Le siècle des Lumières

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L'importance des voyages dans l'élaboration de la pensée des Lumières.


Extrait de La Pensée française au XVIIIe siècle, Daniel Mornet, éd. A. Colin, 1926.

[...] dans l'ensemble, la philosophie et la littérature classiques suppriment le temps et l'espace. Or le XVIIIe siècle a tout fait pour les retrouver.
Il est d'abord le siècle des voyages : Voltaire visite l'Angleterre, l'Allemagne, la Suisse et, plus ou moins, la Hollande. Montesquieu voyage trois ans en Allemagne, Suisse, Italie, Angleterre. Rousseau ira, sans le désirer d'ailleurs ou de mauvais gré, en Italie, en Allemagne, en Angleterre. Diderot visite la Hollande, l'Allemagne, la Russie. Beaumarchais court l'intrigue à travers  l'Europe, d'Espagne en Angleterre ou en Autriche. D'Holbach connaît l'Allemagne et l'Angleterre. Condillac est précepteur du prince de Parme. Bernardin de Saint-Pierre est à peu près un "dromomane", chassé par son humeur inquiète à travers toute l'Europe. Chénier connaît l'Angleterre et visite l'Italie. Pour ceux qui ne voyagent pas ou qui ne peuvent pas aller assez loin, toute une littérature multiplie les voyages documentaires et pittoresques. C'est la collection, poursuivie pendant plus de soixante-dix ans, des Lettres édifiantes et curieuses écrites des missions étrangères. C'est, en vingt et un volumes, publiés en vingt-cinq ans, L'Histoire générale des voyages, de l'abbé Prévost, qui lui valut plus de lecteurs et plus d'argent que ses romans. Ce sont de luxueuses publications, des volumes in-folio, ornés d'innombrables estampes : Le Voyage pittoresque de la Grèce, de Choiseul-Gouffier, Les Tableaux topographiques, pittoresques, etc.,  de la Suisse de J.-B. Delaborde et Zurlauben, Le Voyage pittoresque de Naples et de Sicile, par l'Abbé de Saint-Non, cent autres récits, mémoires, journaux qui mènent le lecteur à travers les continents et les océans. C'est aussi bien l'époque où l'on reprend les grands voyages maritimes de découvertes qui passionnent l'opinion publique. On lit avidement Le Voyage autour du monde, de l'amiral Anson, les explorations de Cook et de Bougainville.
Les oeuvres des grands écrivains, sérieuses ou badines, reflètent ce goût des promenades à travers le vaste monde. Les romans, les contes, les tragédies, drames, comédies, opéras-comiques sont constamment orientaux, chinois, égyptiens, péruviens, indiens ou prétendent l'être. Sans doute l'exotisme n'y est très souvent qu'un costume ou un déguisement. Babylone, c'est Paris, et les dervis nos prêtres.  Mais souvent aussi l'exotisme est sincère. On fait effort pour n'être plus ni parisien, ni français, ni européen, ni civilisé. Au lieu de l'homme de tous les pays, on veut peindre celui qui n'est pas du tout de notre pays. On demande au lecteur de réfléchir sur la diversité des moeurs, sur l'infinie variété des usages et des croyances. [...]




Illustration du XVIIIe (1768) pour le récit du voyage de Bougainville: accueil des Tahitiens.


Bougainville et les Tahitiens


Mais dans le même temps, comme l'analyse
Paul Hazard dans La Pensée européenne au XVIIIe siècle (éd. Fayard, 1963), c'est à Paris que s'élaborent et se transmuent toutes ces idées qui sont ensuite diffusées dans toute l'Europe :





     Paris était comme un grand salon, où il faisait bon causer, briller, écouter seulement. Ceux qui avaient eu la douceur d'y vivre, quand ils s'en allaient sans retour, gardaient la nostalgie du Paradis perdu : tel l'abbé Galiani*, qui, lorsqu'il dut regagner Naples bien malgré lui, jamais plus ne se consola. Une existence s'y organisait, meilleure, semblait-il, que celle dont le passé avait donné l'exemple: un commercio umano, un commerce plus humain, s'y établissait ; on aurait voulu que partout fût suivi cet exemple. L'aristocratie, la haute bourgeoisie des diverses nations, faisaient de leur mieux pour attirer chez elles ceux qui avaient su bâtir cet édifice heureux. Cela commençait par l'aménagement de la maison et par la parure des personnes, par l'oeuvre des cuisiniers, des sommeliers, des perruquiers et des tailleurs ; en prenant la frisure et l'habillement des Français, on prenait leur ton. Lorsque les couturières de la rue Saint-Honoré envoyaient dans les grandes villes de l'étranger, pour être exposée aux vitrines, la poupée habillée à la dernière mode de Paris, elles exerçaient leur part d'influence sociale ; comme les modistes ; comme les maîtres à danser. Cela continuait par les comédiens, qui traversaient les cours princières, les capitales, et même qui s'y fixaient quelquefois. "Si vous voyiez notre théâtre, il vous offrirait un spectacle très risible ; vous verriez une école d'enfants. Tout le monde a son livre devant les yeux, tête baissée, sans détourner jamais les yeux pour voir la scène ; ils paraissent contents d'apprendre le français." Cela continuait par les artistes de toute espèce, qui, eux aussi, travaillaient à construire une Europe française au siècle des Lumières. Si, à titre d'expérience, on range par catégories les gallicismes qui ont pris, en ce temps-là, droit de cité hors de France, on voit comment ils appartiennent à l'art de bien manger, de se bien vêtir, de se bien présenter, de pratiquer de belles manières, de parler en homme du monde ; et comment ils traduisent, aussi, des nuances psychologiques et morales qui contribuent au raffinement de l'esprit ; ils forment un ensemble cohérent, après le désordre de leur première venue. Ils impliquent une notion d'art : art militaire ; art de converser ; art de sculpter ou de peindre ; art de penser ; art de vivre.
     Il s'est même produit ce phénomène singulier, qu'on s'est trompé sur le sens du mot cosmopolite. Voici, en effet, que le cosmopolite, fût-ce à son insu, devenait celui qui pensait à la française : il entrait dans une tribu, il faisait partie d'une espèce, il était citoyen d'une nation encore, d'une nation qui comprenait les civilisés de toutes les nations, et dont les membres se sentaient unis par une communauté de langage, et même de vie. Le cas extrême est représenté par l'homme qui fut le plus brillant de tous, le prince de Ligne**. Le prince de Ligne dit qu'il a tant de patries qu'il ne sait plus au juste à laquelle il appartient ; il se sent parfaitement à son aise à Vienne aussi bien qu'à Saint-Petersbourg ; toujours en mouvement, l'Europe n'est plus qu'une grande route aux multiples auberges, qu'il parcourt à bride abattue. En réalité, par la langue qu'il parle et qu'il écrit, par la qualité de son esprit, par ses moeurs, par son être tout entier, il appartient à l'élite qu'il rencontre partout, et qui, partout, lui donne l'illusion d'être en compagnie familière, l'élite qui confond Paris avec Cosmopolis.

* Abbé Ferdinando Galiani (1728 - 1787) : secrétaire d'Ambassade du Roi de Naples à Paris, il y  séjourne entre 1759 et 1764. Il fréquente les encyclopédistes. Il écrit des ouvrages d'économie encore lus aujourd'hui, La Monnaie, 1748-51 ; Dialogue sur le commerce du blé, 1770. Il entretient avec Mme d'Epinay une importante correspondance.
** Charles Joseph, prince de Ligne (1735 - 1814) : appartient à une grande famille du Hainaut. Fait la guerre de sept ans dans les rangs autrichiens. Ami de Joseph II, il le représente à la cour de Catherine II. Il voyage à travers l'Europe et entretient des relations d'amitiés avec Frédéric II, Voltaire, Goethe, plus tard Mme de Staël.



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