Italo Calvino, introduction à une édition de Candide, 1974

coquillage



Italo Calvino (1923-1985) est un romancier italien (Le Baron perché, 1957, Si par une nuit d'hiver, un voyageur..., 1978)  qui est en même temps un théoricien de la littérature (La Machine littérature, 1983, Pourquoi lire les classiques, 1991, recueil posthume rassemblant articles et préfaces écrits entre 1954 et 1985).
Dans cette préface qu'il rédige pour une édition italienne de Candide, en 1974, Calvino s'intéresse particulièrement à l'alacrité, l'énergie heureuse, du texte voltairien.



Candide ou la vélocité

     Des personnages filiformes, animés d'une mobilité sautillante, s'allongent, se contorsionnent, dansent comme de légers griffonnages ; c'est ainsi que Paul Klee, en 1911, illustrait le Candide de Voltaire, donnant forme visuelle — je dirais presque musicale — à la joyeuse énergie que ce livre — au-delà de sa trame serrée de références à une époque et à une culture — continue de communiquer au lecteur de notre siècle.

    Dans Candide aujourd'hui, ce n'est pas le conte philosophique qui charme le plus, ni la satire, ni l'élaboration d'une morale et d'une vision du monde, c'est le rythme.  Avec vélocité, légèreté, une suite d'accidents, de supplices, de massacres court sur la page, rebondit de chapitre en chapitre, se ramifie et se multiplie sans provoquer sur l'émotivité du lecteur d'autre effet que celui d'une vitalité hilarante et primordiale. S'il suffit de trois pages, au chapitre VIII, pour que Cunégonde raconte comment, ayant vu son père, sa mère, son frère massacrés par les envahisseurs, elle a été violentée, éventrée, soignée, réduite à servir comme lavandière, a été l'objet d'un trafic en Hollande et au Portugal, et partagée, selon les jours, entre deux protecteurs de fois diverses ; comment elle assiste ainsi à l'autodafé dont les victimes sont Pangloss et Candide, et puis retrouve ce dernier ; il faut moins de deux pages, au chapitre IX, pour que Candide se trouve avec deux cadavres sur les bras et que Cunégonde puisse s'exclamer : "Comment avez-vous fait, vous qui êtes né si doux, pour tuer en deux minutes un juif et un prélat ?"


Paul Klee, 1911

Illustration de Paul Klee (1879-1940) pour Candide, en 1911.


     Et quand la vieille servante doit expliquer pourquoi elle n'a qu'une seule fesse, quand — après avoir commencé à raconter sa vie depuis le moment où, fille d'un pape, à l'âge de treize ans, en l'espace de trois mois, elle a connu la misère, l'esclavage, a été violée presque chaque jour, a vu découper sa mère en quatre morceaux, a supporté la faim et la guerre, a failli mourir de la peste à Alger — elle en arrive à parler du siège d'Azov et de l'insolite ressource alimentaire que les janissaires affamés trouvent dans les fesses féminines, eh bien, là, les choses sont un peu longues, il y faut deux chapitres entiers, soit six pages et demie.

     La grande trouvaille de Voltaire humoriste deviendra un des effets les plus sûrs du cinéma comique : l'accumulation de désastres à toute vitesse. Et l'on trouve aussi chez lui ces accélérations de rythme imprévues qui portent au paroxysme le sentiment de l'absurde — quand, par exemple, la série des infortunes, déjà rapidement narrées dans leur exposition "par le menu", est reprise sous forme d'un résumé endiablé.  C'est un grand cinéma mondial que Voltaire projette dans ses fulgurants photogrammes, c'est un tour du monde en quatre vingt pages qui porte Candide de sa Westphalie natale jusqu'à la Turquie, en passant par le Portugal, l'Amérique du Sud, la France, l'Angleterre et Venise, et qui se démultiplie dans les tours du monde supplémentaires des autres personnages, masculins et surtout féminins, proies sans défense des pirates et des marchands d'esclaves entre Gibraltar et Bosphore. C'est surtout un grand reportage sur l'actualité mondiale, avec ses villages massacrés par la guerre de sept ans entre Prussiens et Français (les "Bulgares" et les "Abares"), le tremblement de terre de 1755 à Lisbonne, les autodafés de l'inquisition, le refus qu'opposent à la domination espagnole et portugaise les jésuites du Paraguay, les richesses mythiques des Incas, avec quelques flashes plus rapides sur le protestantisme en Hollande, la diffusion de la syphilis, la piraterie en Méditérranée et dans l'Atlantique, les guerres intestines au Maroc, l'exploitation des esclaves noirs en Guinée; ce qui laisse encore une certaine marge pour la chronique du Paris mondain et littéraire, pour les interviews d'un grand nombre de souverains détrônés de l'époque, réunis au carnaval de Venise.

    En bref, un monde qui court à la ruine et dans lequel, nulle part, personne ne peut se sauver, si l'on excepte un unique pays sage et heureux : El Dorado. Le lien entre bonheur et richesse ne devrait pas être pris en compte, étant donné que les Incas ignorent la valeur que la poudre d'or de leurs routes et leurs galets de diamant possèdent aux yeux des hommes du Vieux Monde ; et pourtant, quel hasard ! Candide trouve justement une société heureuse et sage parmi les gisements de métaux précieux. Là, finalement, Pangloss pourrait avoir raison, le meilleur des mondes possibles pourrait bien être une réalité ; seulement, El Dorado se cache entre les cimes les plus inaccessibles des Andes, peut-être même dans un morceau déchiré de la carte : c'est un non-lieu, une utopie.
   
    Mais si ce pays de Cocagne a ce quelque chose de vague et de peu convaincant qui est le propre des utopies, le reste du monde,  avec ses tribulations incessantes, n'est en rien, même s'il est décrit à la hâte, une représentation stéréotypée. "C'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe !" dit le Noir de la Guyane hollandaise après nous avoir informé en quelques lignes de ses supplices ; et la courtisane, à Venise :
    "Ah ! Monsieur, si vous pouviez vous imaginer ce que c'est d'être obligée de caresser indifféremment un vieux marchand, un avocat, un moine, un gondolier, un abbé ; d'être exposée à toutes les insultes, à toutes les avanies ; d'être souvent réduite à emprunter une jupe pour aller se la faire lever par un homme dégoûtant ; d'être volée par l'un de ce qu'on a gagné avec l'autre ; d'être rançonnée par les officiers de justice, et de n'avoir en perspective qu'une vieillesse affreuse, un hôpital, et un prunier..."

    Certes, les personnages de Candide semblent faits de caoutchouc : Pangloss peut bien être dévoré par la syphilis, pendu, attaché à la rame d'une galère, nous le retrouvons toujours vivant et prospère. Il serait pourtant faux de dire que Voltaire ne fait que survoler les souffrances : quel autre romancier aurait le courage de nous présenter son héroïne, au début "haute en couleur, fraîche, grasse, appétissante", transformée en une Cunégonde "rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés" ?

    On s'aperçoit ainsi que notre lecture de Candide, qui se voulait tout extérieure, tout "en surface", nous a ramenés au centre de la "philosophie", de la vision du monde de Voltaire. Une philosophie qui ne se définit pas toute dans sa polémique contre l'optimisme providentialiste de Pangloss : à bien y regarder, le mentor qui accompagne le plus longuement Candide n'est pas le pédagogue leibnizien, mais le "manichéen" Martin, lequel est porté à ne voir dans le monde que les victoires du démon ; et si Martin tient bien le rôle de l'anti-Pangloss, on ne peut certes pas dire que ce soit lui qui ait le dessus. Il est vain — nous dit Voltaire — de chercher une explication métaphysique du mal, comme le font l'optimiste Pangloss et le pessimiste Martin, car le mal est subjectif, indéfinissable, non mesurable ; le credo de Voltaire est antifinaliste, ou plutôt, si son Dieu a une fin, c'est une fin impénétrable ; il n'existe pas de projet de l'univers, ou, s'il existe, il revient à Dieu de le connaître, et non à l'homme; le "rationalisme" de Voltaire est une attitude éthique et volontariste qui se découpe sur un fond théologique aussi incommensurable à l'homme que celui de Pascal.

    Si ce tourbillon de désastres peut être contemplé le sourire aux lèvres, c'est que la vie humaine est rapide et limitée ; il y a toujours quelqu'un qui peut se dire plus infortuné que nous ; et si, par extraordinaire, quelqu'un n'avait à se plaindre de rien et disposait de tout ce que la vie peut offrir de bon, il finirait comme le sénateur vénitien Prococurante qui, toujours dégoûté, trouve partout des défauts là où il ne devrait trouver que motifs de satisfaction ou d'admiration. Le vrai personnage négatif du livre, c'est bien lui ; au fond, Pangloss et Martin, tout en donnant des réponses insensées à des questions vaines, se débattent, eux, dans les hasards et les tourments qui sont la substance de la vie.

    La petite veine de sagesse qui affleure dans le livre à travers ces porte-voix marginaux que sont l'anabaptiste Jacques, le vieillard inca et ce "savant" parisien qui ressemble fort à l'auteur, se résume à la fin, par la bouche du derviche, dans la fameuse morale du "il faut cultiver son jardin". Morale très réductrice, certes, qui doit être d'abord entendue dans son sens intellectuel, antimétaphysique: l'homme ne doit s'occuper d'autres problèmes que ceux qu'il peut résoudre directement, par son application pratique ; puis dans son sens social, qui n'est rien d'autre que la première affirmation de ceci que le travail est la substance de toute valeur. Aujourd'hui, l'exhortation "il faut cultiver notre jardin" sonne à nos oreilles comme chargée de connotations égoïstes et bourgeoises — détonnant plus qu'il n'est acceptable avec nos préoccupations et nos angoisses. Mais ce n'est pas un hasard si elle se trouve énoncée à la dernière page, déjà presque hors du livre au long duquel le travail n'apparaît que comme une damnation, et où les jardins sont régulièrement dévastés : elle aussi appartient à l'utopie, pas moins que le royaume des Incas ; dans Candide, la voix de la "raison" est utopique. Reste qu'il n'est pas fortuit non plus que ce soit là la phrase de Candide qui a connu le plus de faveur, jusqu'à devenir proverbiale. N'oublions pas le radical changement épistémologique et éthique dont cette énonciation témoignait (nous sommes en 1759, exactement trente ans avant la prise de la Bastille) : l'homme n'y était plus jugé dans son rapport avec un bien et un mal transcendants, mais dans la petitesse ou la grandeur de ce qu'il peut faire. C'est de là que dérivent tant une morale du travail strictement "productiviste", au sens capitaliste du terme, que cette morale de l'engagement pratique, responsable, concret, sans lequel aucun problème collectif ne peut être résolu. En somme, les vrais choix de l'homme d'aujourd'hui partent de là.
   



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