Questions sur l'Encyclopédie, Voltaire, 1771

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A propos de Voltaire, ce site contient
: 1. Une présentation de Candide, 1759 - 2. Une biographie de l'auteur - 3De L'horrible danger de la lecture, 1765 - 4. Un extrait de l'article "Guerre" (Dictionnaire philosophique portatif, 1774) - 5. Une illustration de Moreau le jeune pour le chapitre III de Candide - 6. Une préface de Calvino à une édition italienne, 1961, de Candide. - 7. La Princesse de Babylone (1768)





Dans l'article "Homme" (dont on peut lire l'intégralité sur Gallica), Voltaire commence par une description physique de l'être humain qu'il accompagne d'une fable sur les dons de Jupiter pour en venir à ce qui l'intéresse vraiment, la démonstration que l'homme est un être social, et "l'état de nature", son origine douloureuse dont il faut sortir au plus vite.
L'article est une attaque en règle de Rousseau et du Discours sur l'inégalité, dans lequel l'auteur développe le mythe d'une origine heureuse de l'humanité dégradée par la vie sociale et la propriété. Avec tout l'humour noir dont il est capable, Voltaire s'inscrit en faux contre cette vision.

[...]
QUE TOUTES LES RACES D'HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ

    Tous les hommes qu'on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d'animaux.
    On n'a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l'abandonnât le moment d'après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés, où l'on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu'au point de hasarder le paradoxe étonnant que l'homme est orginairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c'est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire, que dans la mer, les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c'est par un excès de corruption qu'ils passent en troupes de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu'anciennenent les grues volaient en l'air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager de compagnie.
    Chaque animal a son instinct ; et l'instinct de l'homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au boire. Loin que le besoin de la société ait dégradé l'homme, c'est l'éloignement de la société qui le dégrade. Quiconque vivrait absolument seul, perdrait bientôt la faculté de penser et de s'exprimer ; il serait à charge à lui-même ; il ne parviendrait qu'à se métamorphoser en bête. L'excès d'un orgueil impuissant, qui s'élève contre l'orgueil des autres, peut porter une âme mélancolique à fuir les hommes. C'est alors qu'elle s'est dépravée. Elle s'en punit elle-même : son orgueil fait son supplice ; elle se ronge dans la solitude du dépit secret d'être méprisée et oubliée ; elle s'est mise dans le plus horrible esclavage pour être libre.
[...]

La suite de cette partie de l'article continue l'attaque ad-hominem contre Rousseau avant d'en venir à la version voltairienne de l'évolution.

L'HOMME DANS L'ÉTAT DE PURE NATURE

    Que serait l'homme dans l'état qu'on nomme de pure nature ? Un animal fort au-dessous des premiers Iroquois qu'on trouva dans le Nord de l'Amérique.
    Il serait inférieur à ces Iroquois, puisque ceux-ci savaient allumer du feu et faire des flèches. Il fallut des siècles pour parvenir à ces deux arts.
    L'homme abandonné à la pure nature n'aurait pour tout langage que quelques sons mal articulés ; l'espèce serait réduite à un très petit nombre par la difficulté de la nourriture et par le défaut des secours, du moins dans nos tristes climats. Il n'aurait pas plus connaissance de Dieu et de l'âme que des mathématiques ; ses idées seraient renfermées dans le soin de se nourrir. L'espèce des castors serait très préférable.
    C'est alors que l'homme ne serait précisément qu'un enfant robuste* ; et on a vu beaucoup d'hommes qui ne sont pas fort au-dessus de cet état.
    Les Lapons, les Samoïèdes, les habitants du Kamschatka, les Cafres, les Hottentots**, sont à l'égard de l'homme en l'état de pure nature, ce qu'étaient autrefois les cours de Cyrus et de Sémiramis***, en comparaison des habitants des Cévennes. Et cependant ces habitants du Kamschatka et ces Hottentots, de nos jours, si supérieurs à l'homme entièrement sauvage, sont des animaux qui vivent six mois de l'année dans des cavernes, où ils mangent à pleines mains la vermine dont ils sont mangés.
    En général, l'espèce humaine n'est pas de deux ou trois degrés plus civilisée que les gens du Kamschatka. La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations.
     Il est plaisant d'un côté de considérer le P. Malebranche qui s'entretient familièrement avec le Verbe****, et de l'autre ces millions d'animaux semblables à lui qui n'ont jamais entendu parler du Verbe, et qui n'ont pas une idée métaphysique. Entre les hommes de pur instinct et les hommes de génie flotte ce nombre immense occupé uniquement à subsister.
     Cette subsistance coûte des peines si prodigieuses qu'il faut souvent, dans le nord de l'Amérique, qu'une image de Dieu**** coure cinq ou six lieues pour avoir à dîner, et que chez nous l'image de Dieu arrose la terre de ses sueurs toute l'année pour avoir du pain.
     Ajoutez à ce pain ou à l'équivalent une hutte et un méchant habit ; voilà l'homme tel qu'il est en général d'un bout de l'univers à l'autre. Et ce n'est que dans une multitude de siècles qu'il a pu arriver à ce haut degré.
      Enfin, après d'autres siècles, les choses viennent au point où nous les voyons. Ici on représente une tragédie en musique ; là on se tue sur la mer dans un autre hémisphère avec mille pièces de bronze; l'opéra et un vaisseau de guerre du premier rang étonnent toujours mon imagination. Je doute qu'on puisse aller plus loin dans aucun des globes dont l'étendue est semée. Cependant plus de la moitié de la terre habitable est encore peuplée d'animaux à deux pieds qui vivent dans cet horrible état qui approche de la pure nature, ayant à peine le vivre et le vêtir, jouissant à peine du don de la parole, s'apercevant à peine qu'ils sont malheureux, vivant et mourant presque sans le savoir.
[...]
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* la thèse du primitif = un enfant robuste, est défendue par Hobbes et attaquée par Rousseau pour lequel l'enfant ne saurait être un être libre (et le primitif est libre, pour Rousseau), puisque sa survie exige sa dépendance.
** Lapons et Samoïèdes : habitants de l'extrême nord de l'Europe ; Kamschatka : région de l'extrême est de la Russie, aux confins de la Mongolie ; Cafres et Hottentots : populations africaines.
*** Cyrus : fondateur de l'Empire de Perse, conquérant de Babylone ; Sémiramis : reine légendaire qui aurait fondé Babylone. Ces deux personnages, rattachés à Babylone, représentent, dans l'imaginaire, la civilisation la plus raffinée, le luxe  ("les jardins suspendus" de Babylone). Entre cet imaginaire et la réalité des paysans des Cévennes, au XVIIIe, l'écart est le plus grand possible.
**** le "Verbe" désigne Dieu ; "l'image de Dieu" = l'homme (formule ironique empruntée à la Genèse : "Dieu créa l'homme à son image", ironique dans le sens où elle désigne l'homme dans un état  plus proche de l'animalité que de la divinité.)
   






























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