Les
Confessions, Livre I à VI, Jean-Jacques Rousseau, 1764-1770, première
publication intégrale, 1813
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Les Confessions font partie des derniers textes de Rousseau et s'inscrivent à la fois comme une pièce dans l'ensemble de sa pensée philosophique, et comme un élément d'un dispositif autobiographique dont on peut lire les prémices dans les quatre lettres adressées à Malesherbes (alors directeur de la Librairie, autant dire Censeur, mais qui n'en était pas moins honnête homme et ami des Encyclopédistes), en janvier 1762. Les Confessions, dont Rousseau ne voulait qu'une publication posthume, en sont le naturel prolongement. Déçu toutefois par le résultat de ses lectures fin 1770- début 1771, Rousseau, de plus en plus obsédé par l'idée qu'il est victime d'un complot, rédige trois dialogues (entre 1772 et 1776) intitulés Rousseau juge de Jean-Jacques. La dimension apologétique, déjà présente dans Les Confessions, est ici essentielle et construit le texte. Enfin, à partir de 1776 et pendant les deux ans qui lui restent à vivre, il écrit les Rêveries du promeneur solitaire, qui s'interrompent sur une dixième rêverie, en raison de sa mort. Il y revient de nouveau sur son passé en donnant, cette fois, le sentiment d'en savourer tout ce qu'il a eu d'heureux. Cette prose lyrique servira longtemps de modèle à un nouveau mode de la poésie qui alimentera les quêtes du poème en prose menées au début du XIXe siècle. Les Confessions, comme Les Rêveries... connaîtront une innombrable postérité, pas nécessairement autobiographique. Le mal-être du René de Chateaubriand y puise beaucoup, et l'aventure de Julien Sorel chez les La Mole, dans Le Rouge et le noir n'est pas sans rappeler celle de Rousseau, à Turin, chez le comte de Gouvon, pour nous en tenir à deux exemples. |
Première page de l'édition
genevoise des Confessions suivies des Rêveries du promeneur solitaire en
1782.
Elle présentait les livres I à VI, dans un texte expurgé. |
Histoire du texteL'histoire de ce texte, célèbre entre tous, à la fois parce qu'il donne le sentiment de pouvoir comprendre Rousseau, et qu'il est à l'origine d'une longue lignée d'oeuvres qui construisent un genre (l'autobiographie) depuis que Philippe Lejeune l'a théorisé, cette histoire commence sans doute en 1762, lorsque L'Emile est condamné et que Rousseau, décrété de prise de corps par le Parlement de Paris, doit fuir ; il se tourne vers Genève. Mais là aussi les mêmes mesures sont prises. Il trouvera finalement refuge à Môtiers, dans la principauté de Neuchâtel, terre du Roi de Prusse, Frédéric II. A Môtiers, il découvre la botanique (ou plus exactement la redécouvre) et herborise. Rousseau se sent attaqué de toutes parts, et il est vrai que du côté des pouvoirs, toutes ses oeuvres sont condamnées l'une après l'autre, comme du côté de ses pairs, les philosophes, les attaques ne sont pas moindres. En 1664, un pamphlet anonyme (Le Sentiment des citoyens) mais où la plume féroce de Voltaire se reconnaît, circule à Genève, qui l'attaque nommément. Il dévoile au grand public, entre autres charges, l'abandon de ses enfants à l'Assistance publique. Par ailleurs, depuis un certain temps, son libraire hollandais lui demandait de bien vouloir rédiger un autoportrait pour introduire ses oeuvres. Rousseau se décide enfin et rédige, en 1764-65, une première version du récit de sa vie, de ses "mémoires" qui est le mot alors employé. Le terme "autobiographie" n'est pas encore entré dans la langue. Entre 1765 et 1767, il rédige les livres I à III et le début du livre IV. Il abandonne alors sa tâche. Ce sont des années d'errance ; chassé de Môtiers, et invité par David Hume, il va passer par Berlin, Strasbourg, Paris avant de s'embarquer avec le philosophe anglais (janvier 1766), pour Londres dont il reviendra assez vite, brouillé avec son hôte. Ce n'est qu'en 1769 qu'il reprend la rédaction de ses Confessions. De passage à Paris en décembre 1770, il les lit chez le marquis de Pezay devant un auditoire réduit (sept personnes) mais choisi. La lecture de décembre sera suivie de trois autres lectures dont la dernière en mai 1771. Mme d'Epinay demandera au préfet de police, Sartine, d'intervenir discrètement pour les faire cesser, inquiète des révélations qu'elle imagine. Son sentiment semble partagé et l'idée est assez répandue que Rousseau va étaler sur la place publique toute la vie privée de ses anciens amis. Si Rousseau lit son texte par crainte de le voir dénaturer ensuite, il n'en envisage l'édition que posthume. Ce qui sera le cas, à partir de 1782, mais ces éditions seront tronquées, expurgées, et ce n'est qu'en 1813, que le texte intégral sera enfin publié. |
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Autobiographie et vérité ?Le tableau suivant vise à rendre visibles (pour la première partie de l'oeuvre, les livres I à VI), en mettant en parallèle les certitudes biographiques (attestées par des documents) et le contenu de l'autobiographie, les multiples questions que pose toute entreprise autobiographique, au premier chef, celle de la véracité. L'autobiographie est nécessairement un récit, comme tel rétrospectif, et fait le pari de transmettre la vérité sur la vie de celui qui la raconte. Dans son préambule, Rousseau insiste sur sa volonté de tout dire, quoique, à diverses reprises, au cours de la rédaction, il revienne sur la difficulté de le faire, compte tenu des "trous" mémoriels affectant plusieurs périodes de sa vie. Ces trous sont notables lorsque la colonne biographique n'est pas remplie, comme c'est trop souvent le cas, par des informations tirées des oeuvres autobiographiques.Ce que livre l'autobiographie, en effet, est passé au double filtre (le plus souvent inconscient, mais pas toujours) de la volonté explicative et de la volonté apologétique. Comme le titre, Les Confessions, emprunté à Augustin d'Hippone, l'indique, il s'agit d'avouer des fautes dans le but d'obtenir une absolution, ce qui souligne le caractère apologétique du récit qui, dans la deuxième partie (Livres VII à XII), prend plus souvent encore que dans la première les allures d'un plaidoyer pro-domo. Ne s'agit-il pas, en effet, de rétablir la vérité de Rousseau contre toutes les attaques dont il se sent menacé, voire atteint, de la part de tous ceux qui lui ont été proches ? Toute faute avouée se trouve ainsi ramenée à des facteurs justificatifs, résidant le plus souvent dans l'intention toujours bonne, qui finissent par conduire le lecteur à voir dans le narrateur une victime, victime de soi, certes, mais bien plus à plaindre, au fond, que la véritable victime elle-même. Si Les Confessions n'étaient que cela, elles susciteraient tout au plus la curiosité ; et sans doute l'admiration en raison de la variété des tons où le comique voisine avec le lyrique voire le pathétique, du talent de conteur du narrateur, de la finesse des descriptions. Mais le projet ne se réduit pas à cette dimension, quoiqu'elle soit importante, il est aussi une exploration de l'esprit humain, la volonté de comprendre comment se constitue une personnalité, comme il le dit dans le préambule et le répète dans l'incipit du premier livre. Il convient de se souvenir que "confesser" c'est aussi "proclamer publiquement ses croyances". Pour cette raison, le travail rétrospectif inscrit des "réalités" probables, démonstratives, compte-tenu des aboutissements, mais qui sont peut-être à observer avec une certaine distance, davantage comme des mythes (c'est-à-dire des récits de l'origine) que comme des réalités vécues. Une des phrases récurrentes, sous des formes diverses, des premiers livres est : "je touche au moment où...", "C'est d'ici que je date ma première..." qui vaut à la fois pour les caractéristiques physiques, les traits de caractère, les connaissances intellectuelles, les découvertes morales, les rencontres avec des individus, aussi bien que pour les goûts ou les dispositions particulières. C'est cette dimension explicative qui est, sans aucun doute, la plus fascinante du texte. Rousseau, comme ses pairs, les philosophes du XVIIIe siècle , conçoit l'homme comme un être de culture, c'est-à-dire dont les caractéristiques "innées" sont extrêmement limitées. L'essentiel, c'est-à-dire ce qui fait de l'homme un être humain, est construction sociale. Aussi en tire-t-il des conséquences logiques : celle de l'éducation, puisque tout en dépend (L'Emile); mais aussi, ce qui est plus original pour son temps, l'idée que pour comprendre un homme, il faut chercher à l'origine, donc dans son enfance et le plus loin possible dans celle-ci. C'est de cette certitude que Les Confessions se veulent la preuve. En cela, le texte est bel et bien fondateur puisque le XIXe siècle, puis le XXe siècle n'auront de cesse de poursuivre l'enquête, non seulement à travers des oeuvres littéraires, mais dans ces sciences qui se constitueront progressivement, en s'écartant à la fois de la philosophie et de la médecine, la psychologie et la psychanalyse. Un autre des aspects sans doute les plus novateurs de ces "confessions", c'est la place importante accordée à la sexualité.
Le portrait d'un homme unique : "Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent."Les faits attestés sont peu nombreux, et certains dûment passés sous silence, comme le remariage du père, mais l'ensemble des anecdotes rassemblées répond bien au double projet, celui de tracer un portrait, flatteur dirions-nous, de son auteur, de donner à comprendre ses travers en en retraçant la généalogie, et celui de fournir une première pièce "pour l'étude des hommes" (Préambule).Il fait le portrait d'un personnage sensible à la gentillesse, à l'affection qu'on lui porte, ce que prouvent, par ailleurs, ses remords lorsqu'il commet une mauvaise action, ou sa souffrance lorsqu'il se juge victime d'une injustice. Cette sensibilité exacerbée en fait un être vulnérable. Il ne supporte pas la tyrannie. Il est particulièrement imaginatif, au point d'en devenir parfois affabulateur, entre le rêve et la réalité, les glissements sont courants ; cette imagination, d'une certaine manière, complique aussi la vie puisque la réalité se charge, le plus souvent, de démentir ce qui a été rêvé, ce qui se traduit par un rejet, par exemple sa première expérience de Paris, I,4. Il est impulsif (attraction pour Bâcle, pour Venture, pour l'Archimandrite), mais se laisse aisément démonter (esprit de l'escalier), sensuel et complexe. Ses désirs se situent toujours à plusieurs niveaux comme ses amours de tête, et ses amours des sens (ex. des deux petites filles, I, 9), même sur le plan intellectuel où à la chaleur des sentiments répond la lenteur des idées. Il est timide, en particulier avec les femmes, mais ne peut s'empêcher de noter son pouvoir de séduction "je suis fâché de faire tant de filles amoureuses de moi" I, 4. Ce que donnent à lire ces six premiers livres des Confessions, c'est l'invention d'une enfance, à la fois paradis perdu et origine d'une personnalité dans toutes ses dimensions, y compris dans ses choix sexuels. Si le récit conduit jusqu'à la véritable (même si provisoire) rupture avec Genève, Rousseau a alors 30 ans, c'est que l'adolescence et la jeunesse ont conforté des tendances déjà en place dans l'enfance pour ce qui regarde le caractère, vertus et défauts. L'adolescence et la jeunesse permettent aussi de saisir la croissance intellectuelle de l'individu, la lecture, le regard sur le monde extérieur (la politique), la botanique, l'apprentissage de la musique. Ce passé a constitué l'homme qui le raconte, musicien et philosophe de 53 ans, admiré de certains, honnis par d'autres. Racontant une enfance, il peut aussi apparaître comme un document à décharge pour ceux qui l'accusaient de parler d'éducation (Emile, 1762) sans en avoir une quelconque expérience, et le pamphlet de Voltaire dénonçant l'abandon de ses propres enfants ne pouvait qu'ajouter au discrédit. |