La Civilisation, ma mère !..., Driss Chraïbi, 1972

coquillage



Origines du texte :

Dans Le Monde à côté (2001), récit autobiographique, Chraïbi raconte que l'idée du livre lui est venue, au Canada, en 1970, alors qu'il donnait un cours de littérature maghrébine à l'Université Laval, parce qu'un professeur canadien (d'une autre université) voulait proposer un de ses livres à des étudiants anglophones, ignorant tout du Maroc, et lui demanda s'il n'avait pas un "ouvrage plus facile à lire que les précédents, plus léger, plus tendre ? L'imagination à bride abattue, j'inventai sur-le-champ. Je lui dis que j'avais en tête le sujet d'un roman dont le personnage principal serait une femme de chez nous confrontée aux emblèmes de la civilisation occidentale, mais que je ne savais par quel bout le prendre." (Folio, p. 126)
Il ajoute, un peu plus loin, p. 138, que le livre s'écrit pour Sheena Mc Callion, une jeune femme écossaise qu'il a rencontrée en 1971 et qu'il épousera à la fin des années 1970:
"Les feuillets croissaient et multipliaient et je lui en donnais lecture dès que je la retrouvais. Le livre fut écrit pour elle, à chaud. C'était ma façon à moi de lui raconter le Maroc, à travers la personnalité fruste et pure d'une mamma de chez nous. Je trouvais le titre alors que le manuscrit touchait à sa fin : La civilisation, ma mère !..."
Cette double origine, romanesque et didactique, il s'agit d'inventer une histoire, un récit avec des personnages et des événements, pour donner à comprendre, à saisir, à sentir une civilisation, une culture autre, celle du Maroc, pays lointain pour des étudiants canadiens aussi bien que pour une jeune femme écossaise, permet d'éclairer la lecture et d'éviter de prendre le personnage de la mère, bien loin d'être aussi fruste que l'auteur le dit ici, pour autre chose qu'un symbole, ou une allégorie.






Extérieur, livre :



Chraïbi," La Civilisation, ma mère!..."

première de couverture de l'édition Folio jusqu'en 2007


folio, 2009

première de couverture de l'édition Folio en 2009



Cela pourrait s'appeler "le jeu des sept erreurs",  comme dans la presse enfantine : cherchez ! que nous dit la première couverture ? Que nous dit la seconde? Quelle est celle qui trahit le roman? Quelle est celle qui conforte les préjugés ? Où est l'ouverture ? Où est la clôture ? Quelle est celle qui promet un roman joyeux ? Quelle est celle qui promet un roman sinistre ? Quelle est celle qui parle d'avenir ? Quelle est celle qui parle de passé ?
Question subsidiaire : quel regard les Français de 2009 (au moins dans le petit monde de l'édition et du marketing) portent-ils sur le monde à côté, pour reprendre le titre d'une des dernières oeuvres de Chraïbi ?
Autre question subsidiaire : quelle  différence faites-vous entre l'Afghanistan des Talibans et le Maroc ?




Intérieur, livre :

Le roman raconte l'histoire d'une femme, entre les années trente et quarante du XXe siècle, par la voix successive de ses deux fils.
Il est donc divisé en deux parties : "Etre", "Avoir". La première partie s'ouvre sur un prologue poétique chantant l'éternité des vagues et de la mer, dont la typographie indique la différence: il est imprimé en italique. Avertissement au lecteur que le récit à suivre est à entendre "ailleurs" que dans un discours réaliste.
Chacune de ces parties possède un narrateur différent : le plus jeune frère pour le premier, surnommé "petit Loustic" ; le frère aîné, Nagib, pour la seconde partie. La première partie prend la forme d'une autobiographie : l'homme qu'est devenu le petit garçon, lui-même père, ingénieur et écrivain, raconte le passé et les découvertes successives de sa mère passant d'un monde traditionnel, refermé sur lui-même, à l'ouverture (sur la rue, sur la politique, sur le savoir) et aux nouveautés techniques.
La seconde partie prend, elle, la forme d'une lettre adressée au petit loustic devenu étudiant en France, par son frère, resté au Maroc, qui lui fait part des progrès de la mère sur les chemins de la libération personnelle, mais aussi collective.
Si le premier narrateur est l'homme des livres et du savoir, le second (que son père traite d'ailleurs de "communiste") est celui de la rue et des hommes.
On peut lire l'ensemble comme le récit de la libération d'une femme qui secoue les carcans d'une culture et d'une histoire qui l'emprisonnent, mais dans ce cas bien des pages du roman apparaîtront comme incompréhensibles parce qu'absurdes (au sens de sans rapport avec le monde réel), par exemple la grande manifestation organisée pour conduire la mère auprès de de Gaulle, pour lui donner son avis sur ce que devra être le monde d'après la Seconde guerre mondiale, racontée par ailleurs sur le mode de la dramatique radio (comme en écrivait Chraïbi pour France Culture). On peut le lire aussi sur le mode de la Fable dans lequel la mère n'est pas seulement une mère, une femme marocaine, mais l'allégorie même du Maroc face à son avenir et aux postulations que proposent les deux fils, deux voies : transformations par le haut via l'intelligentsia, au sens que le mot avait quand les Russes l'ont inventé (avant-garde intellectuelle militant pour des réformes politico-sociales) formée ailleurs, dans le monde des ex "colonisateurs" (c'est la posture du "petit Loustic") ou transformations par le "peuple" sur le modèle des pays socialistes du temps (c'est la position de Nagib) entre lesquelles il faut qu'elle "invente" sa propre route, ce qu'éclaire particulièrement l'épisode des chaussures rouges à talons, merveilleuses, mais qu'il faut adapter en sciant les talons (solution trouvée par Nagib), après quoi la mère peut marcher avec bonheur dans les chaussures dont elle a toujours rêvé.
L'humour et l'ironie tendre de Chraïbi se déploient dans ce récit peut-être davantage que dans tous les autres.
A lire et à relire...


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