Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme. Laurence Sterne, 1759-1767.
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Laurence Sterne est le contemporain exact de Diderot puisqu'il est né, lui aussi, en 1713, en Irlande. Sa famille est pauvre, son père meurt à la Jamaïque lorsqu'il a 18 ans, c'est la religion qui va lui permettre d'assurer sa survie ainsi que celle de sa mère et de sa soeur : il est ordonné prêtre (de la religion anglicane qui autorise le mariage) en 1738. Il commence par publier des sermons et des pamphlets, avant d'écrire Tristram Shandy, dont le titre complet est The Life and Opinions of Tristram Shandy, Gentleman, qui est, aussitôt publié, un succès de librairie. La première traduction en français en est faite par Frénais entre 1776 et 1785. Sterne séjourne en France, de janvier 1762, au milieu de l'année 1764, un peu à Paris, mais la plupart du temps dans le sud (Toulouse et Montpellier) cherchant un climat favorable à sa santé : il est atteint de la tuberculose. Il mourra, à Londres en 1768. En 1762, il a rencontré Diderot, chez le baron d'Holbach, et lui a fait parvenir les six premiers volumes de Tristam Shandy. Le récit de Tristram Shandy est composé de neuf livres dont la publication s'est échelonnée ainsi : décembre 1759 (livres I et II), janvier 1761 (Livres III et IV), décembre 1761 (livres V et VI), janvier 1765 (livres VII et VIII), 1767 (livre IX). Une des particularités de ce récit s'inscrit dans les jeux typographiques de Sterne (par ex. une page blanche pour que le lecteur fasse lui-même le portrait d'un personnage, au chapitre 38 du livre VI), dont on peut voir quelques exemples ICI. Le texte en anglais, dans une édition de 1978, est disponible sur la page Gifu-Université. Dans ce récit à la première personne (c'est Tristram Shandy qui s'exprime), au chapitre XIX du livre VIII, le caporal Trim qui sert de valet et d'aide de camp à l'oncle Toby (frère du père du narrateur) est en train de lui raconter l'histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux quand une réflexion de l'oncle Toby sur le mot hasard entraîne ce qui suit: |
Joshua Reynolds, Laurence Sterne, 1760
(National Portrait Gallery, Londres)
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— N'en déplaise à Votre Honneur, dit Trim, le roi William pensait que tout est prédestiné dans notre existence, il disait même souvent à ses soldats que "chaque balle a son billet". — Un grand homme ! dit mon oncle Toby — Je suis convaincu pour ma part, poursuivit Trim, qu'à la bataille de Landen la balle qui me brisa le genou me fut adressée tout exprès pour m'ôter du service de Sa Majesté et me placer à celui de Votre Honneur afin que j'y sois mieux soigné dans mes vieux jours. — Rien ne démentira cette explication, Trim, dit mon oncle. Maître et soldat avaient un coeur également sensible à des flots soudain d'émotion ; un bref silence s'établit. — D'ailleurs, sans cette simple balle, reprit le caporal sur un ton plus joyeux, n'en déplaise à Votre Honneur, je n'eusse jamais été amoureux ______ — Tu l'as donc été une fois, Trim ? demanda mon oncle souriant ________ —J'ai fait le plongeon, dit Trim, et, n'en déplaise à Votre Honneur, j'en avais par-dessus la tête. — Dis-moi où, quand, dans quelles circonstances, je n'en ai jamais su un traître mot, dit mon oncle Toby. — J'ose dire que pas un tambour, pas un enfant de troupe ne l'ignorait dans le régiment. — Il est grand temps que j'en sois informé, dit mon oncle Toby. — Votre Honneur ne se souvient pas sans chagrin, dit Trim, de la panique et de la confusion totale qui régnaient à Landen dans notre camp et dans notre armée ; chacun devait se tirer seul d'affaire et sans les régiments de Wyndham, Lumley et Galway qui couvrirent la retraite au pont de Neerspecken, le roi lui-même eût pu difficiilement s'échapper, pressé qu'il était de toutes parts _______ — Le noble courage ! s'écria mon oncle Toby soulevé par l'enthousiasme. je le vois encore à l'instant où tout était perdu galoper devant moi vers la gauche pour rassembler les restes de la Garde, voler au secours de la droite et arracher les lauriers du front de Luxembourg si c'était encore possible — je le vois, sans souci de son écharpe dont une balle venait d'arracher le noeud, infuser un nouveau courage au régiment du pauvre Galway, parcourir le front des troupes, puis faire demi-tour et charger Conti à leur tête. C'est un brave, pardieu ! s'exclama mon oncle Toby et qui mérite la couronne ! — Aussi dignement qu'un voleur la corde, hurla Trim. Mon oncle Toby connaissait bien la loyauté du caporal envers son roi, cette réserve faite, la comparaison lui parut franchement incongrue. Une fois lancée, le caporal ne la jugea pas non plus très heureuse, mais on ne pouvait y revenir, le mieux était donc de poursuivre. Trim poursuivit : — Le nombre des blessés était prodigieux et nul n'avait le temps que de songer à son propre salut. — Talmash, dit mon oncle Toby, ramena pourtant son infanterie avec beaucoup de prudence. — Je fus, moi, laissé sur le terrain, dit le caporal. — Pauvre diable ! je le sais bien, dit mon oncle Toby. — Je dus ainsi attendre le lendemain midi pour être échangé puis transporté à l'hôpital sur une charrette avec treize ou quatorze autres. Il n'y a point de parties du corps, n'en déplaise à Votre Honneur où une blessure soit plus douloureuse qu'au genou _______ — L'aine exceptée, dit mon oncle Toby. — N'en déplaise à Votre Honneur, je crois le genou plus douloureux, à cause de tous les tendons et les je-ne-sais-trop-quoi qui y arrivent. [suit une discussion sur les douleurs comparées des blessures du genou et de l'aine] chapitre XX
— La souffrance de ma blessure au genou
était déjà atroce par elle-même, poursuivit
le caporal, mais l'incommodité de la charrette et les durs
cahots d'une route creusée d'ornières la rendaient pire
encore, je pensais mourir à chaque pas ; ajoutez à cela
la perte de sang, l'absence de soins, la fièvre que je sentais
grandir (Pauvre homme ! dit mon oncle Toby) ; c'était, n'en
déplaise à Votre Honneur, plus que je n'en pouvais
supporter.— Notre charrette, la dernière de la file, s'arrêta devant une maison de paysans ; quand on m'eût aidé à y entrer, je confiai mes souffrances à une jeune femme qui se trouvait là; elle sortit un cordial de sa poche et m'en donna quelques gouttes sur un morceau de sucre ; me voyant réconforté, elle recommença par deux fois. Ma douleur, lui dis-je, était si intolérable que, n'en déplaise à Votre Honneur, je préfèrais m'allonger (je tournais mon visage vers un lit au coin de la pièce) et mourir là plutôt que de continuer ma route ; elle voulut alors m'aider à gagner cette couche et je m'évanouis dans ses bras. Elle avait l'âme bonne, dit Trim en essuyant une larme, comme Votre Honneur va l'apprendre par la suite. — Je croyais l'amour joyeux, remarqua mon oncle Toby. — N'en déplaise à Votre Honneur, c'est (quelquefois) la plus grave chose du monde. Sur les instances de la jeune femme, poursuivit le caporal, le chariot de blessés partit sans moi : le premier cahot me tuerait, assura-t-elle. En revenant à moi, je me retrouvais donc dans une chaumière paisible, où ne restaient que le jeune femme, le paysan et son épouse. J'étais couché en travers du lit, ma jambe blessée sur une chaise ; la jeune femme, à mes côtés, d'une main me faisait respirer un mouchoir mouillé de vinaigre, de l'autre me frictionnait les tempes. [Trim découvre ensuite que la jeune femme est une béguine, c'est-à-dire une personne pieuse qui, sans avoir prononcé des voeux, vit comme une religieuse. Cette jeune femme va le soigner durant trois semaines jusqu'à ce que, un dimanche, l'amour se déclare] chapitre XXII
[...]C'était, je l'ai déjà dit à Votre Honneur, un dimanche après-midi ___ Le vieux paysan et sa femme étaient sortis ___ Il régnait dans la maison la quiétude et le silence de minuit, pas un canard, pas un caneton dans la cour. La belle Béguine entra. Ma blessure était en bonne voie de guérison : à l'inflammation, disparue depuis quelques jours, avait succédé au-dessus et au-dessous du genou une démangeaison si insupportable que je n'avais pu fermer l'oeil de la nuit; — Faites voir, me dit-elle, en s'agenouillant sur le sol parallèlement à ma jambe et en posant la main sous ma blessure ; il n'y faut qu'une petite friction. Couvrant ma jambe du drap, elle se mit à la frictionner sous le genou d'un index que guidait la bande de flanelle qui maintenait mon pansement ; cinq ou six minutes plus tard, je perçus le frôlement du médius, qui bientôt se joignit à l'autre ; cette friction circulaire se poursuivit un bon moment ; l'idée me vint alors que je devais tomber amoureux. La blancheur de sa main me fit rougir ; de ma vie, n'en déplaise à Votre Honneur, je n'en verrai une aussi blanche. — A cet endroit, intervint mon oncle Toby - Quelque sincère que fût son désespoir, le caporal ne put s'empêcher de sourire. — Devant le soulagement, poursuivit-il, que sa friction apportait à mon mal, la jeune Béguine passa de deux à trois doigts, puis abaissa le quatrième et finit par y employer toute la main. Je ne dirai plus rien des mains, n'en déplaise à Votre Honneur, mais celle-ci était plus douce que le satin ___ — Je te prie, Trim, dit mon oncle, fais-en tout l'éloge qui te plaira, j'écouterai, pour moi, ton histoire avec d'autant plus de plaisir. Le caporal remercia très vivement son maître mais n'ayant rien de plus à dire sur la main de la Béguine passa sans retard aux effets du traitement. — La belle Béguine, dit-il, m'ayant ainsi longtemps frictionné à pleine main, je craignis pour elle une fatigue : "J'en ferai mille fois plus, s'écria-t-elle, pour l'amour du Christ!" A ces mots, elle franchit la bande de flanelle et attaqua le dessus du genou où je lui avais dit souffrir une égale démangeaison. Je perçus alors les approches de l'amour. Sous cette friction mille fois répétée, je le sentis se répandre et gagner tout mon corps ; plus elle frottait fort et plus loin le feu s'allumait dans mes veines, deux ou trois mouvements enfin d'une ampleur plus marquée élevèrent ma passion à son paroxysme, je lui saisis la main ___ — Pour la presser, j'imagine, contre tes lèvres, dit mon oncle Toby, et faire ta déclaration. Cette scène des amours de Trim s'acheva-t-elle exactement comme l'imaginait mon oncle Toby, rien ne le prouve. L'essence du romanesque amoureux tel que les hommes l'ont chanté depuis le commencement du monde ne s'y trouve pas moins incluse. [et le lecteur n'en saura pas davantage des amours du caporal. Mais le statut de béguine, "l'amour du Christ" et la situation de Trim auprès de l'oncle Toby, indiquent que les amours de Trim ne sont pas allées plus loin] Traduction Charles Mauron, 1946
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Frontispice et page de titre de l'édition de 1760 du premier volume de Tristram Shandy |
Diderot ne s'inspire pas seulement du récit du caporal Trim pour construire celui de Jacques le fataliste ; il dote son héros d'un frère, à l'instar de Trim ; chez Sterne ce frère est emprisonné, à Lisbonne, dans les cachots de l'inquisition pour avoir épousé la veuve d'un juif (Sterne s'est beaucoup amusé à jouer avec le tout récent conte de Voltaire, Candide ou l'optimisme, 1759). Diderot reprend le frère mais le transforme en moine (un moine qui doit beaucoup, par ailleurs, au frère Jean des Entommeures de Rabelais), le conduit bien à Lisbonne mais pour le faire mourir dans le tremblement de terre de 1755. Diderot, naturellement, n'est pas le seul à s'inspirer de Sterne. Balzac l'a beaucoup lu qui lui emprunte une épigraphe pour La Peau de chagrin ; Nodier aussi qui écrira l'Histoire du roi de Bohème et de ses sept châteaux, guère plus conclusive que l'interruption de l'oncle Toby privant le lecteur de connaître cette histoire, remplacée par celle des amours de Trim. La leçon première de Sterne, celle qu'il a lui-même puisée dans la lecture de Rabelais, est celle du jeu et de la liberté. La littérature n'est jamais aussi sérieuse que lorsqu'elle ne se prend pas au sérieux. |
A écouter : des extraits du roman dans l'émission de Guillaume Gallienne, "Ça peut pas faire de mal", sur France Inter, le 11 août 2014. |