Alexandre Nevski, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein, 1938.

Une symphonie en noir et blanc

coquillage



« Alexandre Nevski fut, pour Eisenstein, un aboutissement où s'épanouirent ses tendances au "contrepoint" qui l'avaient marqué depuis ses débuts. Ses efforts tendaient à créer un genre nouveau comparable à ce qu'est, au théâtre, le grand opéra alliant le récit, la musique, le chant, la figuration, les acteurs, les décors, la machinerie, bref, tous les moyens scéniques portés à leur paroxysme, pour un spectacle somptueux, noble et solennel. D'immenses moyens et d'excellents acteurs avaient été mis à la disposition d'Eisenstein. Un montage minutieux, des cadrages recherchés s'allièrent en contrepoint audio-visuel avec la remarquable partition de Serge Prokofiev. Cette oeuvre splendide fut une sorte de symphonie en blanc majeur ». (Georges Sadoul)



Le découpage du film

Premier film parlant d'Eisenstein, son découpage est facilité par des cartons annonçant un certain nombre de parties définies par des noms de lieux, sauf pour la bataille définie, elle, par sa date.
Le film s'ouvre sur cinq cartons déterminant le contexte historique : l'attaque des chevaliers teutoniques à l'ouest succédant aux attaques mongoles venues de l'est en 1223, puis de nouveau en 1236. C'est un tout jeune pays en train de se constituer qui doit ainsi résister aux pressions extérieures. Pour les Russes de 1938, constituant un nouvel état depuis 1917, l'analogie était aisée.
Cette ouverture se redouble par une succession de cinq plans fixes : des ossements sur une terre dévastée.
I. Carton : le lac Plestcheievo
La séquence (8'05), pour l'essentiel est une présentation du personnage épnonyme (elle débute et se clôt sur un plan d'ensemble du lac et des pêcheurs) fermeture au noir.
II. Carton : la grande cité de  Novgorod
Les 9'76 de cette séquence se subdivisent en deux sous-séquences : la première joyeuse, voire burlesque, présente quatre personnages : Bouslaï et Gravilo, Olga, la jeune fille qu'ils courtisent tous deux, l'armurier Ignat. Elle est caractérisée, comme il se doit, par l'importance des plans rapprochés, permettant de mettre en valeur les acteurs (la beauté d'Olga, l'oeil malicieux d'Ignat, le sérieux de Gavrilo, la gaminerie de Bouslaï) La seconde, de tonalité plus tragique est l'annonce de la chute de Pskov aux mains des Teutoniques, Les plans d'ensemble (élargis ou serrés) la dominent. Elle se clôt par un fondu au noir.
III. Carton : Pskov
La séquence est unitaire (8'19), elle est centrée sur les exactions des Teutoniques et sa tonalité est pathétique, reposant sur des oppositions de plans entre force et faiblesse, violence et impuissance. Elle fait entrer en scène Vassilissia à qui son père, qui va être pendu, enjoint de les venger, lui, et la ville. Elle se termine brutalement sur un "cut", en accord avec son contenu.

Ces trois premières parties se terminent toutes sur un appel à la lutte contre les Teutoniques, et sur la demande qu'Alexandre conduise les troupes. Chacune de ces demandes s'amplifie d'une séquence à l'autre : la dernière étant un cri de l'homme qui va mourir, par là-même, elle fait de cet appel l'équivalent d'une dernière volonté qui, pour le spectateur russe, comme pour un autre, a une force particulièrement contraignante.

IV. carton : Pereslavl
C'est une séquence brève (4'29) qui se déroule à l'intérieur de l'habitation d'Alexandre : c'est la prise de décision. Alexandre conduira le combat, mais il lui faut des troupes.
Elle est suivie, sans carton, d'une séquence encore plus brève (2'83), mais très intense : rassemblement des hommes, paysans surgissant de la terre (au sens strict), pécheurs montant des rivières et des lacs, dont le symbolisme, aisé à déchiffrer, n'en est pas moins prenant. On y voit particulièrement bien, ce qui est vrai de tout le film, comment Eisenstein utilise le champ au maximum de ses possibilités. Peut-être peut-on y lire la trace de l'apprentissage du dramaturge pour lequel l'espace scénique doit être utilisé dans toutes ses dimensions. La séquence se clôt sur un fondu au noir
V.  Novgorod
Le carton ouvre en fait sur quatre séquences :
1. Novgorod, préparation à la bataille (6'11) qui se termine par un noir assez prolongé (5'')
2. Le camp des Teutoniques (2'84)
3. la forêt (1'23) qui s'ouvre et se clôt sur les barques prises dans la glace : la traîtrise
4. le bivouac (7'54) : la veillée et la fin du conte d'Ignat sur le lapin et la belette. Tentative du traître qui échoue. Clôture au noir
VI. Carton :  lac Peipous
La séquence (4'56) est consacrée à la préparation du combat et l'exposé de la tactique à mettre en oeuvre. Clôture au noir.
Un plan précède le carton suivant, un plan d'ensemble de la neige et du ciel (que la trompette en son off rattache à la séquence précédente)
VII. Carton : 5 avril 1242
La plus longue séquence du film (31'24), son morceau de bravoure qui s'ouvre en fondu (fade in) sur le ciel et la surface vide du lac : le combat sur le lac gelé. On peut, malgré cette unité de lieu et d'action la subdiviser, en particulier, pour isoler la sous-séquence du combat burlesque mené par Bouslaï avec un bâton qu'il manie comme un bûcheron en ahanant (répétition comique et anticipée du combat à la hache de Gavrilo qui ouvrira les rangs des Teutoniques). Hormis cet épisode qui fait respirer le spectateur, l'ensemble de la séquence se déploie dans le registre épique. Le combat se termine par la noyade des Teutoniques lorsque la glace se fend de toutes parts. Mais la séquence, elle, s'achève sur le champ des morts (7'98) et se clôt sur un fondu au noir assez lent (3'')
VIII. Carton : Pskov
dénouement du récit : les morts sont pleurés et vengés. L'ennemi est traité selon ses mérites : la piétaille libérée, les chevaliers prisonniers pour rançon (ce sont les moeurs du Moyen-Age, mais Alexandre ridiculise la rançon "on les échangera contre du savon"), les traîtres (au pays comme à la religion) "lynchés" littéralement. La note festive est fournie par les futurs mariages de Gavrilo et de Bouslaï. Le film se clôt sur le dernier discours d'Alexandre qui ensuite s'imprime en sous-titres sur un travelling arrière de la masse des combattants qui occupe tout l'écran, le dernier mot étant "Russie". Fondu au noir. FIN



Résultat :

D'un sujet imposé, Eisenstein, ses acteurs, son équipe technique, en particulier Edouard Tissé, maître de la lumière et de la photo, Prokofiev, ont tiré une oeuvre capable de faire vibrer les spectateurs russes  de 1938, mais aussi leurs enfants et petits-enfants (comme le voulait Alexandre Nevski) parce qu'il est une glorification du peuple russe dans toutes ses composantes ; parce qu'il a su jouer de toutes les émotions, de la tendresse à la haine, du rire aux larmes,  de l'expectative amusée à l'expectative anxieuse, de l'admiration au mépris. Il est aussi la preuve que l'on peut faire un cinéma pour le grand public sans rien abandonner de ses convictions artistiques : les dessins préparatoires, l'attention portée au montage (l'enchaînement des plans, complétude ou opposition, alternance entre l'attention portée aux groupes et aux individus) en sont la preuve. Le même souci a présidé au filmage de chaque plan, à sa composition picturale (les rapports du noir et du blanc, les dominantes parfois noires, parfois blanches, leur équilibre ou leur déséquilibre). Le mouvement, les rapports entre champ et hors champ où il a su jouer de l'apport du parlant pour faire dialoguer les plans entre eux, l'occupation du champ, tout demanderait une étude détaillée.









plan moyen d'Olga se rendant au marché

Olga se rendant au marché (plan de demi-ensemble)

Etude d'un photogramme

Le plan s'inscrit dans la séquence de "la querelle amoureuse entre Bouslai et Gavrilo". Le plan, comme tous les autres, dans ce film, est traité comme un tableau qu'organise une oblique partant du bord de la chaussée et allant  jusqu'au toit de la maison à droite. Le décor du fleuve qui épouse une courbe, les tonalités de gris doux qui occupent toute la partie gauche de l'écran sur lesquelles se détachent, d'abord lointaine, la voile de la barque, et plus proche, la petite église de la rive que rehaussent deux petites taches noires, l'arrondi des collines et des bois que l'on devine, dégagent une impression de paix, de douceur, de tranquillité. L'eau est, naturellement, un élément récurrent dans le film.
A cette oblique répond aussi la verticale qui divise le plan en deux exactement sur le personnage derrière Olga qui se prolonge sur le faîte de la maison derrière lui ; la gauche de l'écran étant dans la lumière comme le personnage d'Olga; la droite de tonalité plus sombre, et masculine. Les personnages vont par deux ce qui renforce la mise en évidence d'Olga, seule au premier plan.
Ce sentiment de calme est renforcé par la prise en très légère plongée (la chaussée semble être en pente dans le sens du fleuve) qui entraîne toute l'image vers la sérénité du fleuve et du paysage, comme par le fait que la barque glisse dans le même sens qu'Olga, comme les personnages qui suivent la même chaussée qu'elle.
Le côté droit de l'écran est, lui, dominé par des teintes sombres sur lesquelles se détache le personnage d'Olga au premier plan (c'est bien elle qu'il s'agit de mettre en évidence), mais comme les valeurs du noir viennent aviver le plan du côté gauche, des taches blanches viennent ponctuer le côté "noir" : coiffe d'Olga, coiffures des deux personnages la suivant, manche ; derrière, les bonnets des deux autres personnages, la manche et le manteau ouvert montrant sa doublure. De même, le manteau noir de l'homme (en accroche à l'extrême droite) fait-il contrepoint à la masse blanche de l'église en contrebas.
Par ailleurs, les bardeaux de la chaussée, comme ceux des maisons ne sont pas sans évoquer un crayonnage.
Le résultat est celui d'un équilibre, d'une harmonie, à laquelle concourent tous les éléments inclus dans le plan) que l'on retrouve dans la succession de tous les premiers plans de la séquence jusqu'à la rupture introduite par le son de cloche (tocsin), où à l'équilibre et à l'harmonie vont succéder la confusion et l'inquiétude. Par ailleurs, le bruit des cloches (festif) avait ouvert la séquence.
Ada Ackerman (Positif, septembre 2006) retient aussi :
« La blancheur d'Olga est reprise par l'église de gauche, de même que la coupole fait écho à sa coiffe. Parallèlement, les deux maisons de droite, sombres, rappellent par leur forme triangulaire les deux hommes vêtus de noir. »



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