Candide, Voltaire, 1759

coquillage




A propos de Voltaire, ce site contient
: 1. une biographie de l'auteur - 2. De l'horrible danger de la lecture, 1765 - 3. Un extrait de l'article "homme" (Questions sur l'Encyclopédie, 1771) - 4. Un extrait de l'article "Guerre" (Dictionnaire philosophique portatif, 1774) - 5. Une illustration de Moreau le jeune pour le chapitre III de Candide - 6. Une préface de Calvino à une édition italienne, 1961, du conte. - 7. La Princesse de Babylone, 1768 -
Pour contextualiser : une chronologie du siècle des Lumières ; des documents sur l'importance des voyages et le rôle de Paris dans l'imaginaire du XVIIIe siècle.




Publication et réception

Le texte est publié simultanément à Paris, à Genève et à Amsterdam en janvier 1759. Son succès est immédiat: 6000 exemplaires sont vendus, en un mois, à Paris, et un total de 20.000 exemplaires sera diffusé dans l'année même.
Il est reproduit sans autorisation (contrefaçon), traduit (dès le mois de mai 1759, en Angleterre. Sterne y fait allusion dans le premier volume de son Tristram Shandy), des suites lui sont données et des adaptations pour la scène, ce qui mesure aussi le degré du succès.


Titre :

Candide ou l'optimisme
traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph
avec les additions qu'on a trouvées dans la poche du docteur lorsqu'il mourut à Minden, l'an de grâce 1759.

1. le nom "Candide"  dérive de l'adjectif "candide" (XVe s. emprunté au latin candidus qualifiant une blancheur éclatante). Dès le XVIe s., le sens figuré de "bon, bienveillant, sincère" l'emporte sur le sens propre, et se teinte d'une connotation négative au XVIIe : naïf, pur, mais par manque de connaissances ou d'expériences.
2. le mot "optimisme" est un mot récent, employé pour la première fois en 1737 dans un compte rendu de la Théodicée de Leibniz, pour caractériser la pensée de ce dernier selon lequel "tout ce qui existe manifeste le plus grand bien possible" (Dictionnaire historique, Robert). Le dictionnaire de Trévoux l'inclut en 1752, en spécifiant qu'il s'agit d'un "terme didactique", et celui de l'Académie, en 1762.
Les deux termes posent donc d'emblée la question de savoir si pour être optimiste, il convient d'être naïf, de manquer d'expérience.
3. l'anonymat, qui n'en est pas vraiment un pour les contemporains, fait partie des constantes stratégies de Voltaire ( il utilisera 175 pseudonymes au cours de sa longue carrière) et le dr Ralph n'apparaît que six mois après la publication, en avril 1759 : les termes "docteur" et "traduit de l'allemand" jouent du stéréotype (et donc de l'ironie) : le "sérieux" attaché à la pensée allemande.
4. la précision sur la destinée du Dr Ralph n'apparaît, elle, qu'en 1761 (Minden est une défaite de l'armée française, en 1759, pendant la guerre de sept ans). Mais, installant l'auteur et son récit dans le contexte de la guerre de sept ans, elle contribue à renforcer les questions que soulève le titre.
Par ailleurs, en en faisant l'oeuvre d'un mort, elle lui donne une dimension "testamentaire" propice à sa crédibilité.
Il est tout aussi évident que parler, conformément à la traditon, de "l'an de grâce 1759", quand cette année-là marque une défaite française, revient à souligner d'emblée la dimension ironique de ce qui va suivre.

le texte

Composé de trente chapitres, tous titrés sur un modèle assez courant au XVIIIe siècle : à la fois résumé et accroche, en ce que le résumé reste vague,  "ce qui arriva", "ce que devint", sauf le premier qui est un véritable résumé "Comment Candide fut élevé dans un beau château et comment il fut chassé d'icelui", et le dernier, simplement intitulé "conclusion".
[Exemples de titrage dans des oeuvres contemporaines : Diderot, Les Bijoux indiscrets (1748), chap. 12 : "24e et 25e essai de l'anneau. Bal masqué et suite du bal masqué."; Lesage, Gil Blas de Santillane (1715/1735),  chap. 9 :  "Avec quel homme extraordinaire il soupa ce soir-là et de ce qui se passa entre eux."]
Ces chapitres sont courts, chargés d'événements, ce qui confère un rythme rapide, et partant, allègre, à cette succession de misères: le narrateur ne s'apesantit sur rien, sauf sur l'Eldorado auquel il consacre deux chapitres (17 et 18) et Venise (24, 25 et 26) où Candide retrouve Paquette, puis rend visite à Prococuranté, et enfin dîne avec six rois détrônés.

les thèmes

La grande question que pose le conte est celle du mal sous toutes ses formes : guerre (dans le Dictionnaire philosophique portatif, les mêmes reproches se retrouvent), fanatisme, désastres naturels (naufrage, tremblement de terre), cupidité, bêtise, arrogance, maladie, vieillesse. Elle se pose sous tous les cieux, et dans tous les climats (les récits de la vieille venant corroborer les expériences de Candide).
Parce qu'il s'agit de réfléchir à une question relative à l'homme,  le jardin y devient un fil conducteur depuis celui du château de Wesphalie jusqu'au jardin de la métairie du Propontide, en passant par le cabinet de verdure des jésuites au Paraguay, l'Eldorado, les jardins de Prococuranté et la propriété du vieux Turc aussi bien que l'anti-jardin (suggéré par la rencontre de l'esclave noir) qu'est la plantation de cannes à sucre : la phrase la plus célèbre du conte étant son explicit : "Tout cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin." [ne pas oublier que le jardin peut y être entendu comme une métaphore de la terre]
La question susbsidiaire étant : une fois établie l'existence indiscutable du mal, que peut faire l'homme ? Voltaire ne fournit qu'une réponse modeste: essayer de réduire le mal du mieux qu'on peut, sur le terrain à la portée de l'homme. De l'horrible danger de la lecture en dégage quelques pistes. Ce sont les mêmes que propose l'utopie de L'Eldorado (chapitres 17 et 18) : amélioration des conditions de vie par le développement économique (production et échanges), tolérance ("religion naturelle" et non Eglises), développement de l'instruction qui permet les progrès scientifiques qui, à leur tour, permettent le développement économique. Ce sont les mêmes que l'on retrouve dans l'explicit : l'apologue des souris peut se lire sur le plan philosophique (que les souris = hommes,  se débrouillent seules ; Dieu est trop loin) ou politique (que les souris = le peuple, se débrouillent seules, le "pouvoir" est trop loin) ; que faire ? le vieux Turc fournit la réponse : travailler, produire, commercer. Le jardin de "la petite société" met donc en application cette leçon : pas de religion (Frère Giroflée devient menuisier — clin d'oeil ironique à la religion chrétienne: Joseph, époux de Marie, mère du Christ, était charpentier — et partant "honnête homme"), l'égalité (tout le monde travaille), la métaphysique renvoyée à sa place, celle des discours (par deux fois, les interventions  de Pangloss sont conclues par une exhortation au travail), mais gentiment tolérée : "Tout cela est bien dit, mais..."
Leçon à la fois modeste (la médiocritas chère aux épicuriens, et le jardin est aussi un lieu épicurien) et profondément subversive : faire du travail une valeur (individuelle et sociale) c'est participer à la constitution d'une nouvelle idéologie dans un monde obéissant encore aux valeurs nobiliaires; affirmer que le "jardin" (qui a toujours été le jardin d'Eden de la religion) peut être l'oeuvre de l'homme "notre jardin", qu'il dépend de son travail et de sa volonté, c'est aller à l'encontre de la "malédiction" divine ; c'est peut-être aussi, de manière plus directement politique, un avertissement à la partie du Tiers-Etat qu'est la bourgeoisie : il est vain de tenter de "participer" au pouvoir, on ne peut rien y gagner, sinon des déboires ("la nouvelle s'était répandue qu'on venait d'étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu'on avait empalé plusieurs de leurs amis [...] Je présume que ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu'ils le méritent [...]"), il faut donc "cultiver notre jardin" et, ce faisant, préparer l'avenir.


L'ironie
IRONIE : manière de se moquer de quelqu'un et/ou de quelque chose en disant le contraire de ce que l'on veut faire comprendre. L'ironie s'inscrit donc dans un DECALAGE entre ce qui est dit et la manière dont cela est dit.
C'est l'arme voltairienne par excellence.
Le terme a pour origine un mot latin, ironia, lui-même emprunté au grec eirôneia qui signifie "interrogation" d'où le sens dérivé de "interrogation qui feint l'ignorance", ce qui renvoie à la technique utlisée par le philosophe Socrate, dite de la "maïeutique" (accouchement). Dans les dialogues de Platon, Socrate interroge un interlocuteur, comme s'il ne savait rien alors qu'en réalité le but de la discussion est de mettre en évidence les méconnaissances, non de Socrate, mais de l'interlocuteur, dans le but de faire progresser la réflexion philosophique.
Le mot est d'un emploi rare avant le XVIe siècle.
De son premier sens, le mot "ironie" garde une connotation d'interrogation ; ironiser sur une situation, un événement, une personne, c'est peu ou prou les remettre en question ; l'ironie, en règle générale, attaque les certitudes, les fait vaciller, pour ouvrir la possibilité d'une réflexion.

L'efficacité de l'IRONIE tient au fait qu'elle se joue toujours dans un triangle (on parle d'ACTANTS parce que le troisième peut être autre chose qu'un personnage):
L'IRONISTE s'adresse à un INTERLOCUTEUR aux dépens d'un TROISIEME qui est objet de l'ironie. L'interlocuteur n'a qu'une alternative : ou il est avec celui qui se moque, ou il est avec ce qui est moqué. Le choix est vite fait: l'interlocuteur ne désire que rarement être ridiculisé, il se met donc du côté de l'ironiste.

MAIS si elle est reconnaissable à des indices textuels visant à "signaler" un renversement de sens (ex. "Sottise et bénédiction" dans De l'horrible danger de la lecture), elle  dépend aussi d'un CONTEXTE, c'est-à-dire d'un ensemble de valeurs partagé par les trois actants de l'ironie : l'ironiste, son interlocuteur et "l'ironisé".

Si l'antiphrase fonde l'ironie, celle-ci n'en utilise pas moins toutes les autres ressources rhétoriques (l'hyperbole, la périphrase, l'oxymore, l'antithèse, etc.)

On parle aussi d'IRONIE tragique (étendue à  "ironie de l'histoire", "ironie du sort"...) lorsque les efforts d'un personnage produisent exactement le contraire de ce qu'il espérait. Ex. Oedipe dans Oedipe-roi n'a que le désir de sauver Thèbes, mais tous les actes qu'il accomplit à cet effet le rapprochent du désastre: la découverte qu'il est parricide et incestueux.
Ou dans Candide, le personnage finit bien par retrouver l'objet de ses désirs mais le temps en a fait une "Cunégonde rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées, les bras rouges et écaillés...". Lorsqu'il l'atteint enfin, ce qu'il désirait n'existe plus. L'ironie du sort est qu'il peut enfin épouser Cunégonde quand il a cessé de la désirer.


 


Deux points de vue critique sur le conte de Voltaire, celui de Robert Mauzi qui éclaire le rapport du conte voltairien à la production romanesque de son temps, et celui de Jean Starobinski qui souligne la manière dont Voltaire rend son lecteur sensible au mal si bien répandu et si bien partagé sur la terre.




Robert Mauzi, extrait de Histoire de la littérature française (dir. Jacques Roger, éd. Armand Colin, 1970, tome 2) :

Le conte se distingue du roman à la fois par sa briéveté, par la présence d'un conteur qui parle en son propre nom, par une leçon ou une signification qui se dégage explicitement. Cependant le conte voltairien est hanté par le souvenir des thèmes, des situations et des héros romanesques. Il est la parodie du vieux roman baroque avec ses voyages, son déroulement d'aventures, ses histoires imbriquées et son défilé de personnages. La poursuite est le thème le plus courant des contes voltairiens. Après avoir cherché vainement le meilleur des mondes (qui existe, il est vrai, dans l'Eldorado, mais c'est l'Eldorado qui n'existe pas), Candide s'acharne à retrouver la belle Cunégonde. La princesse de Babylone et son bel amant Amazan se fuient et se pourchassent à tour de rôle. Dans ces "anti-romans" que sont les contes, Voltaire ne peut se passer du roman, la parodie n'étant que la forme ironique de l'obsession. Dans Candide, le roman occupe, par rapport au système, une place symétrique. La quête donquichottesque de Cunégonde, nouvelle Dulcinée, fait exactement pendant à la quête philosophique du meilleur des mondes. Voltaire n'a-t-il pas dit qu'un système n'était que le roman de l'âme ? Il pensait aussi sans doute qu'un roman n'est que le système forgé par l'imagination ou la sensibilité naïve.


Jean Starobinski, extrait de "Sur le style philosophique de Candide" (Comparative Litterature, 1971, n° 1)

Par l'usage systématique de la dérision, et grâce à l'invincibilité d'un héros qui échappe de justesse à tous les périls, Voltaire peut multiplier l'évocation des violences les plus atroces — au bénéfice d'une stratégie de la dénonciation réitérée. L'écriture de Voltaire procède par coupures, ellipses, litotes — par toutes les formes de la soustraction — alors que l'expression de l'émotion indignée eût enflé la phrase, allongé la plainte, occupé du temps pour laisser s'exhaler la "vérité" du sentiment : ainsi se réalise un raccourcissement du temps affectif, un effet d'accélération émotive. Par sa façon délibérée de jouer faux, Voltaire échappe aux dangers de l'outrance sentimentale et aux "ratés" de l'éloquence. La malfaisance du monde apparaît de façon d'autant plus nette, plus obstinée — dans un climat de sécheresse qui ne laisse place ni à l'attendrissement ni à la consolation. Dans Candide, rien de ce qui est atroce n'est inventé : Voltaire livre un documentaire, quelque peu simplifié et stylisé, mais qui constitue l'anthologie des atrocités que les gazettes portaient à la connaissance de tout Européen attentif. Peut-être rencontrons-nous dans Candide, sur le mode de la fiction, le premier exemple d'une attitude devenue aujourd'hui commune en Occident, en raison directe de l'essor des moyens d'information : la perception de toutes les plaies de l'humanité, par une sorte de sensibilité douloureuse qui étend son réseau nerveux à la surface entière du globe. Voltaire frémit des souffrances de la terre : il connaît, ou croit connaître tous les foyers d'injustice, toutes les exactions ; il les dénombre, les confronte et les oppose. Car il est trop intelligent pour ne dénoncer que les torts d'un seul parti : il voit commettre les mêmes crimes par des princes rivaux, par les églises antagonistes, par les peuples "civilisés" et par les "sauvages".



A découvrir
:  un roman de Leonardo SCIASCIA, écrivain italien (1921 – 1999),  Candido ou un rêve fait en Sicile  (traduit de l'italien, Candido, ovvero Un sogno fatto in Sicilia, 1977, par Nino Franck) éd. Les lettres nouvelles - Maurice Nadeau, 1978, coll. points-Seuil, 1981, 185 p.
Dans ce roman, Sciascia imagine un enfant, né en 1943, dans une grotte, en Sicile, au moment du débarquement des alliés, dont "l'innocence" consistera à toujours trouver tout simple, alors que son "Pangloss" trouvera toujours tout extrêmement complexe. La naïveté de Candido, comme celle de Candide, entraîne le lecteur vers une prise de conscience des dysfonctionnements sociaux du monde contemporain.
A travers les tribulations de Candide-Candido et de Pangloss-Don Antonio, Sciascia, comme Voltaire l'avait fait pour son temps, dénonce les maux de l'Italie des années d'après-guerre, en général, et ceux de la Sicile, en particulier.
pour alimenter une réflexion sur "le jardin" comme thème littéraire, une page de l'Académie de Versailles.
A écouter : Candide lu par Laetitia sur litteratureaudio.com.
L'ouverture de l'opéra de Leonard Bernstein, Candide, 1956.



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