Sorcière : Pline l'Ancien - Lucain

coquillage


Pline l'ancien, Caius Plinius Secundus (Ier siècle ap. J.-C) est l'auteur d'une Histoire naturelle en 37 volumes qui n'a jamais cessé d'être lue depuis sa parution, en 77-78 de notre ère. Sa première traduction en français date de la Renaissance (Antoine du Pinay, 1562).
A nos yeux, l'ouvrage ressemble à une encyplopédie dans laquelle l'auteur a rassemblé toutes les connaissances de son temps, de la géographie à la botanique, de l'astronomie à la géologie, de la médecine aux arts. Dans cette énorme compilation, il s'emploie souvent à discuter et remettre en cause une vision magique du monde qui lui semble le contraire de son projet scientifique. Il a deux griefs, en particulier, contre l'exercice de la magie. Le premier concerne l'usage de sacrifices humains qu'il retrouve dans toutes les activités magiques (en Orient chez les Perses, comme en Occident chez les Gaulois) ; le second, la totale inefficacité de ces pratiques qu'il démontre par l'exemple de Néron qui s'est donné beaucoup de peine pour ne jamais obtenir le moindre résultat dans ce domaine.
Au début du livre XXX, avant de rapporter d'ailleurs un certain nombre de ces croyances qu'il condamne vertement, il propose une explication sur cet empire si important de la magie pour les sociétés de son temps.





parfumeuse

Jeune fille emplissant un flacon de parfum, fresque romaine, vers le Ier siècle av. J.-C., maison de la Villa Farmesina, découverte à la fin du XIXe siècle, musée Massimo, Rome.
Les parfumeurs et parfumeuses ont souvent été associés à la magie. Ils le sont encore à la Renaissance et même plus tard.




"(1). Dans les parties précédentes de cet ouvrage, nous avons bien souvent, partout où l'exigeaient les circonstances et le lieu, dénoncé les supercheries des mages, et nous allons maintenant encore les mettre à jour. Il s'agit pourtant d'un des rares sujets sur lesquels il y a davantage encore à dire, par le fait même que, cet art étant le plus trompeur de tous, c'est lui qui a exercé le plus d'influence dans le monde entier, et pendant le plus grand nombre de siècles. Personne ne s'étonnera qu'il ait joui de la plus grande autorité, puisque c'est le seul art à s'en être soumis trois autres, ceux qui commandent le plus à l'esprit humain, et à s'être uni à eux : (2) nul ne doutera que la magie est née au départ de la médecine et que, sous l'apparence d'être salutaire, elle s'est introduite peu à peu comme une médecine plus élevée et plus sacrée, ajoutant ainsi aux prouesses les plus flatteuses et les plus attendues les forces de la religion, domaine dans lequel le genre humain, aujourd'hui encore, est le plus enveloppé de ténèbres; et pour se procurer aussi leur pouvoir, elle s'est associé les arts mathématiques*, chacun étant avide de connaître son avenir et croyant que c'est du ciel qu'il en tirera la connaissance la plus certaine. Ayant ainsi pris possession du sentiment des hommes par ce triple lien, elle s'est développée jusqu'à parvenir à un tel sommet qu'aujourd'hui même elle domine dans une grande partie des nations et que, en Orient, elle commande aux rois des rois.
(3) Elle a sans aucun doute pris naissance là-bas, en Perse, des oeuvres de Zoroastre, comme en conviennent les auteurs.
[...]
(13) [...] Ainsi, dans le monde entier, bien qu'on se dispute et qu'on s'ignore les uns les autres, on s'est accordé sur ces horreurs, et l'on peut suffisamment apprécier tout ce qu'on doit aux Romains, qui ont supprimé ces monstruosités dans lesquelles il était très pieux de tuer un homme, et même très sain de le manger.
[...]
(14) Comme l'a rapporté Osthanès**, il y a plusieurs sortes de magie. En effet, elle promet la divination par l'eau, les boules, l'air, les étoiles, les lampes, les bassins, les haches et par de nombreux autres moyens ; elle promet en outre la conversation avec les ombres et les enfers. "

* les mathématiques renvoient à l'astrologie, en raison des calculs sur lesquels elle repose.
** Osthanès :  nom qui a été porté par deux mages Perses, l'un de l'époque de Xerxès (VIe/Ve siècles av. J.-C.), c'est de celui-ci que parle ici Pline ; l'autre de l'époque d'Alexandre (IVe siècle av. J.-C.)











Lucain, Marcus Annaeus Lucanus, est né en Hispanie (Espagne contemporaine) en 39 et n'a guère vécu longtemps puisqu'il est contraint au suicide par Néron, en 65. Il laisse sa grande oeuvre inachevée, Bellum Civile (La Guerre civile, entre César et Pompée, 50/48 av. J.-C.) qui restera pour la postérité  La  Pharsale, du nom de la bataille qui donne la victoire à César, au début de l'année 48.
Au livre VI, la veille de la bataille dans la plaine de Pharsale, Sextus, fils de Pompée qui est aussi présenté comme un lâche, veut en connaître l'issue, il s'adresse donc à la plus fameuse (c'est le narrateur qui le dit) des magiciennes thessaliennes, Erichto, qui va faire parler les morts dans un décor horrible à souhait. La divination pratiquée par les magiciennes y est condamnée par les dieux (Jupiter, Apollon qui ont leurs propres rituels) sans que d'ailleurs ils puissent s'y opposer, mais permise par les dieux nocturnes et chtoniens puisqu'Erichto s'y adresse à Hecate dont elle fait un autre nom de Proserpine, déesse des Enfers, mais aussi à toutes les puissances souterraines.





Ces dieux qui ne daignent pas écouter les voeux du reste des mortels, obéissent aux enchantement de la Thessalienne maudite. Ses accents magiques pénètrent seuls au fond des demeures célestes. Les immortels n'y peuvent résister, le soin même du monde, les révolutions du ciel ne peuvent les en distraire. Quand le murmure d'une Hémonide* a frappé les astres, Babylone et la majestueuses Memphis ouvrent en vain tous les sanctuaires de leurs mages antiques ; il n'est point d'autel qu'un dieu n'abandonnât pour celui de l'enchanteresse. Ses charmes inspirent l'amour à des coeurs qui jamais n'auraient été sensibles. Par elle, de sages vieillards brûlent d'une flamme insensée : cette vertu n'appartient pas seulement aux breuvages funestes, ou à l'épaisse caroncule ravie sur le front de la jeune cavale qui doit aussitôt aimer sa mère, sans filtre, ni poison, ses paroles suffisent pour jeter les esprits dans un délire affreux. Deux époux, que ni le penchant, ni le devoir, ni la douce puissance de la beauté n'attire, un noeud magique les enchaîne, et rien ne peut les en dégager. A la voix d'une Thessalienne, l'ordre des choses est renversé, les lois de la nature sont interrompues ; le monde, emporté par son cours rapide, reste tout à coup immobile, et le Dieu qui imprime le mouvement aux sphères est tout étonné de sentir que leurs pôles sont arrêtés. Par ces mêmes enchantements, la terre est inondée, le soleil obscurci ; le ciel tonne à l'insu de Jupiter. L'Hémonide, en secouant ses cheveux, remplit l'air de noires vapeurs et répand au loin les orages ; la mer s'irrite quoique les vents se taisent ; les flots sont retenus dans un calme profond , quoique les vents soient déchaînés ; les airs et les eaux se combattent, les vaisseaux voguent contre les vents ; les torrents qui tombent du haut des rochers demeurent suspendus au milieu de leur chute; les fleuves remontent vers leur source ; l'été ne soulève plus le Nil ; le Méandre court droit son embouchure ; l'Arare presse le Rhône paresseux ; le sommet des monts s'aplanit ; l'Olympe s'abaisse au-dessous des nuages ; les neiges de Scythie fondent au milieu de l'hiver sans que le soleil y darde ses rayons ; la mer repoussée loin du rivage résiste au poids de l'astre qui la presse ; la terre est ébranlée sur son axe incliné, sa masse pesante est poussée hors du centre de son repos et laisse à découvert le ciel qui l'environne.
Tous les animaux dévorants ennemis de l'homme tremblent devant l'enchanteresse : leur sang et leur venin lui servent à composer ses poisons. Le tigre altéré et le fier lion lèchent ses mains et la caressent. La froide couleuvre rampe à ses pieds et se déploie sur la neige ; la vipère se replie autour d'elle et l'enveloppe de ses noeuds ; les serpents savent que de sa bouche le souffle humain est mortel.
Quel pénible soin pour les dieux que d'obéir à ces enchantements ! Qu'ont-ils à craindre, s'ils les méprisent ? Quelle est la loi qui les enchaîne ? Est-ce de force ou de plein gré qu'ils cèdent ? Est-ce par un culte qui nous est inconnu que l'Hémonide se les concilie, ou bien sont-ils intimidés des menaces qu'elle leur fait ? A-t-elle cet empire sur tous les dieux, ou ne l'a-t-elle que sur un seul qui peut sur le monde ce qu'elle peut sur lui? Les étoiles se détachent de la voûte azurée ; la lune, en pleine sérénité, se colore d'un rouge obscur, comme quand l'ombre de la terre lui dérobe l'aspect de l'astre dont elle emprunte ses rayons : le tourment que lui cause le charme ne cesse qu'au moment où elle descend du ciel et vient aux pieds de la Thessalienne écumer sur l'herbe qui la reçoit."
 
* Hémonide : habitante de l'Haemonia, ancien nom de la Thessalie

pour en savoir plus sur les sorcières thessaliennes, lire l'article de Jacques Cazeaux, 1979, "La Thessalie des magiciennes"







John Hamilton Mortimer

Sextus Pompée consultant Erichto avant la bataille de Pharsale
, John Hamilton Mortimer (1740-1779).

La scène retracée renvoie à la réticence qu'éprouve le mort à revenir habiter son corps pour prophétiser: "Le malheureux ! on lui enlève le plus grand bienfait de la mort, l'avantage de ne plus mourir."



photo Valerie Gache AFP
Corinthe, éclipse de lune, 27 juillet 2018
Photo Valérie Gache, AFP

"La lune en pleine sérénité se colore d'un rouge obscur, comme quand l'ombre de la terre lui dérobe l'aspect de l'astre dont elle emprunte les rayons"

COMMENTAIRE

Les deux textes sont contemporains. D'un côté, un effort pour rationaliser et ramener la magie à une réponse inadéquate face aux attentes démesurées de la part des hommes ; espérer que tout soit guérissable, éventuellement avec l'aide des dieux, vouloir découvrir l'avenir ; de l'autre, une évocation particulièrement noire d'une activité condamnable sur tous les plans, sur le plan humain car elle blesse tout respect dû aux morts, parce qu'elle témoigne de la lâcheté de l'héritier de Pompée ; sur le plan divin car elle se fonde sur une coercition exercée via la magicienne par un dieu nocturne à l'encontre des dieux diurnes, révérés par la société.
Pline signale les deux domaines où la magie exerce le plus fortement son pouvoir : la santé et l'avenir. Deux domaines dans lesquels les hommes sont prêts à tout croire qui les réconforte. Lucain, lui, liste l'ensemble des activités magiques qui sont relatives à la passion (faire naître l'amour, à moins que ce ne soit le désir) et à la nature (en bousculer le cours, l'altérer, et les exemples qu'il donne sont nombreux et concernent à la totalité du monde : fleuves, mers, ciel, terre ; y compris les animaux dont elle se soumet les plus ennemis de l'homme, le tigre, le lion, les serpents) ; cette longue énumération souligne la toute puissance de la magicienne, à laquelle rien ne résiste. Mais aucune de ces activités ne peut être considérée comme bénéfique. Par ailleurs, on peut se demander si dans cette évocation d'une soumission des divinités au monde des ténèbres (la divinité invoquée par la magicienne se terre au plus profond du Tartare ; peut-être est-ce comme le dit Hésiode dans La Théogonie "l'effrayante demeure de l'infernale Nuit, qu'enveloppent de sombres nuées.", traduction Paul Mazon), il n'y a pas une déconsidération implicite.
Il y aurait alors dans le texte de Lucain de quoi confirmer le pessimisme de Pline, la magie est partout et domine les hommes.


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