La Gloire de mon père, Le Château de ma mère, Marcel Pagnol, 1957/1958

coquillage


Ces deux récits sont difficilement séparables, l'incipit du second enchaînant directement sur l'explicit du premier : "Après l'épopée cynégénétique des bartavelles, je fus d'emblée admis au rang des chasseurs...", épopée qui s'était terminée sur les photographies immortalisant l'exploit du père.
Le sous-titre du premier récit le précisait, d'ailleurs, "Souvenirs d'enfance" qu'une étoile (*) identifiait comme le premier volume, tout comme l'existence d'un "avant-propos" justifiant (avec humour) le projet de porter "témoignage sur une époque disparue" et de murmurer "une petite chanson de piété filiale".




Marcel Pagnol

Photographie de Marcel Pagnol

L'auteur

     Si nous pensons, en raison en particulier du succès de ces souvenirs d'enfance, à Marcel Pagnol comme à un écrivain, c'est négliger une grande partie de sa vie puisqu'il a été d'abord dramaturge, puis cinéaste, avant de consacrer ses dernières années "à la prose qui est écrite", comme il dit.
Retour en arrière.
Marcel Pagnol naît le 28 février 1895, à Aubagne. Le père (1869-1951) est instituteur, la mère  (1873-1910), couturière. L'enfant est l'aîné d'une fratrie de trois autres, Paul né en 1898, Germaine née en 1902 et René en 1909.
C'est une enfance heureuse. En 1905, après examen et obtention d'une bourse, il intègre en sixième le lycée Thiers où il fera toutes ses études secondaires. Il y connaîtra Albert Cohen, et les deux futurs écrivains deviennent amis. Après son bac, 1913, Marcel Pagnol entreprend des études de lettres à Aix-en-Povence, achevées sur une licence (lettres-anglais) en 1916. Entre temps, il a été réformé en 1915, il a fondé (en 1914), avec ses amis Georges FInaud et Jean Ballard, une revue destinée à un brillant avenir, "Fortunio", en effet, deviendra, en 1925, sous la houlette du seul Jean Ballard, Les Cahiers du sud. En attendant, elle aura servi à ses fondateurs de tremplin pour leurs oeuvres. En effet, tout professeur qu'est devenu Pagnol, une seule chose l'intéresse, écrire. C'es ce qu'il fait, seul ou en collaboration.
En 1922, il a été nommé au lycée Condorcet, à Paris, dont il démissionnera en 1927, lorsque la scène semblera répondre à ses ambitions.
Pagnol dramaturge
En 1927, Topaze est monté d'abord en Allemagne, puis, l'année suivante, à Paris. Le succès de la pièce est impressionnant et elle est exportée un peu partout. Pagnol est le dramaturge à la mode et va réitérer avec ce qui deviendra la trilogie marseillaise,  Marius (1929, à l'occasion de laquelle il fait la connaissance de Raimu), Fanny (1931) et plus tard, César.
Pagnol a certes le sens des situations, mais c'est surtout un dialoguiste hors pair. Ses succès de dramaturge l'incitent à se tourner vers le cinéma, puisque celui-ci est dorénavant parlant et devient, par le fait, un exceptionnel outil de diffusion.



affiche

Affiche du film, Marius (la partie de cartes), dessin de Dubout, années 1950.

Pagnol producteur
Il supervise d'abord les adaptations qui sont faites de son oeuvre, Marius, dirigé par Alexandre Korda pour Paramount, 1931, ou Fanny, Marc Allegret, 1932. Très vite, il décide de contrôler lui-même la production et devient producteur des "films Marcel Pagnol". Il achète des studios à Paris et à Marseille, et la décennie des années trente enchaîne les succès, sur ses propres scénarios ou sur des scénarios adaptés, des oeuvres de Giono, en particulier. Jofroi, Angèle, Merlusse, Cigalon, Topaze (1936, Pagnol en filmera une autre version en 1951), César, Regain, Le Schpountz, La Femme du boulanger, La Fille du puisatier sont ainsi successivement mis en boîte entre 1934 et 1940. Le monde de Pagnol séduit les spectateurs ; il est à la fois une exaltation de la Provence ; Pagnol, le plus souvent, filme en extérieur en prêtant une attention particulière aux sons, celui des voix bien sûr, mais aussi celui du monde alentour, vent, cigales, bruits divers. Le cinéma est vraiment, pour lui, le registre du réel ; mais il est aussi un regard généreux et attendri porté sur les "petites gens", le monde des travailleurs (boulanger, paysans, puisatier, cafetier, employé, etc.), ceux auxquels, généralement, le cinéma ne s'intéresse pas, ces vies ordinaires paraissant manquer d'intérêt. Pagnol et ses acteurs (Raimu, au premier chef) prouvent le contraire ; il faut dire que le cinéaste leur offre des dialogues étincelants.
La seconde guerre mondiale va mettre un frein à ces réussites, avec lesquelles Pagnol ne renouera plus. La mort de Raimu, en 1946, a sans doute joué un rôle dans cette désaffection d'un cinéma qui ne trouve plus son public dans les années 1950, à quelques exceptions près.
Pagnol écrivain
Abandonnant théâtre et cinéma, Pagnol se tourne vers l'écriture de ses souvenirs. Il va y rencontrer le même succès que dans ses "vies" précédentes. Il commence par deux volumes consacrés à l'enfance et aux vacances dans l'arrière pays marseillais. Il consacrera encore deux volumes à ces souvenirs, Le Temps des secrets (1960) et inachevé, qui aura une publication posthume, Le Temps des amours (1977).
Il reprend aussi un ancien scénario (filmé au début des années 1950), Manon des sources, dont il tire un roman qu'il intitule L'Eau des collines en deux volumes, Jean de Florette et Manon des sources, publié en 1963.
Il ne rédige pas que des souvenirs ; il compose, dans le même temps, des essais, sur le cinéma mais aussi sur ses passions, par exemple, l'histoire, en publiant Le Masque de fer, en 1965. Sans oublier la traduction, celle de Shakespeare (Le Songe d'une nuit d'été, Hamlet) et surtout de Virgile (Bucoliques) ; Albert Cohen ne disait-il pas de lui qu'il était "la réincarnation provençale de Virgile"


La vie privée de Pagnol a été assez agitée. De nombreuses compagnes ont partagé  sa vie, parmi lesquelles l'actrice Orane Demazis (1894-1991) qu'il rencontre en 1923 et sera sa compagne de 1927 à 1938. Dans la décennie des années trente, elle est de tous ses films. Fanny, c'est elle ; Angèle c'est elle ; Arsule (Regain) c'est encore elle.
En 1938, Pagnol rencontre Jacqueline Bouvier (1920-2016) qu'il épouse en 1945. Le couple aura deux enfants. En 1946, Marcel Pagnol a été élu à l'Académie française et, grande première, celui qui est reçu dans la docte assemblée est le cinéaste comme le prouve le discours de réception de Jérôme Tharaud. En 1955, il présidera d'ailleurs le Festival de Cannes.
Il meurt le 18 avril 1974.







Dubout

Illustration d'Albert Dubout, éd. Pastorelly, 1973

Le récit

     est précédé d'une dédicace, "A la mémoire des miens" (similaire dans les deux volumes),  et d'une préface explicitant le projet de l'auteur : raconter un "autrefois" disparu. De fait, ce temps perdu évoqué et ainsi retrouvé ramène narrateur et lecteur avant la première guerre mondiale ; un temps que bien des lecteurs (le livre est publié en 1957) n'ont pas connu et qui appartient, pour eux, à l'histoire telle que consignée dans les manuels scolaires.
Le premier récit, La Gloire de mon père, conte, en 32 chapitres, souvent très brefs, les premières années du jeune Marcel (1-9), puis les premières vacances fabuleuses dans la garrigue de la banlieue de Marseille (10-32), non loin du village de La Treille. Le narrateur a alors 8 ans, et ces premières vacances vont être marquées par la prouesse cynégénétique (le narrateur a le goût des termes propres, surtout lorsqu'ils sont plutôt rares comme "déhiscence", chap. 2) du père qui fait coup double sur des perdrix royales, dites "bartavelles" en Provence.
Le deuxième volume se penche davantage sur l'amitié qui unit le narrateur et un jeune voisin, le fils du paysan François, Lili des Bellons. Les 37 chapitres du Château de ma mère narrent diverses vacances dans les collines, autant en été qu'en hiver, et quelques aventures mémorables comme le projet de devenir ermite du jeune Marcel (pour ne pas quitter les collines), la traversée des propriétés privées longeant le canal grâce à la complicité de Bouzigue, ancien élève du père de Marcel et surveillant du canal.
Comme le premier volume commençait par la naissance et l'élargissement du cercle familial, le deuxième volume s'achève nostalgiquement sur la mémoire de ceux qui ne sont plus, le frère cadet, Paul (mort en 1932), la mère (décédée en 1910), Lili des Bellons (tué sur le front en 1918). Mais ces adieux sont aussi l'affirmation d'une pérennité, celle du souvenir et de la tendresse : "Telle est la vie des hommes. Quelques joies très vite effacées par d'inoubliables chagrins. / Il n'est pas nécessaire de le dire aux enfants." D'une certaine manière, quoique cela semble paradoxal, l'affirmation de ces deuils est, en somme, garante des bonheurs évoqués dans ce qui précède.
"Une petite chanson de piété filiale"
Prise entre la découverte d'un monde de tendresse et les adieux inévitables à ceux qui ne sont plus, l'écriture du narrateur dessine entre deux sourires, celui de l'attendrissement et celui de la moquerie légère, les personnages de la famille  qui ont fait de son enfance l'idylle dont il rend compte dans ses récits.
D'abord, le père, jeune instituteur de la IIIe République (du fameux temps des "hussards noirs", anticléricaux acharnés), Joseph Pagnol. Aux yeux de l'enfant, il est le héros : il sait tout, il peut tout ; a le goût du bricolage et la curiosité des brocantes. Et les deux récits sont, pour une part, la découverte par l'enfant, du caractère humain de ce demi-dieu.  Expérience vécue par tous les enfants, cela s'appelle "grandir", mais Pagnol l'évoque avec tant de délicatesse que ce qui pourait être déceptif renforce, à l'inverse, l'amour accordé à ces êtres apparemment si solides, en réalité si fragiles, que sont les adultes.


Ensuite, la mère, Augustine qui a 19 ans à sa naissance (alors que le père en a 25). Elle est, pour le petit garçon, la perfection même, la beauté, la tendresse, la disponibilité, mais il note, malgré tout, sa fragilité "pâle et frêle". Le petit frère, Paul, qui a trois ans de moins que l'aîné. Paul sera le complice de bien des jeux. Il est tout blond avec des yeux bleus et doué d'un appétit peu commun. Font partie de la famille très proche, la soeur aînée de la mère, Rose (26 ans quand son neveu en a six) qui s'occupe du jeune Marcel le jeudi (à l'époque c'est la journée de congé pour les enfants des écoles) et fait la connaissance de celui qui deviendra l'oncle Jules. L'oncle Jules, c'est l'étranger, il est originaire du Roussillon, autre accent, autres moeurs. Il est catholique pratiquant ce qui irrite Joseph (c'est l'époque où l'opposition Eglise/Etat bat son plein), sans compter qu'il  est loin de partager les convictions anti-alcooliques de son beau-frère. Mais cela n'empêche pas l'amitié.
Les autres membres de la famille sont parfois évoqués, mais à peine, Henri, le frère de la mère, le grand père paternel, tailleur de pierres, une tante Marie, soeur aînée du père. Mais pour aussi brèves que soient les allusions, elles n'en constituent pas moins un ancrage familial essentiel au récit qui commence, d'ailleurs, par là, en établissant les généalogies, en les inscrivant dans un espace géographique déterminé : Aubagne, Marseille, "sous le Garlaban couronné de chèvres".
Parmi les familiers, se distingue aussi Lili des Bellons, fils de François, le paysan qui les a aidés à se rendre dans la maison de vacances. Lili a un an de moins que Marcel (du moins dans son souvenir) mais c'est un chasseur expert, poseur de pièges, fin connaisseur des collines, de leur faune et de leur flore.



Célébration de l'enfance
Les deux récits, sous-titrés "souvenirs d'enfance", proposent au lecteur, non pas une autobiographie en règle qui, dans les traces de Rousseau, permettrait de saisir la vérité d'un adulte à l'aune de son éducation, mais quelques moments  de l'enfance qui sont, pour le narrateur, des moments savoureux. Moments où le lecteur sent le plaisir de l'évocation, la résurrection de sentiments heureux parce que toujours en harmonie avec l'entourage ; ces souvenirs ont cette particularité d'être à la fois personnels et singulièrement universels. Non que les événements soient les mêmes pour tous les lecteurs, mais les sentiments, les affects qui les accompagnent sont aisément partagés par tous.
L'enfance y est évoquée d'un double point de vue, celui du narrateur vieillissant (dont le nom, et les oeuvres, sont bien connus du lecteur), amusé et indulgent devant les frasques de ses petits personnages (Marcel entre 8 et 10 ans, Lili aussi, Paul entre 5 et 7 ans), leur curiosité, leur appétit de vivre, et celui de l'enfant lui-même (le jeune Marcel) découvrant le monde avec à la fois roublardise et naïveté. Ces enfants agissent avec l'égoïsme enfantin qui est le leur, martyrisant sans y penser les bestioles qui leur tombent sous la main (fourmis, cigales, lucanes, mantes religieuses, etc.), développant des expériences parfois périlleuses sur les plus petits (Marcel avec Paul, plus tard Paul avec la "petite soeur", Le Château de ma mère, chap. 6.), regardant l'univers des adultes avec confiance et défiance dans le même temps. Le jeune Marcel découvre que les adultes peuvent mentir aussi bien que lui, qu'ils peuvent fustiger la vanité et s'y abandonner eux-mêmes.
L'enfance apparaît comme le temps du bonheur de vivre, dans un présent lumineux que garantit la présence des parents, "Ils étaient mon père et ma mère de toute éternité, et pour toujours".
C'est le temps où même la méchanceté et la bêtise sont aisément vaincues par la gentillesse et la solidarité, ainsi du garde mal embouché qui terrorise la mère mais que Bouzigue et ses collègues ramènent à la raison.
La féerie provençale
cette enfance idyllique est remémorée pour l'essentiel dans le temps des vacances. La famille a loué une maison dans la garrigue, non loin du village de La Treille. Pour l'atteindre, c'est quasiment une épopée puisque la plus grande partie du trajet se fait à pied, mais l'arrivée ouvre sur le paradis, du moins du point de vue du jeune Marcel : "alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui evait durer toute ma vie". C'est un espace ouvert aux explorations enfantines qui en peuplent le territoire d'animaux exotiques puisés dans les lectures de Fenimore Cooper (Le Dernier des Mohicans) ou de Gustave Aimard (Chercheur de pistes)  qui fournissent aussi les scénarios de vie indienne. Mais c'est surtout son immensité et son exubérance qui émerveillent l'enfant. Grâce à la chasse, celle menée avec les adultes en tant que rabatteur, ou avec Lili pour la pose des pièges, une cartographie précise s'établit qui de vallons en collines, de cavernes en sources cachées, fait surgir un monde de plantes et d'animaux, oiseaux ou rongeurs. C'est un monde odorant, d'autant plus odorant que ces plantes sont désignées le plus souvent par leur nom provençal et que le narrateur les rencontre la plupart du temps en bouquets. Le thym y est la fragrance de base, mais le romarin, la marjolaine, la sarriette ("pèbre d'aï"), le génévrier ne sont pas en reste. Les Pins et les oliviers sont aussi là, comme les amandiers.
De cette terre âpre, Pagnol exalte la splendeur. Par exemple, dans cette évocation de l'arrivée de l'automne bien différente de celle des autres territoires "Mais dans mon pays de Provence, la pinède et l'oliveraie ne jaunissent que pour mourir, et les premières pluies de septembre, qui lavent à neuf le vert des ramures, ressucitent le mois d'avril. Sur les plateaux de la garrigue, le thym, le romarin, le cade et le kermès gardent leurs feuilles éternelles autour de l'aspic toujours bleu, et c'est en silence, au fond des vallons, que l'automne furtif se glisse : il profite d'une pluie nocturne pour jaunir la petite vigne, ou quatre pêchers que l'on croit malades, et pour mieux cacher sa venue il fait rougir les naïves arbouses qui l'ont toujours pris pour le printemp" (Le Château de ma mère, chap. 7)




Sempé

Première de couverture, éd. De Fallois, dessin de Sempé (1932-2022), 2004, regroupant dans le même champ l'enfant portant en triomphe les bartavelles, comme dans la montagne, la promenade paternelle dans le village suscitant l'admiration et le curé photographe prêt à agir.



     On pourrait dire que ce qui rend ces récits si plaisants à lire et relire, c'est qu'ils sont un hymne à la jeunesse, jeunesse du monde dans ces terres encore abandonnées, pour l'essentiel, à elles-mêmes, et jeunesse de l'homme qui n'est encore habité que d'heureux sentiments, goût du partage, admiration, plaisir de découvrir le monde, les autres, le langage et les mystères qu'il indique sans les dévoiler, ainsi de ces "jézuites" qui sont d' "horribles  tartruffes".




A écouter
: dans Les Chemins de la philosophie, "Marcel Pagnol et la nostalgie de l'enfance rêvée" , 8 octobre 2020, Eric Flat parlant des récits de Pagnol, occasion d'écouter Pagnol lire des extraits de ses textes.



Accueil               Calendrier