7 mars 1936 : Georges Perec

coquillage



Perec

Perec et son chat, photographie Anne de Brunhoff, 1978.

Georges Perec est-il un écrivain ou une légende ? Difficile de ne pas se poser la question, lorsqu'un auteur (il a quand même publié un certain nombre de livres, obtenu des prix, été reconnu très tôt par ses pairs, moins aisément par les éditeurs) a connu, certes, un certain succès de son vivant, mais sans commune mesure avec les dimensions qu'il a pris après sa mort, au point de devenir une icône. Le moindre texte inédit (quelquefois d'un intérêt limité pour qui n'est pas chercheur) provoque des extases. Il semblerait que, venant de Pérec, tout soit fascinant.
C'est cette étrange situation qu'il convient sans doute de comprendre. Donc remonter le fil du temps.

Les enfances (1936-1954)

     Georges Perec est né à Paris le 7 mars 1936. Ses parents sont des Juifs polonais. Son père, natif de Lubortow, est arrivé avec sa famille en 1924 ; sa mère est, elle, originaire de Varsovie. Ce sont de petites gens, le père a exercé divers métiers, la mère est coiffeuse. Au moment de la guerre, le père s'engage et meurt sur le front en 1940. En 1941, l'enfant est évacué vers le sud, dans le Vercors, à Villard-de-Lens où une partie de la famille paternelle est aussi réfugiée. Il y passera le temps de la guerre, sans nouvelles de la mère, dont il apprendra ensuite l'arrestation lors d'une rafle, en janvier 1943, son passage par Drancy et sa disparition, le 11 avril 1943, dans un convoi de déportés envoyés dans un camp d'extermination, "en direction d'Auschwitz" dit le formulaire officiel qui, en 1947, entérine cette disparition. Trois de ses grands parents aussi disparaîtront dans l'holocauste. Seule sa grand-mère maternelle le rejoindra dans le Vercors.
Georges Perec va grandir dans la famille de sa tante paternelle, Esther Bienenfeld, son mari, David, et leur fille, Ela, de neuf ans plus âgée que son cousin. Ils ont aussi une fille aînée, Bianca, professeur de philosophie, mariée à Bernard Lamblin.
Les Bienenfeld vivent dans l'aisance et l'enfant ne manque de rien, sauf de l'essentiel, ses parents. Son père est mort quand il avait 4 ans et il a quitté sa mère à l'âge de cinq ans.
Entre 1946 et 1954, c'est le temps des études, d'abord au lycée Claude Bernard puis au collège d'Etampes. Alors qu'il est encore élève du lycée, il fait une fugue. En somme, il disparaît à son tour. A la suite de quoi, il commence une psychothérapie avec Françoise Dolto qui conseillera la pension, d'où le collège d'Etampes.
Il y fera la connaissance de Jacques Lederer, amitié très importante dans sa vie. Il y aura aussi pour professeur de philosophie Jean Duvignaud.



Les chemins vers la littérature (1955-1965)

     Après son baccalauréat, Perec fait une année d'Hypokhâgne au lycée Henri IV, avant d'entamer des études d'histoire, à la Sorbonne, qu'il ne finira jamais. Grâce à Duvignaud, il commence, dès 1955, à publier des notes critiques dans la NRF, puis à partir de 1957 dans Les Lettres nouvelles. En 1956, il entame une psychothérapie avec Michel de M'Uzan (1921-2018).
Entre 1957 et 1961, Perec écrit beaucoup, entame plusieurs romans qu'il ne mènera pas à bien (L'Attentat de Sarajevo, Le Condottiere, J'avance masqué). Du Condottiere (une peinture d'Antonello de Messine), il écrira, dans W ou le souvenir d'enfance (1975) qu'il "devint la figure centrale du premier roman à peu près abouti que je parvins à écrire" en raison de la cicatrice à la lèvre identique à la sienne propre, mémoire d'une agression enfantine avec un bâton de ski. En 1957, il écrit à Maurice Nadeau (qui dirige alors Les Lettres nouvelles) : "Je veux écrire mais je rencontre d'insurmontables barrages et j'ai été incapable en six mois de terminer un seul des textes que j'avais entrepris" (cité par Burgelin, Album Pléiade, 2017). Il mène une vie sociale très intense malgré ses deux ans de service militaire qu'il passe à Pau dans les parachutistes. C'est pour lui une période d'ennui ("La quille, bordel, la quille" écrit-il à un ami) qu'il meuble en lisant et en écrivant à ses amis, autour, en particulier, d'un projet de revue qui ne verra jamais le jour, La Ligne générale, mais qui aura eu l'intérêt de susciter des réflexions, des interrogations, des pistes de recherche en matière de création.
Perec épouse, en 1960, Paulette Petras. Ils habitent rue de Quatrefages dans le 5e arrondissement de Paris, à proximité du jardin des plantes et de la Mosquée. Perec vit de petits boulots, enquêtes pour l'IFOP ou autres. Paulette reçoit une proposition de poste (elle est professeur) en Tunisie, à Sfax. Le couple s'y installe pour un an qui ne semble pas avoir été une année vraiment agréable.
De retour à Paris, Perec s'obstine à écrire et trouve finalement un poste de documentaliste dans un laboratoire d'analyses médicales (d'aucuns disent au CNRS) qu'il conservera jusqu'en 1978. Il envisage un diplôme d'études supérieures, il suit les cours de Roland Barthes à l'Ecole pratique des hautes études. Il commence un roman intitulé La Grande aventure qu'en 1964, Georges Lambrichs refuse pour Gallimard. L'année suivante, le roman est devenu Les Choses qu'accepte Maurice Nadeau, sans grand enthousiasme, semble-t-il. Mais le roman est un succès de librairie et reçoit le prix Renaudot. Perec n'est plus un écrivant, il est devenu un écrivain.
Il reste à continuer.


les choses

Réédition, en 1984, en poche (Presses Pocket) du premier roman de Perec. Illustration de Peyrols.






quel petit vélo

Première de couverture d'Avoine (Paul Audin, 1939-2017) pour l'édition Gallimard-Folio, 1994. Reprise d'une des illustrations de l'édition Denoël de 1982.

Ecrire, jouer

     Ce qu'il fait, en surprenant tous ses lecteurs. Mais il faudra s'y habituer. En 1966, il publie Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, une pochade irrésistible de drôlerie sur un sujet qui en avait peu, la guerre d'Algérie. On pense aux Copains de Jules Romains. Le récit est dédié à L.G. entendons "La Ligne générale", la revue qui n'a jamais  passé le stade du projet, comme ce que raconte, au fond, le roman, un projet non abouti. Ecrit dans une joyeuse langue qui ne craint ni les calembours, ni les à-peu-près, ni les citations plus ou moins identifiables, ni les répétitions (que c'en est un plaisir), encore moins les barbarismes ni les fameuses figures de style répertoriées in fine comme si elles avaient vraiment été une contrainte, quoique fort improbable. Le plus fascinant, sans doute, c'est que sous des dehors de plaisanterie, le roman dit bel et bien l'essentiel sur la guerre, la mort, la volonté d'y échapper, l'impossibilié de le faire. Le malheureux "Kara" quelque chose (dont dès l'incipit la narrateur fournit 5 variantes), au nom impossible à mémoriser, ouvrier, contrairement aux autres personnages, finira par partir pour l'Algérie.
      Le troisième livre de Perec surprendra tout autant, en 1967, après le rire, le grave, Un Homme qui dort. Ecrit à la deuxième personne du singulier (comme La Modification de Butor, 1957), il raconte le refus de vivre de son personnage à travers un montage complexe et habile de citations et d'allusions littéraires. En 1973, Perec et Bernard Queysanne en feront un film, en noir et blanc qui obtiendra le prix Jean Vigo, en 1974.
Quand Jacques Roubaud rejoint l'OuLiPo, Perec, son ami et partenaire au jeu de Go, ne manque pas de l'y rejoindre. C'est l'endroit rêvé pour l'expérimentateur qu'est Perec. Il y retrouve un entourage selon son goût, prêt à tous les jeux et à toutes les réflexions sur la création. C'est à la même époque qu'il commence à fréquenter le moulin d'Andé, en Normandie, où reçoit Suzanne Lipinska. Il y séjournera de plus en plus, nouant une liaison aec Suzanne alors que son mariage se défait sans bruit. Les Perec se sépareront, mais ne divorceront jamais et resteront amis durant tout le reste de la vie de Georges.
Pour l'heure, Perec travaille à La Disparition qui sera publiée en 1969. Ce roman fait sans doute partie, plus qu'un autre, des livres dont on parle sans les avoir lus puisqu'il est de notoriété publique qu'il s'agit d'un gros roman lipogrammatique, entièrement rédigé sans utiliser la lettre E. Tour de force à quoi répondra l'inverse, en 1972, Les Revenentes, où la seule voyelle utilisée est le E.
L'oeuvre de Perec s'est mise en place et va poursuivre sa route selon ce qu'il nommait lui-même les "quatre grands modes d'interrogations : sociologique (la société contemporaine), autobiographique (la mémoire), ludique (par rapport à la langue) et romanesque (le faire semblant). Même si l'on peut ranger dans chacune de ces cases, une oeuvre en particulier, par exemple Les Choses dans le mode sociologique ou W ou le souvenir d'enfance (1975) dans l'autobiographique, en réalité les quatre modes sont toujours actifs et c'est ce qui donne aux textes de Perec à la fois leur caractère unique, chaque livre apparaît comme un hapax dans la production, et leur timbre particulier qui rend tout texte de Perec reconnaissable entre tous.


      Perec écrit encore et toujours, son projet n'est-il pas "d'écrire tout ce qui est possible à un homme d'aujourd'hui d'écrire" ou encore "remplir un tiroir de la bibliothèque nationale" ou encore "utiliser tous les mots du dictionnaire", aspiration à la totalité, désir de trouver tout ce que la langue peut (et doit) nous révéler du monde, de nous-mêmes, des abîmes, de l'indicible, de l'impossible. Nombreux seront ses projets qui resteront à l'état d'ébauche, par exemple celle de l'histoire familiale avec arbre généalogique, ou encore les Lieux, commencé en 1969 et jamais conclu.
En 1970, il commence une analyse avec Jean-Baptiste Pontalis qui va durer quatre ans et changer les deux hommes. Pontalis est souvent revenu sur cette expérience, bien que toujours à mots couverts comme il se doit, et Perec, enfin, put écrire le livre où il dit "je" : W ou le souvenir d'enfance, publié en 1975, dont il dira dans la dédicace à Pontalis "Au-delà de l'ici et maintenant ces traces qu'il m'a aidé à retrouver."



Jouer, écrire

     Perec écrit aussi des poèmes, des pièces de théâtre, des pièces radiophoniques, même des dialogues de cinéma (Série noire de Comeau, 1979). Il participe à la revue Cause Commune, fondée en en mai 1972 et dirigée par Duvignaud. En 1974, il publie Espèces d'espaces qui répond à une commande de Paul Virilio, urbaniste et directeur de collection chez Galilée.
A partir de 1976,  il tient la rubrique des mots croisés pour Le Point. Jouer avec les mots et les lettres, Perec s'en donne à coeur joie. Ses grilles ont été publiées en volume chez P.O.L en 1999. De quoi ravir les amateurs.
Mais le cinéma n'est pas seulement l'adaptation d'Un homme qui dort (1974), c'est aussi Ellis Island avec Robert Bober, tourné à New York en 1979. Le film est composé d'une partie consacrée au lieu lui-même, l'autre à des interviews de personnes passées par là pour entrer aux Etats-Unis. En 1980, ils en feront un livre, Récits d'Ellis Island : Histoires d'errance et d'espoir. Quoique personne de sa famille n'ait connu cette expérience, comme elle parle de toutes celles des migrants, le "mode autobiographique" n'en est pas absent. Ce qui était aussi le cas dans Les Lieux d'une fugue tourné par Perec en 1978 (pour l'INA) dont le texte sera publié de manière posthume (Je suis né, 1990) et rapppelant, via les espaces traversés, la fugue du garçon qu'il avait été à 12 ans.
     Mais ces années 1970 sont aussi occupées par le grand roman publié en 1978, La Vie mode d'emploi, récompensé par le prix Médicis, et bien accueilli à la fois de la critique (malgré quelques voix dissonantes) et du public. Un peu auparavant, il avait publié un petit texte délicieux, machine à raviver la mémoire, Je me souviens, dédié à son ami (ils se sont connus en 1970) Harry Mathews (1930-2017). En 480 notes succintes, Perec réveille la mémoire de choses de peu d'importance, noms propres, slogans, émissions de radio, chansonnettes apprises dans les cours de récréation, etc. Chaque lecteur peut, à son tour, réactiver ce qui finit par faire des morceaux d'existence à la fois collectifs et personnels.
1981 sera une année de voyages à l'étranger, en particulier en Australie, en septembre et octobre 1981. Il n'est guère en forme et les examens vont détecter un cancer bien trop avancé pour être traité. Pérec en meurt, le 3 mars 1982. Et commence la légende.
      Car ce qui fascine en Perec c'est à la fois sa créativité, ce qui semble être sa désinvolture, son goût du jeu (l'OuLiPo, les mots croisés, etc.) mais c'est aussi son histoire personnelle, l'origine juive de sa famille et le deuil interminable d'une perte irréparable qui atteint toute sa génération, juive ou pas. Comme l'écrit Harry Mathews, en 1983, en citant Perec lui-même "Il était orphelin et Juif, mais un Juif pour qui la judaïté signifiait non pas une communauté de langage et de croyance, mais «un silence, une absence, une mise en question, un flottement, une inquiétude...» Etre Juif voulait dire «ne devoir la vie qu'au hasard et à l'exil»". Et ce questionnement, tous les enfants de la guerre ne pouvaient que se le poser. La judéité de Perec c'est l'universel, c'est l"humanité. La judaïté de Perec, c'est la fraternité. C'est sans doute pour cela que Perec est une icône, il est la vivante incarnation de la fraternité, et la mort n'y change rien.





Je me souviens

éditions Fayard, 2013. Couverture Atelier de Design Cheeri.





Magazine littéraire

Couverture du Magazine littéraire, mars 1983, contient Le Voyage d'hiver, publié, en 1979, dans Saisons.






"L'emblème de Caillois était l'échiquier, l'emblème de Perec est le puzzle : il faut mettre ensemble des pièces qui sont livrées en vrac. Et il y en a toujours une qui fait défaut : le père, la mère, les déportés de la Shoah, la lettre e, les origines, les souvenirs évanouis, le passé, le monde lui-même, toujours ailleurs, emporté par le temps — et, en fin de compte, la vie. A force d'être présente, elle finit par être absente. Goerges Perec meurt à quarante-six ans. Le vide l'emporte sur le plein. Un autre puzzle commence dont toutes les pièces nous manquent."

Jean d'Ormesson, "Perec. Le jeu du plein et du vide", in Une autre histoire de la littérature française.



Magazine littéraire

Couverture du Magazine littéraire, décembre 1993.

Peintures de Raymond Moretti




A lire
: un texte monovocalique  en "a" de Perec (1981, lu à l'OuLiPo, dont Jean-Yves Pouilloux affirme qu'il déclencha l'hilarité générale). L'illustration est le portait de Perec signé Bilal.
A écouter : Sur France Culture, un vaste choix d'émissions consacrées à Perec.