Un philosophe sous les toits, Emile Souvestre, 1851

coquillage




Nelson

jaquette du livre dans la collection Nelson.

Mémoire et oubli

     Voilà un livre oublié d'un écrivain oublié (au point de ne pas même apparaître dans le dictionnaire Robert des noms propres) dans une collection disparue provenant d'une bibliothèque éparpillée par la mort de sa propriétaire. Une occasion, en somme, pour se pencher sur les surprises d'une bibliothèque vivante. Ce texte a d'abord été un livre, un objet élégant, une reliure traditionnelle, cuir bleu et dos rouge, armorié, avec le nom de l'auteur, le titre et tout en bas le prénom de la lectrice, Maria Helena. Un livre de la collection Nelson, particulièrement agréable à lire. Son achat dans une librairie d'occasions a été motivé par le charme du bouquin. Le livre porte la date de son achat par Maria Helena, "São Paulo 1941", mais non la date d'édition qui doit être antérieure à 1916 puisque, à cette date, les frontispices disparaissent de la collection Nelson, or cette édition possède un frontispice qui répète l'illustration de la jaquette.
De Maria Helena, rien ne se sait sinon qu'elle appartenait sans doute à la "bonne société" de São Paulo (Brésil), ainsi le dit sa francophonie, le soin accordé à la reliure, comme son nom gravé sur la même reliure. Peut-être a-t-elle acheté le livre parce qu'elle, contrairement à nous, connaissait l'auteur.

L'auteur

      Il a, de fait, été connu, lu et admiré en son temps, dans la première moitié du XIXe siècle.
Charles Emile Souvestre est né le 15 avril 1806 à Morlaix dans le Finistère, dernier né dans une famille de cinq enfants. Son père est ingénieur des Ponts et chaussées. Son enfance et sa jeunesse se passent en Bretagne et, comme il semble montrer des dispositions pour les mathématiques, le père décide de le faire entrer à Polytechnique. Mais il décède en 1824, le jeune homme de 18 ans change alors d'orientation et se tourne vers des études de droit (lesquelles au XIXe siècle mènent à tout et pas nécessairement au barreau quoiqu'il soit inscrit dans l'ordre des avocats à Rennes, en 1827). Il commence à publier dans Le Lycée armoricain, dès 1824, de la poésie, naturellement. En ces débuts du XIXe siècle, un apprenti écrivain commence toujours par la poésie. Diplômé en 1826, il part pour Paris où il poursuit ses ambitions littéraires en écrivant une tragédie, Le Siège de Missolonghi qui, bien qu'acceptée à la Comédie française, ne sera jamais jouée. Deux ans plus tard, en 1828, il rentre à Morlaix après la mort de son frère aîné, capitaine au long cours. Sans doute aussi, ce retour dans la famille n'est-il pas seulement motivé par ce deuil, mais aussi par des soucis de santé qui commençaient déjà à se manifester dès 1820.



Emile Souvestre

Emile Souvestre, 1852-53, en Suisse, photographié par Jean-Gabriel Eynard (1775 - 1863), Bibliothèque de Genève.

Il continue de publier dans les revues et les journaux. Il accepte un poste d'enseignant, de 1830 à 1832. Il faut dire que Souvestre est un fervent républicain et que l'éducation du "peuple", comme on disait alors, est une de ses préoccupations majeures. Il se fait d'ailleurs vulgarisateur et fonde la Librairie industrielle de Nantes dont le journal sera La Revue de l'Ouest pour diffuser les connaissances les plus diverses. Il est proche des saint-simoniens et fournit aussi sa prose au Magasin pittoresque que lance Edouard Charton, en 1833, dans un projet similaire à celui de La Revue de l'Ouest.
En 1832, il épouse en seconde noce (il a perdu sa première épouse et leur bébé en 1831) Angélique Anne Papot, dite Nanine (1806-1886) qui est elle-même écrivain. Le couple aura trois enfants, Noémie née en 1834, Marie née en 1835 et Adah-Ana née en 1836. Souvestre est incité par les médecins à chercher un climat continental et il se retrouve à Mulhouse, mais les améliorations ne venant pas, il préfère s'installer à Paris où la famille vit, à partir de 1836.
Il travaille aussi à faire connaître la Bretagne, d'abord dans des articles souvent publiés dans La Revue des Deux Mondes, puis dans des livres, comme Les Derniers Bretons (1836), Le Foyer breton, traditions populaires, publié en 1844. Toute cette partie de son oeuvre est toujours considérée comme importante, témoignage ethnographique qui trouve encore ses lecteurs.
     Son séjour à Paris va voir monter progressivement son importance. Non seulement ses articles alimentent nombre de revues et de journaux, mais ses romans aussi rencontrent leur public, y compris son roman d'aniticipation, Le Monde tel qu'il sera (1846) où la foi dans le progrès est bien mise à mal. Il écrit ainsi le premier roman d'un genre qui se développera au XXe siècle, celui des dystopies. Ses activités de dramaturge sont aussi importantes. Il est loin le temps où sa première pièce avait disparu sans laisser de trace, maintenant il est monté et applaudi chaleureusement.
En 1851, son livre Un philosophe sous les toits rencontre, en particulier, un énorme succès en France mais aussi en Europe où il est traduit en diverses langues.
En 1853, il est invité en Suisse pour une série de conférences auxquelles il semble avoir pris beaucoup de plaisir. Un dernier plaisir car il meurt le 8 juillet 1854, il avait 48 ans.
S'il continue à être publié, lu et admiré au cours du siècle, il tombe progressivement dans l'oubli au siècle suivant, du moins en France.




Le Livre

     Les douze chapitres qui le constituent ont d'abord été publiés dans Le Magasin pittoresque. En 1854, après la mort de l'écrivain, l'Académie française lui accorde, à titre posthume, le prix Lambert remis à sa veuve, Nanine Souvestre, à l'instigation, semble-t-il, de Victor Hugo.
     Le livre tient à la fois du roman, du journal intime et de la réflexion morale. Du roman, car le narrateur/scripteur (le philosophe) n'est pas l'écrivain : il est célibataire, comptable dans une petite entreprise, vit dans une chambre sous les toits au centre de la capitale ; il met en jeu des personnages divers  qui peuvent être les voisins du personnage principal, des gens rencontrés au hasard de promenades dans la ville ou sa banlieue, d'autres encore qui habitent ses souvenirs, acteurs de situations variées propices à la réflexion.
Il est d'ailleurs présenté comme tel dans l'avant-propos puisque l'écrivain ne s'y présente que comme le rapporteur d'extraits choisis des pensées de son personnage  "Nous comnnaissons un homme" , "il écrit, pour chaque mois, le journal de ce qu'il a vu ou pensé [...] Admis à le feuilleter, nous en avons détaché quelques pages".
Le livre est, par ailleurs, dédié à "Mme Nanine Souvestre", l'épouse et compagne de l'écrivain. Il est aussi doté d'un sous-titre prometteur "Journal d'un homme heureux".
Il se présente aussi sous forme de journal puisque constitué de douze chapitres inscrits dans les douze mois d'une année, de janvier "Les étrennes de la mansarde" à décembre "La fin d'une année". Certains de ces chapitres se développent en notations sur plusieurs jours, ou sur plusieurs heures de la même journée et, dans ce cas, permettent de suivre les variations d'humeur du personnage.
Ce personnage écrit dans une langue simple, mais élégante, avec force références à la littérature. Tout petit employé qu'il est, il a une culture classique dont il fait montre avec un rien de vanité dont il n'est pas dupe.



Caillebotte

Gustave Caillebotte (1848-1894), Toits sous la neige, 1878-79, Musée d'Orsay, Paris



Les petits événements de vie quotidienne sont toujours la source de réflexions autour d'un ensemble de valeurs qui tiennent à la fois de la sagesse antique, l'Aurea mediocritas chère à Horace et autres poètes latins, de l'idéologie chrétienne pour laquelle la pauvreté est une vertu comme l'humilité, et des idéaux républicains. La "médiocrité" étant synonyme de liberté puisque le philosophe ne dépend que de lui-même, elle n'est jamais défendue en elle-même mais supposée nécessaire pour tous, y compris les travailleurs aspirant au petit espace de liberté que leur accorde la cessation du travail, soirées ou dimanches. L'égalité n'a pas vraiment de place ici, le philosophe admettant la nécessité des hiérarchies dans la société. Ainsi dans l'histoire de l'enfant perdu (3 "Aimons-nous les uns les autres"), l'enfant pauvre devenu l'ami de l'enfant riche continue-t-il à l'appeler "M. Charles".
En revanche, la valeur continuellement louée, mise en scène sous diverses formes, est celle de la fraternité. Elle fait bon ménage avec la charité qu'elle ennoblit en  lui retirant toute dimension de supériorité puisqu'elle devient un élan d'amour à l'égard de ses semblables. La fraternité se joue entre égaux, de pauvre à pauvre, et non du riche au pauvre, lequel riche est le plus souvent prisonnier de son égoïsme et de son aveuglement devant la souffrancce d'autrui.

Un document ethnographique

Ce petit livre, pour l'essentiel bourré de bons sentiments et de gentillesse, porte témoignage sur plusieurs plans et c'est pourquoi il mérite d'être lu. Un témoignage d'abord sur Paris dans cette première moitié du XIXe siècle qui s'intéresse autant à son architecture (tout particulièrement aux paysages de toitures qui ouvrent aussi sur le ciel) qu'à sa population en privilégiant ceux que peu d'écrivains regardent vraiment : les travailleuses et les travailleurs. Une population qui vit chichement, dans des immeubles souvent en mauvais état, le plus souvent sous les toits puisque les immeubles, sans ascenseur, voient les surfaces et les prix diminuer au fur et à mesure de la montée. Notre philosophe a pour voisin un vieil avare, ou plus exactement un collectionneur que sa passion fait vivre dans la misère (et qui semble venir tout droit de La Bruyère et son portrait du collectionneur, Démocède), le vieux père Chaufour, ancien soldat qui vit de fabriquer des étuis à pompons pour la garde nationale. Il  est l'ami de sa portière dont le fils est marin, a des relations amicales avec sa laitière, sa fruitière, tous ces petits commerces qui vivotent dans les alentours.





Van Gogh

Vincent Van Gogh, Vue des toits de Paris, détail (1886)


Il regarde vivre ses voisines de l'immeuble en face, la jeune ouvrière dont le lecteur voit l'avenir dans les deux "vieilles filles" de la promenade à Sèvres (5 "La compensation"), mais aussi la jeune comédienne ou cantatrice qui passe de l'opulence à la pauvreté. Car ce qui est toujours en suspens dans ces vies précaires c'est un avenir dont nul ne peut rien dire et dont le philosophe fait l'expérience en tombant malade. Malgré ses années de service, il craint d'être congédié. Il n'y a aucune protection pour les travailleurs, hormis la fraternité comme le prouvent tous ses proches, en le veillant, le soignant ou en assumant sa tâche comme son vieux collègue.
Il note, en s'en désolant, l'existence de la lutte des classes (ce n'est bien sûr pas le vocabulaire qu'il emploie, mais il constate l'indifférence, voire le mépris des riches pour les pauvres, la haine dans le regard des misérables contraints à la mendicité.
Les détails de la vie quotidienne ne sont pas oubliés, ni la nourriture (ou sa rareté), ni le froid en hiver, ni les enfants vivant dans la rue. Ni les aléas de la vie, il y a beaucoup d'orphelins et de veuves dans ces histoires. La maladie est encore un des malheurs des pauvres dont la résistance physique et les moyens matériels sont réduits pour l'affronter, ou encore la déficience physique marquée d'opprobre, à l'exemple de l'oncle Maurice, bossu.
Heureusement, il y a aussi des fêtes, des divertissements, y compris ceux qui n'existent plus que dans le souvenir comme celui de la Fête-Dieu, en Bretagne, au début du siècle (6 "L'Oncle Maurice).
Il y a aussi un savoir-vivre des pauvres qui s'est transmis encore, sans doute, jusque dans la seconde moitié du XXe siècle : savoir rester à sa place (la plupart des personnages donnés en exemple sont modestes, humbles, n'envient nullement ceux dont la vie est plus aisée), faire de la propreté une vertu, à la fois dans son intérieur et sur soi, révérer l'instruction (Rousseau fait partie de ses modèles), se confier non aux religions mais à Dieu (tout philosophe qu'il soit le personnage est croyant et le fait savoir), respecter sa dignité et celle des autres, par exemple, en faisant ses achats chez le même commerçant, il écrit ainsi à propos de sa fuitière "Il me semble que l'ancienneté de nos relations m'a fait contracter envers elle une sorte d'obligation tacite ; ma clientèle est devenue sa propriété (9 "La famille de Michel Arout") et voir dans le travail une forme de cette dignité.

Lire ce petit texte de Souvestre est fort plaisant.



Cézanne

Cézanne, Toits de Paris, 1881-82.




A lire
: un article de Nelly Blanchard comparant la destinée des oeuvres de Souvestre dans les pays germanophones et en France, extrait de Emile Souvestre, écrivain breton porté par l'utopie sociale, Morlaix, Feb, 2006
La recension de ce qui est, à notre connaissance, l'unique biograhie de Souvestre, Émile Souvestre. Un Breton des lettres, 1806-1854, David Steel, 2013.
Un aperçu de sa carrière sur le blog de Gallica, à compléter par l'article du Maitron.



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