de force peuvent souscrire à l’image pascalienne de  la prison, l’île des condamnés à mort, ils n’en sont pas moins des personnages de roman, c’est-à-dire pourvus d’identités différenciées. Ces différences se construisant à partir des réponses possibles à un donné que le premier syllogisme qu’apprend tout lycéen (ou qu’apprenait tout lycéen) inscrit en nous:  tous les homme sont mortels, or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel. De ce donné naît le désespoir auquel Baudelaire a donné le nom d’ennui, le “spleen” qui sert, entre autre, de titre à un livre entier des Fleurs du mal et à quatre poèmes (LXXV à LXXVIII) de “Spleen et idéal”. Le quatrième est sans doute le plus connu qui commence par ce vers : “Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle”.
Force est de constater que l’aventure racontée dans Un roi sans divertissement commence exactement là, dans la clôture du paysage : “les nuages s’entassent [...] Aux nuages d’octobre déjà noirs se sont ajoutés les nuages de novembre encore plus noirs, puis ceux de décembre par-dessus, très noirs et très lourds. Tout se tasse sur nous, sans bouger” (p. 458) Plus rien ne viendra distraire les hommes de leur confrontation à eux-mêmes. Mais tous ne répondront pas de même à cette sollicitation, même si aucun ne cherchera, comme Pascal, la réponse dans l’existence d’un Dieu réduit ici à un spectacle (la messe de minuit), à une occupation de vieilles femmes (la messe du dimanche) ou à une sculpture de plâtre dont le curé repeint soigneusement les gouttes de sang. Trois groupes, en fait, se distribuent les personnages. Le groupe des paysans, celui des amateurs d’âmes, celui des solitaires. Il peut sembler étrange de parler de groupe à propos des solitaires, mais dans chacune des parties du roman, ce groupe est représenté par un individu occupant la même place dans l’économie romanesque et trouvant la même fin, si bien qu’il est possible de les substituer l’un à l’autre : M. V., le loup, Langlois.

Les paysans

    Le groupe des paysans est celui qui est à la fois le plus présent et d’une certaine manière, le plus transparent, si l’on en croit les critiques qui ne s’intéressent guère à lui. Pourtant, il est celui qui assure l’unité des trois parties en étant à la fois le fournisseur des victimes, donc le point de départ de l’histoire, l’acteur aussi, participant à toutes les actions qui conduiront à son dénouement, et son narrateur initial puisque ce que nous en savons ne provient que du témoignage des vieillards sous les tilleuls. Ce sont eux qui ont transmis le récit de Frédéric II, qu’ils ont dû écouter un nombre suffisant de fois et répéter aussi pour que le récitant puisse le rapporter, à son tour, au style direct ; ce sont eux, aussi, qui au long des années suivantes ont remâché ces événements pour leur donner un sens, les inscrire dans leur propre histoire, au point de faire parler Saucisse lorsque, l’âge aidant, elle cessera d’opposer sa résistance à leur désir : “on avait l’impression que, peut-être un jour, brusquement, au détour de cinq minutes, un éclat de rire, une larme, ou n’importe quoi, finirait par nous expliquer ce qui ne s’était jamais expliqué.” (p. 543) et plus loin “C’était l’époque où l’on a commencé à profiter du désespoir de Saucisse ou, plus exactement, de la vieillesse qui lui enlevait la force de cacher son désespoir.” (p. 546) Et ce récit est transmis par le récitant à un auditoire, lui-même composé des paysans descendants de ceux de 1843 : “J’ai suivi les filiations de tous ceux qui ont participé à la chose. Pour voir de quelle façon ils figurent dans les temps présents”. Les paysans sont donc un groupe qui perdure, qui franchit le temps comme la première phrase du récit le dit au sujet de Frédéric, venus d’avant, ils continuent. Certes le récitant n’est pas toujours tendre avec eux, et les caricature volontiers comme ils le font d’ailleurs eux-mêmes : le portrait de Saucisse ou celui de Martoune (à mettre au compte du vieillard témoin) n’ont rien à envier à la description du daguéréotype pour lequel ont posé Callas et Anselmie (à mettre au compte du récitant, version humoristique du portrait des mariés de l’ancien temps, dans Sylvie 27). C’est surtout le point de vue de Saucisse, dans la troisième partie, qui est le plus agressif : “La crème des abrutis et la fleur des imbéciles, avec vos têtes en forme de vide-poches, de crachoirs et de pots de chambre.” (p. 566) Suivent deux paragraphes où de périphrases en périphrases, elle finit sur cette formule : “du fromage de cul de vache”.  En réalité, la colère de Saucisse est dirigée contre toute l’humanité, voire contre l’existence tout entière : “pétris à la même putréfaction générale des hommes, des femmes, des enfants, des univers et des dieux.” L’hyperbole aussi bien que l’étranglement final signalent la profondeur du chagrin bien davantage qu’une condamnation. Mais Saucisse met aussi l’accent sur ce qui fait des paysans un groupe particulier : “Vous vous faisiez vos foins” (p. 567), “Vous autres, vous avez rentré le foin mais maintenant c’est les pommes de terres.” (p. 568) et quand le travail cesse en raison de l’hiver : “Vous étiez tous là d’ailleurs, vous autres : il n’y avait plus de moisson, alors il y avait vos cartes.” (p. 582) Le vieillard narrateur l’avait dit lui-même, au début de la deuxième partie : “Ici le travail nous guérit de tout.” (p. 504) De même qu’il avait rapporté les pensées de paysans au retour de Langlois ; “on aurait imaginé tout de suite : il jouera aux quilles, il jouera aux boules, il jouera à la manille” (p. 507) Somme toute, beaucoup de tâches, lourdes et fatigantes assurant la survie et des plaisirs simples et collectifs. Lorsque la peur s’empare d’eux, ils seront trois fois comparés à des moutons : “une terreur de troupeau de moutons”  (p. 475) dit le récitant après  la disparition de Bergues ; le mot est ensuite employé dans son sens religieux, par le curé après la messe de minuit : “son troupeau” (p. 485)  et enfin par le vieillard narrateur, pour lequel l’hiver réactive ce souvenir :  “On ne pouvait pas oublier tout de suite ces temps où nous avions été, pour ainsi dire,  comme des moutons dans les claies pour M.V.”  (p. 522) Pourtant, ces comparaisons ne doivent pas conduire à des conclusions erronées. Ces villageois ne sont nullement dépréciables. Et leur volonté de comprendre en est la preuve. De même que les quelques personnages plus individualisés de cette communauté : Bergues, Frédéric II et le vieillard narrateur. Tous trois ont ceci de particulier qu’ils vont faire l’expérience directe de ce “fond” rarement exposé, ils ont participé, disons d’une manière parabolique, à la cruauté universelle. Bergues, après l’aventure du cochon, se précipite à la poursuite de l’agresseur et revient bredouille mais suffisamment bouleversé pour que l’alcool aidant, il fasse son petit démarrage : “il se mit à dire des choses bizarres; et par exemple, que ‘le sang, le sang sur la neige, très propre, rouge et blanc, très beau’.” (p. 465) Mais très vite, le lendemain, il redevient “le Bergues placide, philosophe à la pipe et même un peu fainéant qu’il était d’habitude.”
    Même expérience pour Frédéric II, dans sa poursuite de M.V. Frédéric II est un personnage intéressant par bien des aspects. Il est le seul parmi les paysans dont on connaisse un peu l’intériorité. Par le récitant d’abord qui, en racontant l’histoire du hêtre et de l’homme “dénaturé”, parle de son portrait et commente “On voit tout de suite que c’est un homme qui croit à la bêtise des autres.” (p. 471) ce qui pourrait être dévalorisant n’étaient les deux heures de liberté que s’accorde Frédéric le matin, deux heures de rêverie, deux heures de pur plaisir, gratuit. Le jeu avec la petite horloge retrouvée est à la fois un clin d’oeil à Nerval, toujours Sylvie, mais aussi à Voltaire 28  et au XVIIIe siècle. Si Bergues était qualifié de “philosophe” au sens populaire du terme, de celui qui prend la vie comme elle vient, sans souci, Frédéric “horloger”, roi, descendant de roi et père de roi, pourrait l’être aussi, plus sérieusement puisqu’il va apparaître comme celui qui connaît sa mesure et ses limites. Devenu “renard” dans la poursuite, il n’ira pas plus loin : “Il ne dira vraiment pas à quoi il a pensé car c’est ici qu’il a fallu se dépouiller d’une peau de renard qui était presque une peau de loup.” (p. 496). Par la suite, ne nous sera plus communiquée que la frustration du personnage qui, au retour de Langlois, “avait une envie folle de l’emmener chez lui boire un coup  pour reparler de cette nuit et de ce matin à Chichiliane” (p. 507) et doit se contenter d’un vague salut de la main.  Frédéric a vécu la tentation, l’expérience de l’éternité d’une certaine manière, a trouvé en lui des aspects peut-être ignorés, mais qui, en tous cas, ne l’ont pas fait basculer du côté des solitaires, des loups. D’une certaine manière, il est le vrai justicier, celui qui découvre l’assassin, le traque et le remet à la justice. Pas une minute ne l’effleure l’idée d’assassiner à son tour. Ou si elle l’a effleuré, du moins dans l’interprétation dubitative du récitant, faisant la part de ce qu’il a avoué et de ce qu’il n’a pas dit, peut-être même en son for intérieur, nul n’en saura rien et Frédéric a réintégré sa vie d’homme, en faisant de son expérience de renard matière à récit (sur quoi il faudra revenir).
Enfin, le vieillard narrateur de la battue au loup rapporte lui-aussi une expérience identique à celle de Frédéric, elle aussi modalisée d’un “peut-être” (celle de Frédéric l’était par un “presque”) qui lui permet, comme à Frédéric, de ne pas devenir loup.
    Bien sûr, si ces paysans ne sont en rien méprisables, ils ne sont nullement des parangons. Mais par deux fois le récitant éprouve le besoin de faire le point à leur sujet.  A propos de la peur de 1843 qui suit la disparition de Marie Chazottes, l’attaque de Ravanel et les scarifications sur le porc,  dans une longue parenthèse : “Et tant pis pour ceux qui ne comprennent pas et disent : ‘Ce sont des rustres, des culs-terreux’. La vie se chargera de leur faire comprendre un jour.” (p. 467). Puis après la disparition de Bergues : “D’après ce que je vous ai dit, les gens vous font peut-être un peu l’effet de froussards? Naturellement: nous n’y sommes pas ; c’est eux qui y sont.” (p. 478) avec l’ambiguité discrète dont Giono a le génie dans ce roman, car “y être” ou “ne pas y être”  peut s’entendre dans son sens spatio-temporel, comme peut aussi signifier que ce sont eux qui sont dans le vrai, parce qu’il y a toujours tout à craindre de la blancheur 29 . Ni louables, ni méprisables, donc, ils sont une image de l’humanité ordinaire, assurant, sans vraiment se poser de questions, la survie de l’espèce envers et contre tout, ainsi que le commentent les narrateurs de la deuxième partie à propos des transformations de Langlois : “On accepta la chose, comme on acccepte ici toutes les choses qu’on est obligé d’accepter : c’est-à-dire paisiblement.”(p. 507) . Naissances et morts (y compris violentes) s’enchaînent comme s’enchaînent les saisons; sensibles toutefois à la beauté, qu’elle soit celle des femmes, Mme Tim, voire Delphine, ou celle d’êtres inhabituels, y compris le loup qui est appelé “un Monsieur”, ou Langlois : “nous aussi nous aimions Langlois” et ce qu’ils aiment chez Mme Tim comme chez Langlois, c’est leur différence. Pour des “cul-terreux’, ce n’est pas si mal, en somme !



















26. Ce qui fait écho au chapitre XLII de Moby Dick où le blanc est l’équivalent de la lumière, toutes les couleurs et aucune couleur, seule représentation possible -dicible- pour l’homme du néant.



























































27. Et aussi version “caricaturée” du daguéréotype représentant M. et Mme Massot en jeunes mariés dans Jean le Bleu. A l’inverse de la terrible Anselmie, Mme Massot, en effet “Sur la photographie que je vis dans la chambre et où elle tenait à pleine main l’index du berger Massot habillé de noce, elle était belle et fraîche et comme gonflée d’une vénusté naïve.”  OC II, p. 73.




















28. Le fil voltairien nous semble en effet courir aussi dans ce roman. D’abord parce que Frédéric II ne peut pas ne pas résonner avec le nom du roi de Prusse, ensuite parce que Callas ne peut pas ne pas évoquer le Calas pour la mémoire duquel Voltaire s’est battu. Enfin parce que des lecteurs de Pascal, c’est Voltaire qui a proposé une lecture positive du divertissement. Et peut-être pourrait-on aller plus loin et voir chez les paysans la sagesse de ceux qui savent (sans savoir) que l’homme ne peut faire “que cultiver son jardin”.











29. Cf. Moby Dick, une fois de plus.


Les amateurs d’âmes

    Si Bergues, Frédéric II et le vieillard sont à la limite du groupe des paysans, anonyme, et du groupe particulier que représentent les trois amis de Langlois, il leur manque pour devenir vraiment des “amateurs d’âmes” la  caractéristique essentielle des autres : leur “solitude” intérieure.    
    Mme Tim est une exilée : “au début on l’avait prise pour une sauvage” (p. 517). Mexicaine, “faite de volcan et de glaciers”, perdue dans une autre culture, ce personnage se présente comme une maternité superlative. Son mari, ludion explosif, ne semble guère occuper de place dans son univers, lequel est tout entier habité d’enfants à protéger et à nourrir, à divertir aussi. Après ses filles, ses petits-enfants, Langlois. De cet exil, Mme Tim a appris ce qui est sa morale dont elle fait volontiers part à ses visiteurs : “Vivez bien, nous disait-elle, vivez bien, c’est la seule chose à faire. Profitez de tout.” (p. 519), comme elle avouera, lors de la visite à la brodeuse, “je sacrifierais volontiers ma vie pour rassurer une biche ou un léopard. J’aime rassurer.” (p. 560) Rassurer et profiter étant ses maîtres mots, elle est l’organisatrice des fêtes, celle qui sait orchestrer tous les instruments de la sensualité : vue, toucher, ouïe, goût, odorat, comme les trois jours de fête au château de St-Baudille en sont la preuve. Et participante aussi à la moindre invitation, de la battue au loup au dîner chez Saucisse pour mettre au point le mariage de Langlois. La première aussi à utiliser les termes “distance respectueuse” pour qualifier le type de rapport qu’elle entretient avec un Langlois que plus rien ne peut sauver de lui-même.
    Le procureur, quant à lui, n’est défini que par sa fonction : personnage important représentant le monde du pouvoir, ce qui se lit à la fois dans son cabriolet et son groom, et dans le fait qu’il habite Grenoble, ce qui ne l’empêche pas de venir plus souvent qu’il ne semble raisonnable, rendre visite à Langlois.  C’est à son propos que le vieillard narrateur emploiera les deux formules soulignées par l’italique : “il avait la réputation d’être un profond connaisseur du coeur humain (comme disait la feuille), un amateur d’âmes (nous avions retenu les mots)” (p. 529) Il est plus souvent bougon que souriant et outre sa grosseur, compensée par son agileté et sa résistance, constatées lors de la battue au loup, le témoin parle aussi de “cette bibliothèque qu’il portait dans ses yeux” (p. 529). Comme Mme Tim par l’expérience de l’exil, le procureur dans l’expérience du tribunal, mais aussi dans celle des salons (p. 549) a été confronté à certains aspects de la condition humaine que le “quadrille”, comme dit Saucisse partage : “C’est tout simplement que quand on commence à parler de la marche du monde, on n’a jamais fini d’en parler.” (p. 549)
     Dernier personnage, enfin, et non des moindres de ce groupe : Saucisse, dont on ne connaîtra jamais le nom. Prostituée, à la retraite. Son expérience, à elle, est variée. Elle l’a commencée dans un petit théâtre, du nord, à seize ans, où elle chantait en flamand, à la limite de la survie (p. 577) “jusqu’au soir  où un minotier [lui] flatta les fesses en disant : ‘Pourtant, elle a de l’organe, cette petite.” ; ensuite de ville de garnison en ville de garnison, elle finira à Grenoble, avant de venir s’établir au village et de s’y imposer en tenancière du café de la route.
    Chacun de ces personnages est arrivé à la conclusion que formulera Saucisse : “Pour vivre n’importe quelle vie, il faut en prendre son parti.” (p. 551). Mais il y a ceux qui ne “peuvent en prendre leur parti”, les solitaires, les vrais, ceux qui ne peuvent se résoudre à pactiser avec les dieux. Ceux qui leur font la guerre, ou se mettent à leur place, s’octroyant les mêmes privilèges. Ceux dont les Grecs, dans leurs tragédies, admiraient en même temps qu’ils la stigmatisaient, la démesure.

Les solitaires

    M. V. est de ceux-là. Dans la première partie, le lecteur ne sait de M. V. que ses traces de prédateur. Ses meurtres sont en porte-à-faux avec ce que découvre Frédéric : une maison cossue dans un bourg, une famille, dont un enfant, tous les signes du confort. Mais rien qui ait suffi à remplir la vie de cet homme. Le grand jeu auquel il a joué ne prend son sens que lors de la visite à la brodeuse. Le portrait dans l’obscurité que contemplera Langlois, la “somptueuse table de jeu en marqueterie”, tous les signes de la richesse accumulés dans ce qui a cessé d’être une habitation pour devenir simple garde meuble, la souffrance et la peur de la femme, la timidité maladive de l’enfant, tout vient dire que cet homme a joué sa vie (et celle des autres : ceux qu’il a tués, comme ceux qui ont survécu) parce que ce jeu le faisait dieu : expéditeur de mort subite, maître du temps, “mes pistolets au poing j’étais le dieu qui fait pleuvoir” dit le personnage des Récits de la demi-brigade (p.74). La “bêtise” de l’homme “dénaturé” sous le hêtre était aussi celle-là : provocation aux dieux. Et les mots employés disent sans doute davantage qu’on pourrait croire, car s’égaler aux dieux c’est un peu faire l’ange, et dans le même temps c’est plonger dans le gouffre du chaos, ce que soulignent “bêtise” aussi bien que “dénaturé” . Et le récitant rapportant les réactions des paysans, après la disparition de Marie Chazottes, le dit : “On ne parla pas d’ange, mais c’est tout juste. [...] On parla de diable en tous cas. [....] Le curé dit que le diable était un ange, un ange noir, mais un ange.” (p. 461), et l’ombre de Pascal, qui n’en finit pas de planer sur ce roman, rappelle aussi, Pensée 358  (Brunschwig): “L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête”.
    Le récitant commentant les agissements de M.V. dans la première partie, les  rapporte à un principe esthétique : sur le blanc, le vide, le néant, le rouge du sang venait poser du “sens”. Ce récit, souvent, invite à tous les jeux de mots. Il y développe une théorie qu’il dit lui-même pictoriale : “Parlons en peintre.” (p. 480)  Et tout aussitôt il enchaîne sur le sacrifice. Beauté et sacrifice allant de pair. Ce qui nous conduit tout de même un peu plus loin que “le besoin de cruauté” signalé par l’écrivain lui-même.
    Mais de M.V. le lecteur n’en saura pas davantage. Tout à son propos relève de l’hypothèse et de l’interprétation.
    Le loup de la deuxième partie est lui aussi un solitaire, tout au moins à l’heure de sa mort. Quand ses ravages avaient été constatés dans les bergeries, les paysans l’avaient nanti d’une famille : “C’était du travail de vieux routier. Et même de vieux routier qui a quelqu’un à nourrir.” (p. 523) La Fontaine ayant été écarté d’emblée, ce loup-là  a pour modèle celui de Vigny (dont le poème “La mort du loup”, d’ailleurs, a été publié en 1843 30). C’est le silence dans lequel meurt le loup, “ce Monsieur”, qu’il convient de méditer : “A voir ce que l’on fut sur cette terre et ce qu’on laisse, / Seul le silence est grand: tout le reste est faiblesse.” Ce loup de Vigny appartenait aussi au domaine de ce que Giono appelle les dieux, le poème le disait explicitement : “Sa louve reposait comme celle de marbre / Qu’adoraient les Romains, et dont les flancs velus / Couvraient les Demis-Dieux, Remus et Romulus.” Ce loup aussi, avant de mourir, tuait le chien,  mais c’était les hommes qu’il regardait et non le sang qui pourtant le couvrait et couvrait le gazon. La solitude du loup de Giono est encore augmentée du fait qu’il est acculé à la falaise de Chalamont par une véritable foule. Le narrateur nous a dit, à propos de la préparation de la battue, qu’elle comptait tous les hommes du village (quatre-vingts) plus M. et Mme Tim, Saucisse, Langlois, le procureur, et les sonneurs de cor. Prédateur naturel, le loup n’est un nuisible que par rapport au monde des hommes. Il n’y a pas démesure pour ce qui le regarde puisqu’il est à la mesure exacte de la nature. Mais devenir loup, pour un homme, c’est bien se “dénaturer”.
    Le dernier des solitaires est Langlois, capitaine de gendarmerie, ancien combattant d’Algérie, commandant de louveterie. Le personnage est soigneusement construit de mystère. Il a, aux yeux des paysans, un petit côté Bonaparte au pont d’Arcole, ou hussard sur le toit, en particulier lors de son retour, avec cette prestance insolente qui agace et séduit simultanément (p. 505) Les cinquante-six ans qu’il confie à Saucisse ne semblent nullement lui appartenir et tous ses agissements dans le village, comme le souci qu’ont de lui Mme Tim, le procureur ou Saucisse, le marquent plutôt de l’éternel sceau de l’adolescence. Mireille Sacotte lit en lui “El desdichado” de Nerval et on ne peut qu’être d’accord avec elle. Le mystère de Langlois tient essentiellement, nous semble-t-il, à la superposition des figures romanesques dont il est composé. Les mots “militaire” et “monacal”, “austère” et “cassant”, que le vieillard narrateur emploie pour le décrire,  le renvoient aux chevaliers, Perceval en particulier, à cause du sang sur la neige, mais aussi parce que son nom contraint le lecteur à voir la marche du monde sous “l’angle de l’oie”, dans sa part sacrificielle.  L’importance accordée à son cheval, double humanisé (les paysans finissent en catimini par l’appeler Langlois), alors qu’au contraire son maître s’éloigne de plus en plus de l’humanité, le rapproche aussi du chevalier, Lancelot, cette fois, l’amant de la reine, le cheval, en effet “aimait au-dessus de sa condition”, lui, l’animal, ne s’intéresse qu’aux humains. S’il est, comme les paysans le sentent, un double de Langlois, il faut que le commandant “aime” lui aussi “au-dessus de sa condition”. Lancelot mourrait de cet amour et le royaume d’Athur sombrait avec lui.  Peut-être même le cheval fait-il le lien avec la guerre d’Algérie. Langlois est une fois, par Saucisse, comparé à Abd-el-Kader (p. 483), lequel était aussi surnommé “l’émir au cheval noir” 31.  Le plus étonnant, bien sûr, c’est que ce capitaine de gendarmerie qui n’est peut-être devenu commandant de louveterie que pour ne plus être confronté à la nécessité de faire face à un criminel, est aussi celui qui a participé à une guerre dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle n’était pas une guerre en dentelles. Les quelques noms que cite Saucisse suffisent : “Il était à Oran avec Desmichels et à La Macta avec Trézel” (p. 550)
C’est Louis Desmichel (1779-1845) qui signe, à Oran, le 26 février 1834 un traité avec Abd-el-Kader. Quant à Trezel (Camille-Alphonse, 1780-1860), il semble être le responsable de la reprise des hostilités le 26 juin 1835, lorsqu’un incident déclenche dans l’Oranais les hostilités entre ses troupes et celles d’Abd-el-Kader. Le 28, une colonne française est décimée dans le défilé de la Macta. Trezel est révoqué. Mais le 9 mai 1847, il devient ministre de la guerre. Ces quelques informations éclairent le personnage d’un autre jour, car c’est bien à la fin du printemps 47 (si l’on suit la chronologie saisonnière) que Langlois revient s’installer au village avec ce nouveau titre qui surprend singulièrement les paysans. Tellement d’ailleurs, que le vieillard narrateur éprouve le besoin d’expliquer ce type de nominations, essentiellement politiques (p. 504 et 516) Informations qui peuvent aussi donner une nouvelle dimension à l’amitié avec le procureur, la complicité de l’un et l’autre que Saucisse explique par une jeunesse partagée  (p. 580). Ils appartiennent au même monde, celui du pouvoir. Toutefois, ces informations sur l’Algérie sont aussi déstabilisantes. Un tueur professionel qui découvre les abîmes de sa cruauté ou de son goût pour le sang en exécutant, de son propre chef certes, un criminel ? C’est peu crédible. Il faut donc qu’il s’agisse d’autre chose, le désert dans lequel s’enfonce Langlois n’est pas celui de la contamination, ou s’il l’est il faut que ce soit celui d’une autre contamination que celle du désir de meurtre, celle de la “conscience”. Naturellement, il ne s’agit pas de la “conscience” hugolienne qui poursuit Caïn ou Napoléon III de leurs crimes 32. Ricatte cite une phrase de Giono, plus tardive, certes, mais qui est fort éclairante en la matière : “la conscience c’est l’ennui” (O.C. III, p. 1302).
    Ce qui hante Langlois, si l’on croit le témoignage de Saucisse, n’est pas très différent de ce que veulent les paysans, voire les amateurs d’âme : il veut comprendre, mais ce désir de comprendre l’emporte au-delà de toute mesure vers la découverte de ce que Melville disait à l’ange: “l’arrogance des dieux [...] [les] délires de la faiblesse et de l’amertume et de l’impuissance. [..] la solitude humaine”. Ce cheminement, ou cette longue marche, dans la neige et le brouillard, est marquée d’étapes : refuser de voir en l’Autre “un monstre” : “ce qu’il faudrait savoir, dit-il, c’est pourquoi on les tue et pourquoi on les emporte?” (p. 477), “ce n’est peut-être pas un monstre” dit-il au curé, avant de trancher pour Saucisse : “ce n’est pas un monstre, c’est un homme comme les autres” (p. 486). Un “monstre” serait totalement incompréhensible, donc non-humain. Langlois, dans cette première partie est un homme pour lequel la raison (le logos) doit fournir des réponses, y compris celles qui peuvent être valides chez les Zoulous : l’anthropophagie.  C’est cette confiance en la raison qui le pousse à se mettre (littéralement parlant) à la place de Bergues, ce qui le conduit à découvrir le sang, c’est-à-dire à ramener l’incompréhensible au compréhensible : il s’agit d’assassinats, donc d’actes relevant bien de la gendarmerie.  Saucisse, plus tard, rapportera l'une de leur conversation de l’époque de la “chose” dont elle soulignera (ou dont Langlois avait souligné) la conclusion  : “Je ne crois pas, moi, qu’un homme puisse être différent des autres hommes au point d’avoir des raisons totalement incompréhensibles. Il n’ y a pas d’étrangers. Il n’y a pas d’étrangers.”  Mais en même temps, l’effleure la possibilité du non-sens : “Et si tout ou rien c’est pareil, comme tu dis, c’est encore moins gai.” Il nous semble qu’à partir de là, une dimension tragique s’ajoute au personnage, dans la mesure où la raison ne peut plus rendre compte de “la marche du monde”. Langlois a découvert, nous semble-t-il, non pas la cruauté inhérente à ce qui serait une problématique nature humaine, mais le vide existentiel ; au niveau de l’individu l’existence n’a pas de sens, en tous cas pas de sens donné. Criminel ou victimes ont été engloutis dans le même néant sans rémission. Et de M.V., du loup, de Langlois ne reste aucune trace, même pas le bongalove : “Maintenant, tout a disparu sur l’aire qui domine de haut l’entrelacement brumeux des vallées basses.” (p. 543) Ce qui permet aussi de comprendre pourquoi le descendant de M.V. doit être si peu garanti.
    Dans ce désert de neige et de brouillard (ou tout se vaut puisque est effacé tout ce qui pourrait distinguer un élément du paysage d’un autre, un mort d’un autre et donc un vivant d’un vivant), Langlois ne peut pas trouver d’issue. “Une issue, ca s’invente” disait Jean-Paul Sartre, mais pour l’inventer, il faut rester en-deçà du désir de vaincre la baleine blanche, l’affronter c’est s’engloutir avec elle.






























































30. Le poème de Vigny est repris en volume dans Les Destinées, édition posthume, 1864.
























31. Lequel se caractérisait aussi par ces deux dimensions : militaire et monacale. Ce qui est peut-être une manière de marquer Langlois du sceau de l’Autre.













32
. Bien plutôt celle qui est accordée à Achab dans Moby Dick (éd. Garnier-Flammarion, 1989)  Stubb (un des deux seconds s’est fait insulter par Achab et ne sait s’il doit l’assommer ou prier pour lui) “Je pense qu’il a ce que quelques gars à terre appellent une conscience ; c’est une sorte de tic douloureux à ce qu’ils disent, pire qu’une rage de dents. Eh bien! eh bien ! je ne sais pas ce que c’est mais Dieu me garde de l’attraper.”, p. 165.


Le divertissement


    Les paysans restent bien en-deçà de cette zone dangereuse. Les amateurs d’âme en ont aperçu les miroitements, mais ont reculé pour en rester “à distance respectueuse”, quelques-uns s’y aventurent sans retour. Les deux premiers groupes “en ont pris leur parti” de manière différente mais qui aboutit au même résultat. Ils ont choisi la vie, c’est-à-dire le divertissement. Certains lui ont simplement donné le sens de se perpétuer, les paysans spontanément (même si certains peuvent être effleurés, c’est le cas de Frédéric II, par le rêve d’autre chose), ou un peu poussés par l’angoisse (ce qui est sans doute le cas des “généreux” donataires de 1844, célibataires dotant des enfants qui, par ailleurs, sont peut-être leurs enfants “naturels” ; le village aussi a ses mystères). Leur divertissement est tout entier contenu dans leurs travaux (ce qu’il est dit de Frédéric suivant à la trace M. V. : “plus du tout sur la terre où il faut scier du bois pour gagner de quoi nourrir Frédéric III.” p. 494) et dans des distractions collectives et souvent rituelles. Ces vies remplies de la volonté d’acccumuler pour transmettre permettent aussi de “savoir vieillir” comme l’a constaté le récitant : “A une certaine époque, il y a plus de trente ans, le banc de pierre, sous les tilleuls, était plein de vieillards qui savaient vieillir.” (p. 504) Et savoir vieillir revient à tenir et transmettre la chronique du village : raconter. Les vieillards ont transmis la vie, en leur temps, ils ont eu des enfants qui, à leur tour, ont eu des enfants, et maintenant leur fonction est de transmettre les mots qui font du village une collectivité, une communauté : une collectivité parce qu’ils lui fournissent la même histoire, une communauté parce qu’ils peuvent relier tous les parentages (“auxquels nous tenons comme à la prunelle de nos yeux”, p. 526).
    D’une certaine manière, Mme Tim a fait le même choix, mais elle, en conscience. Le vide existentiel (les couvents, les volcans, les glaciers, les hauteurs), elle connaît, et sa réponse, pour être moins immédiate et plus sophistiquée que celle des paysans est pourtant du même ordre : perpétuer la vie dans les jouissances démultipliées du corps : au présent dans les fêtes et la tendresse, au futur par les enfants et les petits enfants. On pourrait sans doute dire que la réponse de Mme Tim est l’amour. Car pour ordonner les fêtes qu’elle invente, il y faut un amour débordant. Elle est Cybèle, la déesse-mère, comme elle a dû, à l’âge de ses filles, incarner l’Aphrodite qu’elles incarnent à leur tour.  Dans la mise en scène des fêtes, elle est sans rivale, aussi bien dans le témoignage des paysans racontant les jeux des enfants, les courses dans le labyrinthe, les goûters, les cavalcades au château, mais aussi dans le paysage alentour qu’elle transforme par ses voitures chargées de nourrices et d’enfants sillonnant le pays ; que dans le témoignage de Saucisse relatant les trois jours passés à St-Baudille avec Langlois : comme aussi bien en témoigne l’art avec lequel elle invente le costume d’Urbain pour le transformer en capitaine de louveterie (p. 521-22). Ces fêtes sont des symphonies bien orchestrées de sensualité, auxquelles ne manquent pas même les plaisirs de l’esprit, dans l’agencement des trompe-l’oeil, dans la présence des livres (p. 576) et du théâtre, dans le labyrinthe de buis comme aussi dans l’ “oranger en caisse” installé sur la terrasse d’honneur, discret souvenir [pour le lecteur, s’entend] des orangers de La Charteuse de Parme qui parlaient si bien d’amour à Fabrice del Dongo.
    Les paysans et Mme Tim sont les personnages qui savent tirer profit du divertissement et s’en satisfaire, même si tous savent, avec plus ou moins de force, qu’aucun être humain n’est à l’abri de ce qui est arrivé à M. V. ou à Langlois : “l’ensemble de tout ça, c’est tellement une chose qui nous pend au nez à tous” (p. 515), ce que Sazerat aussi disait au récitant avant qu’il ne commence son histoire : “on n’est jamais sûr qu’à un moment ou un autre on ne sera pas poussé à quelque extravagance.” (p. 458)
    Reste le cas du procureur. Faut-il penser que ses fonctions l’auraient “mithridatisé” ? Qu’à force de vivre aux frontières du crime, côtoyant les loups en ayant pour mission de protéger les moutons, il connaît les ténèbres (son regard d’une infinie tristesse) et que la tâche de les garder à distance est un divertissement plus que suffisant pour lui permettre de contempler le désert sur ses marges et éviter de s’y enfoncer ? Je croirais plutôt que la bibliothèque qui lui remplit les yeux serait une meilleure explication. Mais il faudra y revenir.  D’une certaine manière, tous ceux qui ont choisi le divertissement, survivent, sans trop de dégâts. C’est aussi que, parmi ces divertissements, il en est un de choix : la parole.

Parole et littérature : “la marche du monde”

    Un Roi sans divertissement est un récit dans lequel on parle beaucoup. A commencer par le récit lui-même qui dévide une parole, puisque le récitant s’y exprime dans une langue souvent orale et familière, prenant à partie son auditoire, répétant volontiers ce qu’il vient de dire comme en attente d’approbation ou pour tenir compte du “bruit” qui accompagne inévitablement toute écoute, fait de commentaires, de rires, d’exclamations, voire de gestes détournant l’attention. Il donne d’emblée au roman la forme d’un de ces contes faits dans les veillées. Dès l’incipit, la présence des déictiques en témoigne: “ici” (p. 455), “si vous” (p. 456), aussi bien que les questions, ou les digressions qui intègrent de possibles interventions : “C’est comme ici. Ailleurs aussi naturellement” (p. 456). Il prend le temps de s’attarder sur des détails, du passé aussi bien que du présent. Par exemple, lorsqu’il tente le portrait de Marie Chazottes, c’est en passant en revue les descendants de sa famille, directs ou collatéraux : les Dumont, les Pugnet (p. 461) y compris “le petit Marcel” “au très joli nez” 33.
    Non seulement il parle mais il a fait parler les vieillards qui eux-mêmes avaient fait parler Saucisse. Les paroles rapportées au style direct  occupent aussi une place de choix dans ce récit, qu’elles le soient sous forme d’une réplique isolée, par exemple Georges Ravanel racontant la tentative d’enlèvement dont il a fait l’objet (p. 463), de trois ou quatre répliques isolées et anonymes visant à indiquer l’onde d’échanges qui se produit dès qu’un événement arrive au village, par exemple, Martoune racontant son aventure avec Langlois et les chasubles, ou les dialogues rapportés formellement et qui sont, généralement, ceux de Saucisse et de Langlois. Le centre du village lui-même est constitué des foyers de parole collective : la place du village, dont nous savons qu’elle sert de “salon” aux vieillards qui savent vieillir et qui y parlent, mais qui a aussi beaucoup servi aux échanges péripatéticiens du “quadrille”, pas toujours quatre d’ailleurs, souvent à deux, parfois à trois; le café de la route, tenu par Saucisse, qui est aussi un lieu de paroles. Le curé, comme les autres, est un bavard impénitent, dont s’amusent ses ouailles qui manifestent leur surprise lorsque la visite de Langlois (deuxième partie) ne dure que 20 minutes. Ce petit village n’en finit pas de se dire. Le procureur, Mme Tim et Saucisse sont aussi des personnages qui parlent beaucoup, même s’il s’agit de la “marche du monde” qui n’est pas exactement le fonds des conversations des paysans. Dans la première partie, Langlois n’est pas non plus avare de paroles : “Du temps de la chose, il nous avait fait pas mal de discours, soit pour nous rassurer, soit pour nous passer des savons.” (p. 506). Le narrateur avait d’ailleurs signalé,  au nombre de ses qualités: “il savait parler” (p. 478) et, de fait, sont rapportés un certain nombre de ses échanges, avec le curé, par exemple (pp. 485-86). En s’installant à l’auberge lors de son premier retour, n’avait-il pas affirmé : “Et j’aime la compagnie.”  (p. 482) C’est lorsqu’il cesse de parler que Saucisse comprend qu’il est perdu, même s’il semble continuer, un temps, avec ses trois amis, ces conversations ne sont plus rapportées que fort parcimonieusement, et le monologue que lui prêtera Saucisse, lors de la fête de Saint-Baudille, semble témoigner qu’il est devenu davantage un spectateur qu’un acteur.
    Que la parole soit le divertissement majeur ne fait pas de doute lorsqu’on examine la place qu’elle occupe dans l’univers villageois. Les personnages sont rarement seuls. Ils observent et ensuite partagent leurs observations, ainsi des vieillards, à quatre ou cinq, regardant le combat quotidien entre Saucisse et Delphine, dans l’espoir d’y comprendre enfin quelque chose, et les exclamations de Saucisse tirant ce commentaire du narrateur : “C’était facile de dire: ‘Taisez-vous!’ On aurait bien voulu se taire, mais alors qu’on puisse se taire. C’était tout ce qu’on demandait.” (p. 547) Mais pour se taire, il faut avoir compris. Si Frédéric II, ou le vieillard narrateur de la battue n’ont pas basculé dans le domaine du loup, gageons que c’est pour avoir raconté sans fin, toute leur vie, l’événement qu’ils ont vécu. Non pas parce qu’il fallait nécessairement comprendre quelque chose à cet événement, encore que chacun de ces dénouements ait été motif d’interrogation, mais parce que ce qui est vécu doit être raconté, partagé, sous peine de s’engloutir dans l’insignifiant,  le non signifiant. La frustration de Frédéric devant la fin de non-recevoir que manifeste Langlois revenu au village en témoigne suffisamment. Raison pour laquelle Saucisse se décide finalement aussi à parler :  “Enfin, dans ce qui lui restait à vivre, elle a dû se rendre compte qu’en nous parlant, elle s’apaisait.” (p. 546), il avait d’ailleurs déjà été dit auparavant : “elle parla d’abondance pour se soulager, pour faire revivre” (p. 515)
    Le tissage des  paroles, à soi seul, est producteur de sens. D’abord, et tout premier, il est rempart, plus puissant encore que les voûtes, contre les terreurs de la “nudité et de la solitude”, il relie les hommes les uns aux autres. Dans le présent de l’échange, mais aussi dans le flux ininterrompu du langage qui construit la communauté humaine dans le temps. Un Roi sans divertissement non seulement dévide les généalogies du village mais se dit dans une accumulation de clichés, de schèmes lexicalisés, de locutions, voire de proverbes, tout à fait spectaculaires. Saucisse, à Grenoble, accomplissant sa propre mission sacrificielle (puisqu’elle consiste à chercher la femme à mettre dans le lit de l’homme qu’elle aime désespérement — au sens propre du mot), n’a plus pour résister à la souffrance qu’une série de proverbes qui l’acompagnent tout au long de cette journée insupportable comme elle finit elle-même par le dire à propos du tablier de la bonne de Delphine : “on ne pouvait rien reprocher au tablier de la bonne, mais, [...] à partir de ce moment-là j’ai toujours eu quelque chose à reprocher à tout le monde” (p. 599) 34 . S’insérer dans la parole, c’est rejoindre l’humanité. Les dieux ne parlent pas, ils se manifestent. Les animaux non plus ne parlent pas, même s’ils communiquent. Les hommes parlent, ce qui leur donne la capacité de transcender le temps et l’espace, ce dont ils s’avisent rarement, même si toutes les civilisations l’ont fait depuis, sans doute, que l’homme est apparu sur la terre.
    Si la parole est le divertissement majeur que dire alors de la littérature qui en est l’expression achevée ?

Le triomphe de la littérature

    La parole spontanée noue en réseau les individus séparés ; elle les relie dans l’ici et maintenant, comme elle les relie d’une génération à l’autre, en leur faisant habiter le même langage, par exemple le vieillard narrateur rappelle qu’on dit toujours d’une arme impeccable, qu’elle est “langlois” : “La tradition en est restée : pour un fusil qui est nickel on dit encore qu’il est Langlois” (p. 482). Mais cette parole spontanée devient encore plus efficace et plus sûre lorsqu’elle s’organise en récit et devient transmissible. Frédéric II aussi bien que les vieillards, voire Saucisse, en ont fait l’expérience et les petits-enfants de Mme Tim le savent d’emblée qui réclament des histoires dès qu’une personne nouvelle entre dans leur monde.
    Un roi sans divertissement en propose de multiples au lecteur. Conte sophisitiqué qui met à contribution des pans entiers de l’histoire littéraire, ce récit propose au lecteur un fabuleux jeu de piste littéraire, au point parfois de le conduire à se dire que si le mot “intertextualité” n’existait pas, il faudrait l’inventer pour ce roman de Giono. Depuis les petits enfants qui réclament des histoires jusqu’aux vieillards sous les tilleuls qui les racontent, en passant par Frédéric et ses deux heures de “fantasmes” personnels, c’est la littérature qui se donne comme le meilleur des divertissements que l’homme ait inventé. La “bibliothèque” qui se devine dans les yeux du procureur est aussi l’ombre portée de ce roman. Sur la neige de la page blanche, le “sens” peut fasciner à l’instar du sang de l’oie.
D’abord parce que c’est  dans les “histoires” des enfants (lesquelles ne manquent pas de loups) que s’ordonne le monde et lorsqu’il ne reste plus rien, plus d’activité possible, il reste encore celle-là :  mettre en mots ce qui a été vécu. Ainsi commencait Rob-Roy : “Vous m’avez engagé, mon cher ami, à profiter du loisir que la providence a daigné m’accorder au déclin de mes jours, pour tracer le tableau des vicissitudes qui en ont marqué le commencement. [...] le récit des événements qui me sont arrivés [...] aura quelque chose d’intéressant pour quiconque aime à entendre un vieillard raconter une histoire d’un autre siècle.” 35 C’était déjà dans le premier texte de Giono, Naissance de l’Odyssée, ce que disait d’une certaine manière Kallimaquès  demandant à Ulysse, devenu maître dans l’art de raconter des histoires, de conter, car il avait “besoin d’écouter quelque chose qui sente sa réalité” (O.C. I, p. 116) Or cette réalité, c’est bien celle d’un récit qui fasse sens, qui mette le monde en ordre, avec ses inconnues enfin nommées et dont Ulysse a appris la force, celle du mensonge qui dit toujours la vérité : “Et il les laissa ivres d’images, dans un étrange pays où les nuages étaient des taureaux ailés ; on entendait sous les montagnes le ronflement des forges divines et contre l’horizon une immense flûte bourdonnait au souffle de Pan.” (O.C. I, p. 109)
    Divertissement c’est-à-dire occupation, et la plus grave qui soit, puisqu’elle prend pour sujet le thème même du sens de la vie humaine, mais divertissement aussi parce que jeu. Et ce jeu, Giono nous en offre ici toutes les ressources, puisque ce récit du XXe siècle qui raconte le XIXe siècle inscrit dans sa trame toute une généalogie littéraire. Quatre types de références peuvent, en effet, être considérées dans ce texte : celles qui sont dénotées directement comme dans la cas de Sylvie de Nerval; celles qui sont dénotées indirectement comme Pascal et ses Pensées parce que la référence relève (relevait ?) d’un savoir partagé par des lecteurs français; celles qui sont des allusions soulignées ou non et enfin celles qui sont des évocations si discrètes qu’elles ne se dévoilent que progressivement, au hasard de l’expérience plus ou moins large du lecteur. Comme le remarque Mireille Sacotte dans son étude du roman : “Giono se divertit tout seul et le suive qui peut.” 36 Mais que ce jeu soit en place relève aussi de la signification du texte, ou de ses significations. Que par exemple, la description du village par laquelle commence le récit soit une réécriture du 4e “Spleen”  de Baudelaire lui donne une dimension symbolique qu’elle n’aurait pas à ce degré sans cela, sans compter qu’elle entraîne le lecteur à relire les autres aussi et que le roi du 3e, lui-même variation des Pensées sur le divertissement de Pascal, inscrit obligatoirement le lecteur dans une longue chaîne d’écrits, philosophiques autant que poétiques, s’interpellant, se contestant, se complétant. Ce roman dialogue avec la littérature qui le précède. Mais dialoguant avec elle, il en prend une intensité plus grande. L’histoire racontée ici cesse d’être celle d’un personnage marqué, inscrit dans un temps, un cadre, enfermé dans ces bornes, elle devient celle de l’homme, dont le personnage n’est plus qu’une incarnation et dont le romancier lui-même devient personnage.
   
    Nous avons déjà insisté sur le rôle de la référence à Pascal qui nous semble devoir être prise au sérieux dans la mesure où ses prémisses ne sont nullement mises en question par Giono : la vie de l’homme est misérable, l’homme lui-même une énigme, instable composé de bien et de mal. Entendons-nous, par “misérable” : il ne s’agit pas de qualifier le réel, mais la condition humaine en tant qu’elle se définit par la finitude. Voltaire qui prend “le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime” se refusait à accepter le terme 37 discutant Pascal pied à pied et considérant le divertissement comme un élément essentiel de la condition humaine : “Cet instinct secret étant le premier principe et le fondement nécessaire de la société, il vient plutôt de la bonté de Dieu, et il est plutôt l’instrument de notre bonheur qu’il n’est le ressentiment de notre misère.” Et cet élément essentiel, l’action, l’activité sous toutes ses formes, y compris l’écriture, c’est bien la glose que le roman de Giono invite à lui donner. Lorque l’homme regarde sa vie et le monde sous l’angle de l’oie, il n’y a plus que non-sens, vide, vertige. Le sens n’est pas donné (ou ne l’est plus). Il faut le construire, et écrire sert aussi à cela. Perceval, chez Chrétien de Troyes, s’engloutissait dans une extase dont il connaissait la signifiance : le rouge sur la neige évoquait Blanchefleur, le visage de la bien-aimée, l’amour. Le sang sur la neige était un signe, lisible. Mais Perceval était un adolescent et Chrétien écrivait au XIIe siècle. Lt monde n’est plus si jeune et les personnages non plus. Au XXe siècle, après deux guerres mondiales, dont la première avait déjà parue une monstruosité indépassable que pourtant la seconde a monstrueusement dépassé, d’autres questions se posent, plus exactement, elles se posent autrement, auxquelles il faut inventer des réponses. De M. V. (un temps imaginé comme Monsieur Voisin, mais qu’on pourrait aussi lire “Moi et Vous”, “Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère”) répandant le sang sur la neige, de Langlois faisant saigner l’oie d’Anselmie et se perdant dans cette vision, nous ne saurons jamais quel signe ils ont lu, et si c’était vraiment le même, et s’il avait quelque chose à voir avec le commentaire pictural du récitant dans la première partie, au lecteur de s’en débrouiller. La littérature est cet espace virtuel dans lequel la répétition introduit le sens : les mêmes questions sans réponses se répètent, mais les poser est déjà en soi une délivrance, Langlois disparaît mais le roman perdure et ses lecteurs aussi, qui feront du sens avec le sang sur la neige. Les hommes s’effacent, engloutis dans le néant du passé, mais les oeuvres perdurent, toujours source de réflexion autant que de plaisir. Unique face au multiple, permanent en présence de la fugacité, la seule victoire humaine se donne dans la parole des poètes, “Le dur désir de durer” dit Paul Eluard ; “Rien d’immobile n’échappe aux dents affamées des âges. La durée n’est point le sort du solide. L’immuable n’habite pas vos murs, mais en vous, hommes lents, hommes continuels.” écrivait Victor Segalen dans Stèles ("Ode aux dix mille années") Et cette continuité des hommes qu’affirmait l’Empereur de Segalen était aussi bien dans la perpétuation de l’espèce que dans l’accumulation des Annales transmises d’un règne à l’autre. Pourquoi, joyeusement, sur le mode ludique, Giono qui, sans doute, ignorait Segalen (encore bien confidentiel en 1946) a tramé son récit de ces jeux littéraires auxquels il est difficile de ne pas se laisser prendre.
    Lire Un roi sans divertissement, c’est d’abord reconstruire le puzzle de son récit. C’est aussi, comme Frédéric II, suivre des traces. Celles de Vigny et du romantisme, par exemple, dans la chasse au loup, parce que “la mort du loup” ne la construit pas seule, “le Cor” y joue aussi sa partie. C’est retrouver au détour d’une remarque qui semble sans importance, un clin d’oeil par lequel se dévoile une dimension peut-être inattendue d’un personnage : “ 'Ce jour-là nous ne parlâmes pas plus avant' comme dit l’autre”, l’autre n’étant rien moins que Dante contant l’histoire de Paolo et Francesca, cette discussion sur le mariage devient elle aussi  (comme le roman lu par les deux futurs amants évoqués dans La Divine comédie) le révélateur d’un amour qui conduira en “enfer” les deux personnages, enfer de la solitude pour l’une comme pour l’autre. S’interroger sur l’autre comme monstre et comme “étranger”, pour le lecteur de 1947, ne peut que faire écho et au roman de Sartre, La Nausée, et à celui de Camus, L’Etranger, même si la réponse est celle de  l’humanisme: "Homo sum, humani a me nihil alienum puto" (Térence) ou version Montaigne: “chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition” (Les Essais, III, 2). Pourtant, il existe des échos du roman de Sartre à celui de Giono, car la réponse de Roquentin à la nausée existentielle, au non-sens, c’est aussi l’oeuvre d’art dans sa rigueur et sa plénitude, “Parlons en peintre” dit le récitant de Giono.
    Mireille Sacotte, dans le texte critique déjà cité, analyse tous les personnages comme autant de figures de l’écrivain, démonstration séduisante et convaincante. Mais manière aussi de dire que le sens se construit en suivant la piste des mots, en écoutant se répondre les échos, de Nerval à Giono, de Giono à Baudelaire, et d’autres pour le moins inattendus, car que ce soit Frédéric II, personnage si voltairien qui joue avec la charmante pendule nervalienne, invite à sourire, tout autant que Bossuet convoqué, sous les traits d'un général révolutionnaire qui plus est, pour définir la qualité des sonneries des cors : “Bossuet en personne ! Bossuet général en chef ! Bossuet à Austerlitz !”, p. 534). Et il est certes question d’oraison funèbre, puisque ces sonneries préludent à la mort du loup, mais il ne saurait être question d’éloquence chrétienne.  On est bien dans un jeu, un jeu grave, mais un jeu. Comme Ulysse inventant l’Odyssée avec des histoires, somme toute, bien ordinaires, le romancier invite son lecteur à se délecter de ce qui ferait son désespoir sans “l’enveloppé de paroles” le rendant à la beauté. Plus que l’assassin et sans commune mesure avec lui, le romancier, le raconteur d’histoire (et par contrecoup son lecteur et/ou son auditeur) est “démiurge" : il manipule le temps à son gré. Il rend, par exemple, présent ce que le temps a dévoré  “N’oubliez pas que le temps ne s’était pas relevé et que, pendant que je vous raconte les choses, le nuage est toujours en train de couper...”(p. 464), que l’on raconte en 1946 ou en 1916, le nuage, lui, est celui de 1843. Raconter c’est inscrire dans le temps 38, mais c’est aussi jouer avec le temps. Le roman semble, en effet, en proie à des anachronismes, qu’on évacue aussi vite, en général, que les problèmes de chronologie. Les nommer d’ailleurs anachronismes n’est peut-être pas une bonne idée. Ce sont des références temporelles qui semblent décalées mais qui ont, sans doute, quelque chose à nous dire sur la question du temps. En tous cas, elles en disent sur l’identité des narrateurs. Dans les années 10 du XXe siècle, les vieillards font référence à La Veillée des chaumières, à plusieurs reprises : pour parler de Garibaldi et du général Prim, c’est-à-dire de personnages surtout célèbres dans les années 60-70 du XIXe siècle; pour évoquer une image de loup liée à la publication de Michel Strogoff qu’elle illustrait. Et certes, la publication de ce magazine ne commence qu’en 1878. Mais pendant les années qui séparent le vécu des événements des années 40, des confidences de Saucisse dans les années 60, et du récit fait dans les années 10 du siècle suivant, la mémoire et l’imaginaire de ces paysans n’ont pas cessé de travailler cette matière. Source de savoirs, semble-t-il, ces lectures sont aussi un moyen d’évaluer, pour eux, ce qu’ils ont vécu, de leur fournir sans doute aussi des mots pour donner forme à leur expérience. Il nous semble que l’on peut les considérer comme s’ajoutant au réservoir de proverbes et schèmes lexicalisés leur permettant de construire du sens, le sens de l’histoire, qu’ils racontent et transmettent. Ces références témoignent d’une perception globale, en même temps d’ailleurs qu’elles peuvent si, l’on s’aveugle sur les culs-erreux, témoigner de la lenteur et du retard du monde paysan: dans les années 1910 les vieillards en sont restés aux années 1870 (Garibaldi et Prim), voire aux années 1860 auxquelles ces deux personnages sont liés. Mais c’est peut-être aussi une façon de dire que l’imaginaire se modifie lentement, que dans l’expérience d’un individu le temps est un concentré de présent, de passé : le hêtre (Apollon, la toison d’or), la voûte (la caverne), Garibaldi et Prim (la liberté et ses combats, “les exigences de la liberté”) : ce qui est su aujourd’hui transforme ce qui a été su et vécu hier. Le fait est secondaire par rapport à l’imaginaire.  Ce qui arrive, l’aventure, ne prend son sens que dans la durée. Car la nécessité de quitter l’abri symbolique de la caverne, la quiétude animale de la voûte, n’est analysé que rétrospectivement, dans le double discours mêlé du récitant rapportant les paroles des vieillards, variation sur le lieu commun “il faut vivre avec son temps”: une certaine ironie amère l’entache dont est porteuse la formule conclusive : “Il faut préférer la peur à la voûte” (p. 468 ; décasyllabe voué à la mémorisation).  Ce n’est pas très loin, d’ailleurs, des leçons de Chrétien dans Le Conte du Graal. La littérature encore est consolatrice, selon toutes les leçons des écrivains médiévaux, à défaut de réparer les blessures, elle nous rappelle à la mesure, et nous promet que le temps en fera du sens. En 1946, il était sans doute fort nécessaire de se le dire, à défaut de le dire, tout de suite, à tous. Mais la magie d’Un roi... est sans doute tributaire de cette promesse filigranée dans le récit.
    Ultime défense contre les rigueurs et les cruautés des dieux, c’est bien ce qu’est la littérature et dès l’orée du récit, c’est bien telle qu’elle est donnée. L’étonnement du récitant devant la lecture de Sylvie est trop insistant pour n'être pas feint. Car quelle victoire peut-on espérer face au “chaos de vagues monstrueuses”, aux “giclements noirs”, à ces roches “d’un mauvais rose ou d’un gris sournois de mollusques”, à “ces immenses trappes d’eau sombres qui s’ouvrent sur huit mille mètres de fond dans le barattement des cyclones”  ? Quelle victoire, sinon celle du chant ? celle d’Orphée faisant pleurer les pierres et domptant les animaux ? Ce sont les mêmes menaces que font peser sur les humains les arbres de l’automne, transformés soudain en “prêtre[s] - guerrier[s]”, du ciel à la montagne tout dira la cruauté : “tels sont les sujets de méditation proposés par les fresques du monastère des montagnes.” (p. 473) Ne reste à l’homme que la possibilité de “sublimer” : transformer la cruauté en oeuvre d’art, en poème, en symphonie. Leçon qui est aussi celle des arbres promis eux-mêmes à l’abattage. Il n’y a de beauté que dans la conscience de la beauté et la conscience de la beauté est dans l’homme, créature éphémère et vouée à la disparition mais qui construit ces monuments propres à rivaliser avec les dieux  comme l’écrivait Ponge quelques années avant Giono : “De ce point de vue, j’admire surtout  [...] les écrivains par-dessus tous les autres parce que leur monument est fait de la véritable sécrétion commune du mollusque homme, de la chose la plus proportionnée et conditionnée à son corps, et cependant la plus différente de sa forme que l’on puisse concevoir : je veux dire la PAROLE.” 39
    Avec la douleur, le désastre et le désespoir, l’homme est capable de faire danser la beauté, comme les cadavres dans le hêtre le faisaient resplendir, comme la mort promise de l’hiver faisait resplendir les arbres des montagnes, comme le blanc et le rouge se rehaussent mutuellement. Perceval, le héros de Chrétien de Troyes,  ne trouvera jamais le Graal, Langlois ne peut que mourir faute “d’en prendre son parti” , restent les mots et leur magie, capables de nous divertir jusqu’à nous conduire doucement au silence.

    L’extraordinaire pouvoir d’Un roi... est bien de faire “jouer” l’une par rapport à l’autre les deux postulations qui s’offrent à l’homme dans son combat contre les dieux, celle de l’espèce et celle de l’individu. Dialectique sans fin, parce que si la sagesse serait d’accepter, d’en “prendre son parti”, aucun être humain ne le peut vraiment, pas davantage Saucisse se laissant ravager par une passion inespérée, ni le procureur, ni même Mme Tim, chacun se laissant fasciner par l’Autre, y compris les paysans eux-mêmes qui vont passer le reste de leur vie à chercher à comprendre, ou peut-être plus exactement à revivifier une image séduisante, tentante, nécessaire peut-être aussi, du chercheur d’absolu.
    Il est aussi extraordinaire par ce “jeu” entre le mythos : on entre dans l’histoire par le meurtre et le logos : on entre dans l’humanité par la conscience de sa mortalité. Enfin, la dernière, et non des moindres, leçon que nous offre Un roi... , lu aujourd'hui, est celle que, dans un de ses récents essais,  Umberto Eco 40 prête à toutes les grandes oeuvres :
    Voilà ce que disent toutes les grandes histoires, au besoin en remplaçant Dieu par le destin, ou par les lois inexorables de la vie. La fonction des récits “immodifiables” est justement celle-ci : contre notre désir de changer le destin, ils nous font toucher du doigt l’impossibilité de le changer. Et ce faisant, quelles que soient l’histoire qu’ils racontent, ils racontent aussi la nôtre, et c’est pourquoi nous les lisons et nous les aimons. Leur sévère leçon “répressive”, nous en avons besoin. La narrativité hypertextuelle peut nous éduquer à la liberté et à la créativité. C’est bien mais ce n’est pas tout. Les récits “déjà faits” nous apprennent aussi à mourir.
    Je crois que cette éducation au destin et à la mort est une des fonctions principales de la littérature."

























































33. Le lecteur, évidemment, ne peut s'empêcher d'associer Proust à cette évocation. Giono n’avait nul besoin de dire qu’il s’amusait en écrivant ce texte.






































34. Et, en particulier, d’être née vingt ans trop tôt. Ahmadou Kourouma a une très belle formule pour expliquer l’usage du proverbe dans les sociétés traditionnelles : “Le proverbe est le cheval de la parole, quand la parole se perd, c’est grâce au proverbe qu’on la retrouve.” En attendant le vote des bêtes sauvages, 1998, Pts Seuil, p. 42.

















35. Rob Roy, éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1981, p. 373. Rappelons que l’épigraphe provient des travaux préparatoires pour ce roman. Mais d’autres échos sont aussi identifiables : par exemple, le personnage de Jarvie, comme une ébauche du procureur.







36. Mireille Sacotte, la Foliothèque, p. 127.












37. Du moins dans La 25e lettre philosophique. Dans L’article “homme”  des Questions à l’Encyclopédie, il est moins péremptoire.















































38.  "la visite à la sacristie, c’était un, mettons mardi [...]





































39
. Le Parti pris des choses, 1942,  “Notes pour un coquillage”.














40. Umberto Eco, De la littérature, éd. Grasset, 2003, traduit par Myriem Bouzaher, p. 26.








2005  



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