Les Enfances de Renart, XIIe-XIIIe siècle

coquillage


    
     "Les Enfances de Renart" est la branche la plus tardive du Roman de Renart, aux dires des spécialistes, celle qui cloture, d'une certaine manière, ces récits en les ramenant à leur origine : la création des deux personnages principaux. Lucien Foulet (1873-1958), dans son Roman de Renart (1914), propose la date de 1250 qui n'a pas été contestée. L'auteur anonyme, après un prologue de 18 vers, réécrit la Genèse à sa façon puisqu'il confie la création des animaux à Adam et Eve après la Chute. Il replace le récit dans une longue lignée d'oeuvres littéraires, et le rattache aux autres branches en évoquant la guerre incessante que se livrent Renart et Isengrin.
Malgré ce caractère tardif, trois des quatre manuscrits qui le conservent le placent en première position, comme le fait l'édition Nathan, dans son adaptation pour la jeunesse (1937) en le titrant "Prologue".
Ce récit de l'origine souligne l'identité des deux animaux, Renart et Isengrin, entre eux et avec les hommes dont ils éclairent la mauvaiseté. Isengrin est déjà "ravissant", premier qualifiant que lui accole le Dictionnaire des épithètes de Maurice de La Porte, 1571, puisque son premier acte consiste à se jeter sur la brebis pour l'emporter. Il est puissant, rapide, et trouve son habitat naturel dans les bois. Né le premier, il est la puissance physique, la force. Il est le pillard, par excellence. En somme, un homme de guerre, et dans le Roman de Renart, il est le connétable du roi Noble. Quant à Renart, tout aussi mauvais et dangereux, sa position seconde, il est plus petit, plus faible, ne lui laisse que l'intelligence, mais une intelligence au service de la ruse et aussi de la méchanceté qui le pousse non seulement à faire maltraiter Isengrin autant que faire se peut, mais à tromper tous ceux qu'il peut tromper, hommes et bêtes. Au bout du compte, comme dit l'auteur, c'est le "même lignage". Des créatures dont il convient de se méfier.
Amusant aussi le renversement opéré par le conteur, l'animal n'est pas à l'origine de la comparaison mais son aboutissement. L'homme ne ressemble pas à un loup pour sa brutalité, sa voracité, c'est l'animal qui se voit doté du nom de l'homme possédant ces caractéristiques. En somme, c'est comme si l'animal permettait de "voir" l'âme réelle de l'homme. D'un homme à l'autre, les distinctions peuvent être difficiles à saisir, un méchant pouvant se masquer derrière une apparence d'honnêteté, mais devenu loup, il ne peut cacher sa nature. Même chose pour l'intellligence sournoise du Renart. Peut-être le conteur a-t-il pensé à "La mort de Renart" où ce dernier fait croire à sa mort en faisant montrer la pierre tombale d'un paysan portant ce nom "Un tombel iluec trouveroiz / D'un vilain qui Renarz ot non. / Desus verrez écrit le non." (vers 1616/18)
Un autre des aspects intéressants de cette branche, c'est la misogynie qui y transpire. Après le XIIe siècle qui avait valorisé la Dame dans la courtoisie (poèmes et romans), qui avait développé le culte marial dans l'Eglise, le XIIIe siècle voit progressivement se réinstaller une misogynie faisant de la femme la source de tous maux; une misogynie qui explosera un siècle plus tard et qui finira par traîner des femmes vers le bûcher en les traitant de sorcières. Ainsi, ici, Elainne (Hélène) à l'origine de la guerre de Troie, comme Eve, source de tous maux par cupidité (avoir deux brebis est mieux qu'une seule), puis simplement, comme il n'est pas donné d'autres explications, parce qu'une nature "mauvaise" ne peut engendrer que le mal : toutes les bêtes qu'Eve fait surgir sont sauvages et rejoignent le loup dans le bois. Accessoirement, cette "version" décharge le créateur de la responsabilté des créatures hostiles aux hommes, comme les loups, et dans une moindre mesure, les renards.






Extrait des Enfances de Renart (les 124 premiers vers), texte transcrit par Sylvie Lefèvre à partir du manuscrit H (Arsenal 3334) pour l'édition de la Pléiade, 1998.



1
     Seignor, oï avez maint conte
Que maint conteor vos raconte
Coment Paris ravit Elainne,
Les max que l'en ot et la paine ;
De Tristant dont La Chievre fist,
Qui assez belement en dist,
Et fables et chançons de geste ;
Romanz dou lin et de la beste
Maint autre en content par la terre,
Mais oncques n'oïstes la guerre
Qui molt fu dure de grand fin
Entre Renart et Isengrin,
Qui molt dura et molt fu dure.
Des deux vasaux, ce est la pure,
Onques ne s'entramerent jor.
Mainte bataille et main estor
Or entr'aus deux, ce est la voire.
Des or comencerai l'estoire.
     Or, oiez, s'il ne vos anuist !
Je vos conterai par deduit
Comment il vindrent en avant,
Si com je l'ai trové lisant,
Qui fu Renars et Isengrin.
Je trovai ja en un escrin
2
(Bien ait de Dieu qui l'i sot metre)
Come Diex ot de paradis
Et Adam et Evain fors mis,
Por ce qu'il orent trespassé
Ce qu'il lor avoit commandé.
Pitié l'en prist, si lor dona
Une verge, si lor mostra
Quant il de rien mestier avroient
De cele verge en mer ferroient.
Adam tint la verge en sa main,
En mer feri devant Evain.
Si tost com en la mer feri,
Une berbiz fors en issi.
Ce dist Adam : "Dame, prenez
Ceste berbiz, si la gardez.
Tant vos donra lait et fromache,
Assez i avrons compenage."
Eve en son cuer se porpansoit
Que s'ele une encor en avoit,
Plus bele estroit la compaignie.
Ele a la verge tost saisie,
En la mer fiert molt roidement.
Un leus en saut, la berbiz prent.
Grant aleüre et grand galoz
3
Por ce que meffaiz ot li leus
Au bois s'enfoui tout honteus.
     Quant Adam ot son chien et sa beste,
Si en fait grant joie et grant feste.
Selon la santance dou livre,
Ses deus baistes ne pooient vivre
Ne durer mie longement,
S'eles n'estoient avec gent.
Ne savrez beste propenser
Miauz ne s'em puisse conserrer.
Toutes les foiz c'Adam feri
En la mer, que beste en issi
Cele beste si retenoient ;
Quelque ele ert, si l'aprivoisoient.
Celes que Eve en fist issir
Ne potil oncques retenir.
Si tost com de la mer issoient,
Après le leu au bois aloient.
Les Adam bien aprivesoient,
Les Evain asauvagisoient.
Entre les autres en issi
Li gorpis, si asauvagi.
Rous ot le poil comme Renarz,
Molt par fu cointes et gaignarz.


enfances de Renart

Le Roman de Renart. Joyeuses aventures des compères Renart et Ysengrin
, adaptation de Mad H. Giraud (1880-1961), illustration  d'André  Pécoud, librairie Delagrave, 1933.


Un livre, Aucupre avoit non.
La trovoi ge mainte raison
Et de Renart et d'autre chose,
Dont l'on doit bien parler et ose.
A une grant letre vermoille
Trovoi une molt mervoille.
Si je ne la trovasse ou livre,
Je tenisse celui a ivre
Qui dite eüst tele aventure,
Mais l'en doit croire l'escriture.
A desanor muert a bon droit
Qui n'aime livre ne ne croit.
     Acupres dist en cele letre,


S'en va li leus corent as bos.
Quand Eve vit qu'ele a perdue
Sa berbiz, s'ele n'a eiüe,
Brait et crie fortement "Ha, ha!"
Adam la verge reprisse a,
En la mer fiert par mal talant :
Un chien en saut hastivement.
Quant vit le leu, a laissé corre
Por la berbiz qu'il vost rescorre.
Il li resqueur, molt a enviz
La laissa li leus la berbiz;
Si feroit il encor demain,
S'il le tenoit n'a bois n'a plain.

Par son sens toutes decevoit
Les bestes, quant qu'il en trovoit.
Ici gorpis vos senefie
Renars, qui tant sot de minstrie.
Tot cil qui sunt d'anging et d'art;
Sunt mes tuit apelez Renart
Por Renart et por son gorpil.
Molt par sorent et cil et cil :
Se Renars sot gent conchier,
Li gorpix bestes engingnier.
Molt par furent bien d'un lingnage
Et d'unes meurs et d'un corage.
      Tot en semant de l'autre part
4
Ysengrin, li oncles Renart,
Fu, ce sachiez, molt fort roberre
Et par nuit et par jor fort lerre.
Icelui l'en senefia
Qui les berbiz Adam roba
Tot cil qui sorent bien rober
Et par nuit et par jor enbler,
Sont bien a droit dist Ysengrin.
Cist furent bien endui d'un lin
Larron furent tuit d'un aage,
Et Ysengrin apele l'on
Le leu par iceste acoison.
[...]




Texte traduit par Sylvie Lefèvre, Pléiade, 1998






enfances de Renart

Illustration de Maurice de Becque (1878-1938) pour une édition de 1930, Le Véritable roman de Renart, texte établi par Louis Richard Mounet.

     Seigneurs, vous avez entendu bien des histoires que vous ont racontées nombre de conteurs, sur la façon dont Pâris enleva Hélène, sur les malheurs et les peines que cela lui causa ; vous avez entendu parler de Tristan, dans le récit qu'en a fait avec un certain talent La Chèvre, ainsi que des fabliaux et des chansons de geste ; vous connaissez des histoires en français ("romanz") sur le lin et sur la bête, que maints autres relatent à travers la terre ; mais jamais vous n'avez entendu parler de la guerre ; elle fut si épouvantable et si dure, celle qui opposa Renart et Isengrin ; elle dura longtemps et fut très violente ; c'est la vérité toute pure que ces deux chevaliers n'ont jamais, au grand jamais, eu d'affection l'un pour l'autre ; ils se sont affrontés en mainte bataille et maint combat, voilà la vérité. Je vais donc commencer mon histoire.
     Ecoutez donc, s'il vous plaît. Je vais vous raconter avec plaisir comment Renart et Isengrin vinrent au monde, ainsi que je l'ai trouvé dans une de mes lectures, et qui ils furent. Un jour je découvris dans un étui un livre intitulé Aucupre*. J'y trouvai bien des histoires, sur Renart et sur bien d'autres sujets, dont il faut bien oser parler. Après une grande initiale rubriquée, je trouvai un récit tout à fait extraordinaire. Si je ne l'avais pas lu dans ce livre, j'aurais tenu pour un ivrogne, celui qui aurait conté pareille aventure, mais on doit croire ce qui est écrit. Il meurt justement déshonoré celui qui n'aime ni n'ajoute foi aux livres.
     Aucupre raconte donc à partir de cette initiale — que Dieu le protège, lui qui sut l'inscrire là — comment Dieu avait chassé du paradis Adam et Eve, parce qu'ils avaient transgressé ses commandements. Il prit pitié d'eux et leur donna une verge dont il leur montra l'usage. Lorsqu'ils auraient besoin de quelque chose, ils en frapperaient la mer. Adam, qui tenait la verge en main, frappa la mer sous les yeux d'Eve : une brebis en sortit. Adam dit alors: "Dame prenez cette brebis et gardez-la bien. Elle vous donnera tant de lait et de fromage, que nous aurons de quoi nous nourrir à suffisance." Eve pensait en elle-même que, si elle en avait encore une, leur société en serait plus belle. Elle saisit vivement la verge pour en frapper la mer violemment. Un loup en sortit qui s'empara de la brebis. A vive allure, au grand galop, le loup s'enfuit dans les bois. Lorsqu'Eve vit qu'elle avait perdu sa brebis, si personne ne lui venait en aide, elle se mit à crier très fort : "Ah ! ah !" Adam reprit la verge dont il frappa la mer fort en colère : un chien en sortit bien vite. Quand il vit le loup, il se lança à bride abattue pour reprendre la brebis. Il la reprit au loup, qui la lui laissa bien malgré lui. Et celui-ci agirait de même demain encore, s'il trouvait la brebis dans les bois ou la plaine. Mais à cause de sa mésaventure, il s'enfuit tout honteux dans le bois.
      Lorsqu'Adam retrouva son chien et sa bête, il se réjouit fort. Selon l'opinion du livre, ces deux animaux ne pouvaient vivre et subsister bien longtemps, s'ils n'étaient pas avec des humains. Et vous ne sauriez imaginer d'animal qui ne puisse plus facilement s'en passer. Toutes les fois qu'Adam frappa la mer et qu'une bête en sortit, ils la gardèrent ; quelle qu'elle fût, ils l'apprivoisaient. Mais de celles qu'Eve fit sortir, ils ne purent garder aucune. Aussitôt qu'elles sortaient de la mer, elles s'en allaient retrouver le loup dans le bois. Les créatures d'Adam s'apprivoisaient aisément, celles d'Eve devenaient sauvages. Entre autres bêtes sorties de la mer, il y eut le goupil et il devint sauvage. Il avait le poil roux comme Renart, était excessivement habile et cruel. 


Grâce à son intelligence, il trompait toutes les bêtes qu'il trouvait sur son chemin. Sachez que ce goupil représente Renart, l'homme qui dominait tellement par son savoir. D'ailleurs tous ceux qui possèdent ruse et habileté sont désormais appelés Renart à cause de Renart et de son goupil. Tous deux en savaient vraiment beaucoup : si Renart savait emmerder les hommes, le goupil savait berner les bêtes. Ils étaient bien de la même famille ; mêmes moeurs, même caractère.
     De la même façon, Isengrin, l'oncle de Renart, était, sachez-le, un grand pillard ; de nuit, comme de jour, il se livrait au brigandage. Celui-ci est représenté par le loup qui déroba les brebis d'Adam. Et tous ceux qui furent de grands pillards, qui volèrent de nuit comme de jour, sont à juste titre surnommés Isengrin. Le loup et lui étaient bien tous deux de la même lignée ; même pensées, même caractère. C'est pour cela que l'on appelle le loup Isengrin.

* Aucupre est sans doute un nom imaginaire qui désigne ici à la fois le titre du livre et le nom de son auteur. La référence est un "topos" des prologues de romans, fonder ce que l'on raconte  sur l'existence d'un livre antérieur, c'est garantir l'histoire (le livre est l'autorité par définition) en évitant l'accusation de mensonge associée à l'invention (cf. les prologues de Chrétien de Troyes)





     Le Roman de Renard
est une adaptation pour la jeunesse des quelques branches les plus connues des aventures de Renart et Isengrin, par Gisèle Vallerey, pour les éditions Nathan, en 1937. Une partie seulement des "Enfances de Renart" y est adaptée sous le titre de "prologue", celle de la création des animaux, domestiques sous la baguette d'Adam, sauvages sous celle d'Eve, en amplifiant le texte originel qui se bornait à quatre bêtes, la brebis (devenue ici un mouton, plus compréhensible pour de jeunes lecteurs citadins, en ajoutant à son utilité la laine et la viande, dont il n'est pas question dans le texte médiéval), le chien, le renard et le loup.
La misogynie (certes présente dans l'original) est ici adaptée au goût du jour, y compris pour la restriction "J'entends bien que l'on protestera" qui fait droit aux combats pour l'égalité : Eve est une créature vaniteuse (tirer un mouton plus beau que le tien), peureuse (le chien lui fait peur comme le loup), frivole (la création des animaux relève de l'amusement), inconséquente (les bêtes qu'elle fait naître lui font perdre la tête "ne sachant plus ce qu'elle faisait"), coquette et égoïste (le renard se justifie par sa belle fourrure). Lisons ce récit comme un document d'époque. Rappelons qu'en France, en 1937, les femmes n'ont toujours pas le droit de vote, qu'elles sont tributaires de leurs maris aux yeux de la loi, et que le mariage reste encore, pour la majorité d'entre elles, la voie royale.
Par ailleurs, ce texte traduit le paradoxe à l'oeuvre avec le Roman de Renart, et cela de longue date car, enfin, voilà un "héros" qui est une franche crapule, voleur, menteur, parjure, ne rêvant que de faire souffrir les autres animaux, de Brun l'ours à Isengrin le loup, et y parvenant souvent, et dont les mauvais tours (même si toutes les adaptations font disparaître les meurtres qu'il commet et qui ne relèvent pas tous de la survie) sont applaudis comme autant d'exploits. Certes le paradoxe est ici justifié par la peur du loup "un grand méchant loup aux dents féroces" et par la beauté, l'intelligence de Renart (le mot "malin" au XXe siècle ayant perdu ses connotations les plus négatives au seul profit de l'habileté).
Le XXe siècle, il est vrai, va quelquefois encore plus loin en transformant deux redresseurs de torts patentés en renards : le Zorro (renard en espagnol, surnom de Don Diego de La Vega) de Johnston McCulley (1883-1958) imaginé en 1919, et le dessin animé des studios Disney (1973) qui donne à Robin des Bois (Robin Hood) la figure de Renart.







enfances de Renart


Illustrations de Jan Ksawery Koźmiński (1892-1940) pour l'adaptation de Gisèle Vallerey, édition Nathan, 1937

Il en est qui reprochent au Créateur d'avoir rempli la terre d'une foule de bêtes qui portent à l'homme nuisance et dommage.
— A quoi bon, disent-ils, avoir tiré du néant lions, loups, chacals, vipères, scorpions, moustiques et tant d'autres animaux tout juste bons à semer la terreur, la mort, les fièvres autour d'eux ?
Hé ! bonnes gens, que tous ceux qui parlent ainsi blasphèment donc vilainement ! Ce n'est pas le Créateur  qui est responsable de la présence de ces mauvaises bêtes. Et qui donc alors ? direz-vous. Est-ce Adam, le premier homme, notre ancêtre ? Non. Adam est innocent aussi. Le seul coupable, vous le devinez, c'est Eve, c'est la femme dont sont nés tous les autres maux qui infestent la terre.
J'entends bien que l'on protestera. Et cependant voici, en toute vérité, comment se sont passées les choses.
Adam et Eve venaient d'être chassés du paradis et pauvres, nus, transis de froid, défaillants de faim, ils erraient le long de la mer en quête de coquillages pour se sustenter.
Ah! qu'elles étaient loin, les douceurs du jardin d'Eden où il suffisait de tendre le bras pour que la main rencontrât le fruit mûr et délicieux et où les journées s'écoulaient dans une superbe oisiveté.
A présent Adam et Eve devaient travailler pour se nourrir, pour se vêtir, et travailler avec quoi ? Comment ? Ils ne savaient, et ils pleuraient.
Le Créateur eut pitié d'eux encore. Il prit la forme d'un vieillard à longue barbe blanche et s'approcha d'Adam qui réfléchissait tristement.
— Adam, lui dit-il, prend cette baguette de coudrier. Elle te sera utile. Chaque fois que tu en frapperas l'eau de mer, il sortira des vagues un animal dont tu pourras te servir pour les besoins de ta vie. Mais je te recommande expressément de ne pas permettre à Eve d'user de cette baguette : rappelle-toi qu'il ne peut t'arriver par elle que dommage et tristesses de toutes sortes.
Dieu disparut à ces mots, ou du moins redevint invisible aux yeux humains et Adam demeura là à regarder sa baguette d'un air ébahi.
— Eh bien, lui dit Eve, qu'attends-tu pour expérimenter la vertu de ctte baguette ? Frappe la mer.


Eve et le goupil

Adam obéit à sa compagne et fouetta la blanche écume qui roulait sur le rivage. Aussitôt, celle-ci se condensa et prit la forme d'un mouton à l'épaisse laine.
— Beh ! beh ! beh ! fit le mouton.
Il alla frotter sa tête soumise et douce contre les genoux d'Eve. Celle-ci s'écria joyeuxement :
— Nous n'aurons plus froid, Adam. Ce mouton nous donnera sa laine pour nous couvrir. Et nous boirons son lait, sa viande nous nourrira aussi. Donne-moi la baguette. Je veux tirer de la mer un mouton encore plus beau que le tien.
— Non, non, dit Adam. Souviens-toi de la défense de Dieu. Je craindrais qu'une nouvelle désobéissance de notre part nous réussisse aussi mal que lorsque tu m'as fait manger cette pomme de l'arbre de la science et je...
— Qu'avons-nous à perdre ? fit Eve en haussant les épaules. Deviendrais-tu couard, mon pauvre Adam ? Et ne n'aimes-tu plus que tu veuilles m'empêcher de m'amuser aussi ?
Eve cajola tant et si bien son compagnon que celui-ci ne sut lui résister, et quoique à regret, il lui passa la baguette.
Du coup qu'Eve frappa sur la mer jaillit un loup. Un grand méchant loup aux dents féroces qui sauta aussitôt sur le beau mouton blanc et se mit à le mordre et à le poursuivre.
— Oh ! s'écria Eve désolée, l'horrible bête. Adieu lait, laine et viande ! Frappe vite la mer, Adam, pour avoir un autre mouton, car celui-ci est perdu pour nous.
Adam frappe ; et un animal de la taille et de l'apparence d'un loup sortit à l'instant des flots. Il grondait si furieusement qu'Eve fut épouvantée.
— Encore une méchante bête ! cria-t-elle. Tu n'as pas plus de chance que moi.
Mais l'animal qui était un chien avait couru sus au loup, lui avait arraché le mouton et, par ses morsures, l'avait obligé à s'enfuir, meurtri et sanglant dans les taillis.
Eve rassérénée demanda à Adam de lui prêter à nouveau la baguette, mais celui-ci ne voulut pas y consentir et pour la distraire de sa fantaisie, dont les effets pouvaient être si pernicieux, il se mit à fouetter la mer, ici et là.
C'est ainsi que naquirent la vache, la poule, le dindon, la chèvre, le cheval, le canard et les autres bonnes bêtes domestiques.




renard roux

Le renard tel que décrit par le personnage ne correspond pas au texte médiéval, du moins celui des "Enfances", mais dans bien d'autres récits du Roman de Renart, sa fourrure est, en effet, fort convoitée.

Eve applaudissait et feignait de ne plus songer à s'emparer de la baguette, mais au fond d'elle-même elle se promettait d'en user quand Adam serait endormi et de savoir tirer de l'eau des animaux plus intéressants encore.
La nuit venue, quand elle fut assurée du sommeil de son compagnon, elle se leva doucement, s'empara de la baguette créatrice et, à tour de bras, elle se mit à frapper l'eau clapotante.
Alors, les reptiles, les carnassiers, les grands oiseaux de proie se répandirent sur la terre, grondant et soufflant. De terreur, Eve fouettait toujours en ne sachant plus ce qu'elle faisait.
Quand enfin, Adam réveillé en sursaut put lui arrêter le bras, Eve, à bout de force, laissa tomber la baguette dans la mer. Son dernier coup venait de faire jaillir de l'eau un animal à quatre pattes, au long et fin museau, à l'épaisse fourrure.
— Enfin, soupira Eve, moi aussi j'ai créé un animal utile.
— Utile , et en quoi ? s'écria Adam. Il poursuit les dindes, les canards, et vient de tordre le col à la poule noire ! Il avale des oeufs à présent, et le voilà qui entre en lutte avec mon brave chien. Je ne vois pas son utilité.
— Il a une fourrure magnifique, dit Eve coquettement. Et puis il a l'air si malin, mais si malin, qu'il fera parler de lui, j'en suis certaine.
[...]



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