En attendant Godot, Samuel Beckett, 1952

coquillage



Robert Dumas, philosophe, dans son Traité de l'arbre, essai d'une philosophie occidentale (Actes sud, 2002), commence son essai par une réflexion sur le caractère symbolique de l'arbre qui marque, de longue date, la culture occidentale, et après être passé par la dimension chrétienne de cette symbolique, s'intéresse à Beckett.







[...] en plein XXe siècle, c'est sur une scène de théâtre que l'arbre joue encore un rôle symbolique majeur. En 1952, Samuel Beckett publie une pièce de théâtre qui se révèlera avec les années un chef-d'oeuvre d'humour et de tragique : En attendant Godot. Ne faisons pas l'exégèse de cette pièce, mais soulignons l'importance symbolique de l'arbre qui offre un stupéfiant contrepoint à toute la tradition chrétienne. Deux disdascalies indiquent au metteur en scène le cadre spatio-temporel : "Route de campagne, avec arbre. Soir." La route n'est qu'un lieu de transit, de passage; elle s'oppose à l'immobilité de l'arbre : sont ainsi données les deux voies de la condition humaine, le voyage ou l'enracinement, le mouvement ou l'installation. De plus, l'horizontalité de l'une tranche sur la verticalité de l'autre. Ce décor minimal fournit deux symboles dont la richesse donne à la pièce une dimension métaphysique, encore amplifiée par la symétrie de la construction: deux actes qui se répètent quasiment ; seul changement, l'arbre dépouillé du premier acte se trouve pourvu de quelques feuilles au deuxième acte. Or, ces deux actes s'écoulent sur deux jours, ce qui montre la fonction symbolique de l'apparition des feuilles :


ESTRAGON. L'arbre ?
VLADIMIR. Tu ne te rappelles pas ?
ESTRAGON. Je suis fatigué.
VLADIMIR. Regarde-le.
Estragon regarde l'arbre
ESTRAGON. Je ne vois rien.
VLADIMIR. Mais hier soir il était tout noir et squelettique !
Aujourd'hui, il est couvert de feuilles.
ESTRAGON. De feuilles ?
VLADIMIR. Dans une seule nuit !
ESTRAGON. On doit être au printemps.
VLADIMIR. Mais dans une seule nuit.

   
     En notant le caractère aberrant de cette transformation, Vladimir différencie le temps de l'arbre qui s'écoule indépendamment des hommes et qui revient selon le cycle des saisons. Le jeu des forces cosmiques s'effectue inexorablement. Le jeu des forces humaines se répète tragiquement identique, dans une sorte de mouvement figé que miment ainsi Estragon et Vladimir en clowns métaphysiques. Les deux actes se terminent par les mêmes répliques échangées différemment "Alors on y va ? - Allons-y" et Beckett précise : "Ils ne bougent pas." Représentation rigoureuse de la condition humaine si dérisoire vue de Sirius*, car un troisième, puis un quatrième acte pourraient succéder aux deux premiers sans que rien n'avance. Ce temps sans orientation parce qu'il n'y a rien à attendre s'en prend à la conception eschatologique** du christianisme. D'ailleurs, la pièce est placée d'emblée sous le signe de la religion avec la référence au bon larron et à la Bible. Mais chez Beckett l'arbre n'est pas un arbre de vie, il ne peut servir qu'à se pendre à condition d'avoir une bonne corde et pouvoir la passer autour d'une branche solide. Le seul salut qu'offre l'arbre, c'est la mort afin d'en finir avec la souffrance d'être qui caractérise la condition humaine. Ainsi, lorsque les deux clowns tragiques cherchent à s'échapper de la scène où ils sont "servis sur un plateau", Vladimir incite Estragon à se cacher derrière l'arbre qui se révèle déficient. "Décidément cet arbre ne nous aura servi à rien." Sur fond de nihilisme, Beckett donne à l'arbre une force symbolique qui révèle aux hommes l'insignifiance de leur pauvre existence : ils passent leur temps à attendre, sans pouvoir agir ou décider. L'arbre qui prend des feuilles chaque printemps n'attend rien : "Seul l'arbre vit", dit Vladimir, par rapport au malheur d'exister des hommes. L'arbre beckettien fonctionne sur la scène comme un symbole qui démystifie la part d'illusion et d'espoir qu'entretient toute religion dans la conscience humaine. C'est un retournement complet du sens symbolique de l'arbre de vie.

Pierre Dumas, Traité de l'arbre. Essai d'une philosophie occidentale, Actes-sud, 2002, pp. 33-35.

* vu de Sirius : allusion au conte de Voltaire, Micromégas, dont le personnage éponyme, géant venu de Sirius, regarde les problèmes humains comme sans importance vu leur petite taille. "Le point de vue de Sirius" est celui de l'ensemble dans lequel les détails ne méritent guère l'attention.
** eschatologique : qualifie ce qui se rapporte à l'eschatologie, c'est-à-dire à la conception chrétienne d'une fin, autrement dit d'une finalité, d'un au-delà de la vie terrestre qui prendra place lorsque le jugement dernier s'accomplira pour clore cette dernière et lui conférer son sens.





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