Chéri, Colette, 1920

coquillage






Colette en 1920

Photographie de Colette en 1920, en visite en Algérie, avec Jouvenel, chez Charles de Polignac, détail.

Contexte

     En 1920, Colette, à 47 ans, a déjà une oeuvre solide à son actif, et bien personnelle dans son exploration des ambiguïtés de l'individu.  Elle les a explorées aussi bien dans les marges sociales, le monde des théâtres, des music-halls, que dans les marges psychologiques, ces territoires frontières, mal déterminés, où un individu se cherche à travers réalités et fantasmes, comme la jeune Minne de L'Ingénue libertine (1908).
Francis Jammes (en préfaçant la deuxième édition des Dialogues de bêtes, élevés à sept), l'a déclarée "poète", en quoi il n'a pas tort, si le poète est celui qui "dévoile", fait venir au jour, ce qui n'avait pas encore été perçu.



Sur le plan sentimental, elle en est à un deuxième mariage. Après son divorce avec Willy en 1910, elle a épousé Henry de Jouvenel en 1912. Mais dans les années 1920, ce dernier s'investit de plus en plus en politique, ce qui éloigne les époux l'un de l'autre. Elle a une fille de 7 ans, élevée dans le château paternel. Entre les activités politiques du père, souvent en déplacement, et celles d'écrivain et de journaliste de la mère (elle travaille au Matin), la petite "Bel Gazou" n'a pas beaucoup de place.
L'horizon de l'écrivain, qui connaissait bien le monde intellectuel de la fin du XIXe siècle, ses salons, ses revues, ses maîtres à penser, s'est élargi entre 1905 et 1910 de son expérience d'actrice de music-hall.
Bien qu'elle ait été fort active durant la Grande guerre, l'écrivain n'a publié que des recueils d'oeuvres brèves et un seul roman, Mitsou ou comment l'esprit vient aux filles où elle mêlait récit, dialogue théâtral et forme épistolaire pour reprendre le vieux thème de l'amour éveilleur d'intelligence (cf. le conte de Riquet à la houppe popularisé par Perrault).
Mais il s'agissait davantage d'une pochade que d'une grande oeuvre. En 1919, Colette envisage un nouveau sujet, la relation amoureuse d'un jeune homme avec une femme ayant le double de son âge ; l'idée s'en était ébauchée dans quelques contes de l'année 1912, et l'écrivain imagine d'abord l'oeuvre sous forme dramatique avant d'y renoncer et de revenir au roman.
Elle met un an à l'écrire puisque début 1920 l'oeuvre est achevée et publiée en feuilleton dans La Vie parisienne, au cours du premier semestre de l'année, avant de l'être en volume chez Arthème Fayard.
Le succès est au rendez-vous et Arthème Fayard fait passer le texte dans la jeune collection qu'il vient de créer, "le livre de demain" qui veut offrir à des prix modérés des livres d'art. Tous les livres sont en effet illustrés de bois gravés pour l'occasion. C'est Pierre Georges Jeanniot qui assume ceux de Chéri.
L'année suivante (1921), Colette avec son complice habituel, Léopold Marchand, adapte le texte pour la scène, dans une comédie en quatre actes créée au théâtre Michel le 13 décembre 1921. En 1922, pour la centième représentation, Colette jouera elle-même le rôle de Léa.

couverture du Livre de demain,  Fayard, 1830

Première de couverture de l'édition de Chéri dans le livre de demain, il est numéroté XVIII et compte tenu du nom de l'auteur: "Colette (Colette Willy)" il doit être du début de la collection ; après 1923, Colette supprime la parenthèse et prend pour seul nom d'auteur, Colette.



Une histoire simple ?

A première vue, il le semble. Peu de personnages : un homme et trois femmes ; l'homme, c'est Chéri, 25 ans, amant de Léa  ; fils de madame Peloux, qui est aussi l'amie de Léa ; et futur mari d'Edmée, 18 ans.
Autour de ces personnages dont, en vérité, seuls les deux premiers sont essentiels, quelques utilités, les connaissances avec lesquelles Chéri passe ses nuits de dérive ou les vieilles femmes qui sont la compagnie ordinaire de sa mère.
Un monde
: celui que l'on appelle alors le "demi-monde". Léa comme Madame Peloux ont été, en leur temps, à la fin du XIXe siècle, des courtisanes de haute volée qui ont su assurer ainsi leur fortune. La mère d'Edmée, Marie-Laure, semble encore être en activité, elle. Pour Léa et madame Peloux logées confortablement dans des hôtels particuliers leur appartenant, dans le seizième arrondissement, près du Bois, pour Léa, à Neuilly, pour madame Peloux, il ne s'agit plus guère que de gérer leur fortune et pour la seconde de pousser son fils vers le grand monde en le mariant et en lui assurant des rentes suffisantes pour tenir le haut du pavé.  L'intrigue commence donc avec l'annonce du mariage de Chéri, surnom que sa mère, aussi bien que Léa qui l'a élevé, ont donné depuis son enfance à Frédéric Peloux que les autres appellent Fred. Chéri a vingt cinq ans et il est l'amant de Léa depuis six ans (été 1906 en Normandie). Comme dans la bourgeoisie la mieux installée, le mariage exige une rupture avec la vie de "garçon" et les liaisons précédentes.
Aucun des protagonistes ne remet en cause cette nécessité ni ne semble envisager quelque difficulté pour faire face à la nouvelle situation.

Structure du récit

Le roman est divisé en onze chapitres non titrés mais répartis avec précision entre Léa et Chéri. Le premier et le dernier chapitre reprennent les mêmes données : le réveil des amants dans la chambre de Léa, un matin de juin. Le premier chapitre se déroule en 1912, le dernier en 1913. Cette durée d'une année est, en fait, creusée de nombreuses ellipses, ce qui permet de mieux souligner le caractère de crise que prend une situation, au départ, banale.
Des chapitres 2 à 4 inclus, le récit s'organise du point de vue de Léa. Le personnage est présenté (à la fois par le narrateur et dans des monologues intérieurs) comme une femme lucide, raisonnable, capable d'évaluer son jeune amant pour ce qu'il est, un gros bébé gâté (elle le traite volontiers de "nourrisson méchant"). Pourtant, progressivement un mal être s'insinue en elle dont elle finit par reconnaître la force : "Elle se sentait circonspecte, pleine de défiance contre un ennemi qu'elle ne connaissait pas : la douleur."


le journal des demoiselles

Journal des Demoiselles, une des nombreuses revues de mode du temps. Robes de soirée en 1913.


Les chapitres 6 à 9 inclus ont pour personnage central, Chéri, revenu de son voyage de noces (on est à la fin de l'année 1912), malheureux sans comprendre vraiment pourquoi. Ils sont essentiellement constitués de la fugue de Chéri et de son errance de trois mois dans le Paris nocturne avec son ami Desmond (parasite de son état) et "la copine" dont la chambre est plus ou moins une sorte de fumerie, quoique l'opium ne soit pas la seule drogue qu'elle puisse fournir. Chéri se bornant à s'y asseoir et regarder le vide en lui-même. Quand il est seul, il erre dans les rues, finissant toujours par arriver devant la maison fermée de Léa. Cette errance se termine lorsque Léa, enfin de retour, Chéri se précipite chez elle.
Cette construction parallèle souligne l'identité des découvertes de l'une et de l'autre, d'une part celle de la profondeur d'un amour qu'aucun des deux protagonistes ne soupçonnait, le jeune Chéri se laissant dorloter comme un enfant attardé et Léa jouant à la fois les mères de substitution et les "croqueuses " de jeunesse ;  et dans le même mouvement, celle de l'impossibilité même de cet amour en raison de la distance temporelle existant entre les amants : Léa à l'orée de la vieillesse, Chéri au seuil de sa vie d'adulte.



Goya, Les Vieilles

Francisco Goya (1746-1828), Les Vieilles (huile sur toile, vers 1808-1812), Palais des beaux-Arts de Lille.

Le temps

Ainsi sous des dehors "légers" à tous les sens du terme, le roman incarne dans ses personnages la cruauté même de la condition humaine, l'inévitable passage du temps et les transformations qu'il impose aux créatures, métamorphosant l'objet du désir en objet de répulsion. Ainsi Léa regardant la baronne de Berche qui "carrait d'inflexibles épaules de curé paysan, un grand visage que la vieillesse virilisait à faire peur. Elle n'était que poils dans les oreilles, buissons dans le nez et sur la lèvre, phalanges velues..."et se demandant combien de temps il lui reste avant de devenir identique.
Si l'écrivain choisit d'inscrire son aventure dans le monde des courtisanes (assez proche de celui des actrices, danseuses) c'est d'abord parce que le temps marque les êtres dans leur corps, par la dégradation physique. Cette situation sera d'autant plus sensible à des personnes dont la beauté a assuré à la fois la place dans la société et la fortune. C'est ensuite parce que cette dégradation physique, si elle atteint les hommes autant que les femmes (et le roman présente aussi des vieux hommes, Berthellemy "un ancêtre desséché, une sorte de momie badine",  ou le colonel Ypoustègue), n'ôte pas à ces derniers leur identité sexuelle. Que par ailleurs, la société porte un regard bien plus cruel sur les vieilles femmes que sur les hommes âgés, ce dont témoigne la peinture qui peint de "beaux vieiilards", mais qui lorsqu'elle peint la vieillesse féminine, comme Goya, la fait glisser vers la caricature et la "sorcière" (au sens de laideur extrême, diabolique).
Léa, qui a 49 ans au début du récit, doit apprendre, dans la souffrance et la douleur, que l'amour ne transcende pas le temps. Comme Chéri, de manière aussi infantile, elle s'est refusé à tenir compte du temps "je t'ai aimé comme si nous devions, l'un et l'autre mourir l'heure d'après.", mais le temps rappelle sa vérité, lorsqu'on y pense le moins. Ainsi Chéri se précipite-t-il, débordant d'amour vers sa "Nounoune" qu'il n'a pas vue depuis six mois, pour constater ce qu'il savait bien mais ne voyait pas, qu'elle a 24 ans de plus que lui.
Léa, d'une certaine manière, traitait Chéri (comme le surnom le montre) comme un enfant qui ne grandirait jamais, et de fait le personnage est silencieux, "infans", celui qui ne parle pas, ce n'est que dans le dernier chapitre qu'il arrive à dire à la fois son amour, la conscience précise qu'il a de leurs relations, ("Avec toi, Nounoune, il y a des chances pour que j'ai douze ans pendant un demi-siècle."), et par le fait, la séparation inévitable qui les attend.


La solitude des individus

Ce qui frappe aussi le lecteur dans ce roman dont les personnages bénéficient de toutes les facilités sociales (beauté, richesse et liberté), c'est leur irrémédiable solitude. Certes la mère de Chéri, Charlotte Peloux, est entourée d'une "cour" de parasites, et son amitié avec Léa remonte loin, mais c'est une amitié empoisonnée comme l'analyse avec précision Léa de retour à Paris "la méchanceté habituelle et les propos routiniers, la méfiance bonasse, les repas en commun ; des journaux financiers le matin, des potins scandaleux l'après-midi."  De même Léa est entourée de nombre de connaissances, autant à Paris (elle fréquente théâtres et restaurants) qu'en province, mais ce ne sont que des connaissances, exactement comme les "amis" de Chéri ne sont guère autre chose.
D'ailleurs Chéri et Edmée faisant le compte de leurs relations avec leurs mères respectives aboutissent à la conclusion "On est quelque chose comme orphelins, nous, pas ?" et quelques jours plus tard, Chéri constate qu'il ne possède aucune lettre d'amour.
Les rapports entre les êtres quels que soient leur sexe et leur âge relèvent de la "guerre", chaque individu étant d'abord un égocentrisme. Le monde et les autres ne sont perçus que comme moyens au service d'une satisfaction personnelle, même la relation maternelle est pervertie. Marie-Laure (la mère d'Edmée) se débarasse de sa fille dont les 18 ans et la beauté naissante peuvent menacer sa propre beauté et donc ses succès.
L'autre n'existe qu'en tant que source de plaisir ou danger potentiel sinon, comme Chéri regarde Edmée, il compte pour "du beurre". Dans un monde où la sexualité joue un rôle dominant (on en vit, et Chéri est ravi d'être traité de "gigolo" signe de sa beauté et de sa séduction), l'amour n'en joue aucun, d'où le désarroi où plongent les personnages obligés de reconnaître que ce qui leur arrive déborde largement la simple question du plaisir.
Chéri est d'une certaine manière le livre des passages. Le jeune "fils Peloux" (comme il se nomme lui-même avec dérision) doit accepter à la fois sa solitude, la perte de la sécurité enfantine et affronter sa vie d'adulte, comme Léa doit entrer dans ce territoire qui l'épouvante, celui de la vieillesse où, comme au seuil de l'enfer de Dante, pourrait s'écrire "Vous qui entrez ici, laissez toute espérance".





A lire
: un article de sur Cairn à propos du "vieillir"
A découvrir : la pièce (mise en scène pour la télévision en 1962) sur le site de l'INA.
Curiosité : une très belle édition de l'oeuvre datant de 1935 dans une bibliothèque néerlandaise.



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