24 novembre 1394 : Charles d'Orléans

coquillage


Je suy cellui au cueur vestu de noir

Ballade 19 [éd. Livre de poche, Jean-Claude Mühlethaler]





lettrine Charles d'Orléans
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Lettre historiée représentant Charles d'Orléans recevant l'hommage d'Antoine de Beaumont, 1460.

Le prince : une vie difficile

L'avantage des poètes qui sont princes, c'est que leur vie est bien connue. Les historiographes, les chancelleries, les notaires ont participé à la transmission de ces savoirs. Ce n'est pas le cas des autres quand on remonte aussi loin dans le temps, ainsi de Villon, son contemporain, nous ne savons presque rien.
Neveu du roi Charles VI (dont son père, Louis d'Orléans, est le frère) qui est aussi son parrain, cousin de Charles VII (qui devient roi en 1422), père de Louis XII (qui succèdera à Charles VIII en 1498), Charles a pour mère Valentina Visconti, fille du duc de Milan et pour grand oncle, Jean de Berry. C'est sa mère qui l'élève, loin de Paris où il est né, dans une atmosphère lettrée. La famille d'Orléans protège entre autres, Christine de Pisan et Eustache Deschamps.
En 1406, il est marié à Isabelle de France, sa cousine germaine, fille de Charles VI (elle a 16 ans et déjà est veuve, lui n'en a qu'à peine 12). Un an après, en 1407, son père est assassiné à Paris. Le meurtre a vraisemblablement été commandité par le duc de Bourgogne, Jean sans peur, qui sera lui-même assassiné en 1419. Mais le meurtrier (ou commanditaire du meurtre) n'est pas inquiété, il est même absous après une longue plaidoirie qui accuse Louis d'Orléans de tyrannie et transforme son meurtre en oeuvre de justice. En 1408, c'est sa mère qui décède, à 38 ans. Charles a 14 ans, le roi l'émancipe (et la lettre d'émancipation le fait naître en 1391, peut-être pour mettre en accord le fait et le droit). Le voilà chef de famille (il a trois frères et une jeune soeur), seigneur de vastes terres et investi du devoir de justice dû à l'assassinat de son père. Il va s'allier pour ce faire avec les Armagnacs, et déchaîner une guerre civile où Armagnacs et Bourguignons vont surtout ravager le pays.



En 1410, sa jeune épouse meurt de ses couches en lui laissant une petite fille, Jeanne, dont il signe le contrat de mariage la même année avec Jean II, comte d'Alençon. Le mariage sera célébré en 1423.
La même année encore, il épouse Bonne, fille du comte d'Armagnac et petite-fille de Jean de Berry. Il mène la vie d'un chevalier, guerroyant contre les Bourguignons, et réclamant justice pour son père. Une paix précaire est finalement instaurée en 1412, après que cinq années de guerre civile ont mis bien à mal sa fortune, sans parler de la France ravagée par les compagnies d'Armagnac et de Bourgogne. Toutefois, il obtiendra enfin, en 1414, réparation pour la mémoire de son père, juridiquement d'abord, ensuite avec l'organisation, par le roi, de funérailles officielles. Sa vie militaire n'en continue pas moins, cette fois aux côtés du roi de France, contre les Bourguignons d'abord, ensuite contre les Anglais. Ce que nous appelons la guerre de cent ans est en cours depuis déjà longtemps.
En 1415, le 25 octobre, a lieu la bataille d'Azincourt. Charles y est blessé, abandonné sur le champ de bataille, capturé par les Anglais qui le conduisent, prisonnier, en Angleterre, en attente d'une rançon. Pendant cette captivité, qui va durer 25 ans, le prince va aller de "prisons" en "prisons" avec parfois des geôliers peu amènes et parfois, comme dans le château de Wingfield, chez le comte de Suffolk, en 1432, des hôtes plus que des geôliers. Mais aussi courtois soient ses hôtes, il n'en reste pas moins prisonnier, éloigné des siens. Sa femme, Bonne, et sa fille, Jeanne, meurent pendant son absence. La première sans doute entre 1430 et 1435, la seconde en 1432. Cette longue captivité est due à son statut qui est davantage celui d'un otage dans le conflit opposant le roi d'Angleterre (et ses prétentions au trône de France) et le roi de France. Finalement, les véritables transactions pour sa libération ne sont entamées qu'en 1438, date à laquelle une rançon, extrêmement élevée, est enfin fixée. Ironie de l'histoire, c'est le fils de Jean sans peur, Philippe le bon, duc de Bourgogne, et son épouse Isabelle de Portugal qui en seront les intercesseurs les plus efficaces.
Il ne retrouve la France qu'en 1440 et épouse la même année, Marie de Clèves qui a 14 ans (elle est née en 1426), nièce de Philippe le bon, scellant ainsi la réconciliation des maisons d'Orléans et de Bourgogne. Ils auront trois enfants : Marie (née en 1457), Louis (né en 1462) qui deviendra roi de France sous le nom de Louis XII, Anne (née en 1464).
Les dix années qui suivent son retour en France sont fort occupées par les pérégrinations politiques visant à rétablir la paix entre la France et l'Angleterre, puis par l'expédition organisée en 1447-48 pour revendiquer l'héritage maternel en Italie (le duché de Milan dont a pris possession Francesco Sforza), mais elle se solde par un échec.
Il finit sa vie, dans ses terres, le plus souvent à Blois qui a sa préférence, écrivant, recevant et complétant une bibliothèque fort riche, comme en témoigne déjà l'inventaire établi en 1427, pendant sa captivité anglaise.
Il meurt, à Amboise,  en 1465. Son fils, Louis XII, fera ériger, en 1502, un tombeau pour ses parents et grands-parents en l'Eglise des Célestins à Paris.
En résumé, Charles d'Orléans a eu une vie marquée par le deuil, la guerre, l'exil, la souffrance, mais il a fait de l'espace de ses poèmes un haut lieu de liberté et de délicatesse en contradiction profonde avec cette biographie.

Le Poète

C'est pendant sa captivité en Angleterre que Charles d'Orléans va écrire une grande partie de son oeuvre. Il avait déjà rédigé en 1404 (à 10 ans donc), un premier poème, Le Livre contre tout péché.
Il a composé un très grand nombre de pièces, privilégiant les formes fixes, la ballade (123, pour la plupart, semble-t-il, composées en Angleterre), le rondeau (435, la plupart composés à Blois, après son retour), mais aussi des chansons (89) et des complaintes. Il a lui-même traduit au moins deux de ses poèmes en anglais.
Ainsi l'imagine l'écrivain Jean Tardieu, au XXe siècle :



Je vois un homme d'autrefois, soudain redevenu jeune comme le jour. Il a consumé, rêvé sa vie pour en extraire quelques sons essentiels, c'est-à-dire pour détourner le cours des raisons du monde au profit d'un pressentiment d'une grande importance, l'un des premiers à avoir su (maladroit dans ses actes mais savant en poésie) utiliser les mots de la langue française à des fins de magie.

Jean Tardieu, Tableau de la littérature française, 1962




Héritier de la poésie médiévale, dans sa veine courtoise particulièrement, et fortement marqué par Le Roman de la Rose (Guillaume de Lorris et Jean de Meung), Charles d'Orléans utilise de nombreuses allégories mais auxquelles il confère par le jeu des actions qui leur sont attribuées, comme par leurs caractéristiques empruntées à la vie quotidienne, une fraîcheur et une grâce peu communes.  Par ailleurs, à travers nombre de ces allégories (Souci, Mélancolie, Joie, Vieillesse dans les derniers poèmes), le lecteur découvre un écrivain personnel, dont les jeux avec les mots (à propos des rondeaux, Tardieu parle de "danse des mots") dévoilent une personnalité attachante, un poète qui s'épanche, mais sans se répandre, une confidence maîtrisée et peut-être pour cela d'autant plus émouvante ; mais aussi un poète qui prend plaisir à observer le monde et à s'en réjouir. Ainsi de ces trois rondeaux célébrant les saisons :







Le Temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s'est vestu de brouderie
De soleil luyant cler et beau.

Il n'y a beste ne oyseau
Qu'en son jargon ne chante ou crie
Le Temps a a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye

Rivière fontaine et ruisseau
Portent en livree jolie,
Gouttes d'argent d'orfaverie*;
Chascun s'abille de nouveau :
Le Temps a laissié son manteau.

* orfèvrerie






Les fourriers* d'Esté sont venus
Pour appareiller son logis,
Et ont fait tendre ses tappis,
De fleurs et verdure tissus.

En estendant tappis velus,
De vert herbe par le païs,
Les fourriers d'Esté sont venus
Pour appareiller son logis

Cuers d'ennuy pieça morfondus,
Dieu mercy, sont sains et jolis ;
Allez vous ent, prenez païs,
Yver, vous ne demourrés plus :
Les fourriers d'Esté sont venus !

* responsable dans la suite d'un prince des vivres et du logement
Très riches heures du duc de Berry

Enluminure des Très riches heures du duc de Berry: le mois d'avril. (1412-1416)




Hiver, vous n'êtes qu'un vilain*,
Eté est plaisant et gentil,
En témoin de Mai et d'Avril
Qui l'accompagnent soir et main**.

Eté revêt champs, bois et fleurs,
De sa livrée de verdure
Et de maintes autres couleurs,
Par l'ordonnance de Nature.

Mais vous, Hiver, trop êtes plein
De neige, vent, pluie et grésil ;
On vous dût bannir en exil.
Sans vous flatter, je parle plain***,
Hiver vous n'êtes qu'un vilain.

* vilain : l'opposé du noble, personnage grossier, sans éducation
** main : matin
*** plain : franchement

(orthographe modernisée)









Poète reconnu de ses contemporains, ce dont on trouve trace dans le témoignage d'autres poètes, aussi bien que dans les deux manuscrits (celui de la duchesse, et le sien) où sont recueillis ses poèmes et ceux de ses hôtes et amis, comme à l'occasion de ce qu'il est convenu de nommer Le concours de Blois (1457 ou peut-être 1460) pour lequel une dizaine de poètes (dont Villon) composeront chacun une ballade à partir du premier vers d'une de ses ballades "Je meurs de soif en couste la fontaine" ("Je meurs de soif auprès de la fontaine"), Charles d'Orléans est encore publié dans la première moitié du XVIe siècle, puis disparaît. Il faudra l'érudtion d'un homme du XVIIIe siècle, l'abbé Claude Sallier, bibliothécaire du roi, pour qu'on s'avise de nouveau de son existence, en 1734. Plusieurs éditions de ses oeuvres se succèdent au XIXe et au XXe siècle. Théodore de Banville écrit des Rondels à la manière de Charles d'Orléans (1875), que met en musique Reynaldo Hahn en 1899. Les musiciens, de Debussy à Poulenc en passant par Darius Milhaud en s'intéressant à ses poèmes qu'ils mettent en musique, ont permis sans doute de mieux saisir la beauté discrète mais profonde de ces pièces, longtemps taxées, à tort, de mièvrerie.




A lire
: pour tout savoir sur la vie de Charles d'Orléans, Vie de Charles d'Orléans, Pierre Champion, publié en 1911. L'historien s'appuie sur force archives et se laisse souvent porter par un certain goût de la chronique médiévale quant au style, mais sa documentation est du plus grand intérêt.
Les poèmes de Charles d'Orléans. il existe de nombreuses éditions disponibles en ligne, dont celle de Pierre Champion (1923-27) qui fait référence. Sur papier, choisir de préférence l'édition du
Livre de poche, Lettres gothiques, malgré son mauvais papier et son impression plus mauvaise encore. Jean-Claude Mühlethaler y propose le texte original et l'aide nécessaire pour en apprécier la saveur, sans chercher à l'adapter en français contemporain.
A écouter : sur Vive voix, trois poèmes dits par Jean Vilar, Jean Desailly et Yvonne Gaudeau



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