Le Roman
d'Eneas, anonyme, XIIe siècle
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Enée quittant Carthage, manuscrit de 1330 (BnF, fr 60) |
Les aventures d'EnéeLe Roman d'Eneas est un récit versifié racontant les tribulations d'Eneas (que le français moderne dit Enée) Troyen, fils de Vénus et d'Anchise, en quête de la terre que les dieux lui ont octroyée pour fonder une nouvelle Troie. Le texte, établi par Jean-Jacques Salverda de Grave (Honoré Champion, 1985), comprend 10156 octosyllabes en rimes plates — asise/prise. C'est une forme courante dans les romans du XIIe siècle, qu'ils s'inspirent de la "matière de Bretagne" ou de celle "de Rome", comme ici.Le terme "roman" est à entendre dans son double sens, celui de mise en langue vernaculaire d'un récit emprunté au latin, en l'occurence l'Enéide de Virgile, et son sens moderne de récit des aventures d'un personnage. La fable est bien connue ; protégé par sa mère, Vénus (la déesse de la beauté et de l'amour), Enée fuit Troie envahie et pillée par les Grecs, avec son père Anchise, son fils Ascagne et un certain nombre de compagnons. Les dieux ont ordonné qu'ils se rendent en Lombardie, dont était originaire le fondateur de Troie. C'est donc à la fois un exil et un retour aux sources. Le narrateur anonyme ne propose aucun prologue à son récit, à l'encontre des autres écrivains de son temps, où serait indiqué le "sen", la signification profonde qu'il entendait donner à son entreprise, où il indiquerait ses sources, ce qu'il ne fait à aucun moment du récit. Il se contente de "résumer" la destruction de Troie, l'errance de sept années des exilés, la mort d'Anchise en Sicile avant d'entamer vraiment son récit par une tempête qui va jeter les navires d'Enée sur les côtes de Carthage. Le récit nous est parvenu à travers 9 manuscrits (s'échelonnant de la fin du XIIe au XIVe siècles) ; dans un de ces manuscrits, il est associé au Roman de Thèbes (sans doute parce que la "matière antique" sert de support à l'un et à l'autre) et dans un autre au Roman de Brut de Wace avec lequel il s'enchaîne grâce à une transition dans laquelle deux vers du Brut sont repris ; les deux récits ont en commun l'origine troyenne, pour l'un de la grandeur de Rome, pour l'autre de celle de l'Angleterre des Plantagenêt. Comme le Roman de Thèbes ou celui de Brut, il est vraisemblable que le Roman d'Eneas a été produit dans l'entourage de la cour anglaise (Henri II et Aliénor), peut-être vers 1240, peut-être un plus tardivement, vers 1260. |
Didon et Enée, fresque romaine du Ier siècle
ap. J.-C. |
Les étapes du récitSi les aventures proprement dites ne commencent qu'avec l'épisode de Carthage, celui qui frappera le plus, et pour longtemps, les lecteurs de Virgile par la fin tragique des amours de Didon et d'Enée, le roman a, lui, en rapportant succintement le départ de Troie rappelé la haine de Junon à l'encontre des Troyens en raison de la fameuse pomme de Discorde que Paris avait octroyé à Vénus, en faisant fi et de Junon et de Pallas. Elle est responsable de l'errance et de la tempête qui débande la flotte du héros.Lorsque les Troyens abordent les rivages de la Lybie, la reine de Carthage, Didon, va les accueillir. Vénus aidant, Didon tombe amoureuse d'Enée, amour partagé, mais que l'intervention des dieux va interrompre au grand dam d'Enée. Contraint de remplir sa mission, il quitte Didon qui en meurt. Il aborde en Sicile ; un rêve lui enjoint de descendre aux Enfers pour rencontrer son père. Il y parvient grâce à l'aide de la Sybille de Cumes qui accepte de le conduire puisqu'il est capable de cueillir le rameau d'or qui lui servira de passeport. Il parvient ensuite en Lombardie où il est bien accueilli par le roi, Latinus, qui lui octroie sa terre et sa fille, selon les ordres divins, mais cette décision blesse à la fois le fiancé de la jeune fille, Turnus, et la reine qui appréciait ce futur gendre. Une guerre s'ensuit avec divers épisodes. Enfin, quoique sa mère soit toujours hostile à l'étranger, la jeune fille, Lavine, voit Enée et en devient amoureuse. Celui-ci, à son tour, la voit et tombe sous le charme. Cette histoire d'amour occupe toute la fin du roman, à partir du vers 7857 qui ouvre sur une discussion entre Lavine et sa mère. La jeune fille, tout à fait réticente à l'idée d'amour, va ensuite en découvrir à la fois les souffrances et les charmes. L'épilogue, bref (à partir du vers 10091), rapporte la félicité des deux amants enfin réunis par le mariage et la prospérité de ce dernier qui commence, avec la fondation d'Albe, le développement d'une région qui donnera naissance à Rome. Quoique l'écrivain s'inspire de Virgile, il ne le traduit pas au sens strict, réduisant certains épisodes, en développant d'autres, ajoutant des éléments dont un bon nombre empruntés (ou inspirés) de commentateurs de Virgile, particulièrement ceux de Servius, comme le montre Francine Mora-Lebrun. Les deux thèmes majeurs du récit sont donc la guerre et l'amour. |
Un roman courtoisQuelle que soit la date que l'on attribue au manuscrit, il précède de peu les oeuvres de Chrétien de Troyes, il appartient donc à ce moment de transition où les Chansons de geste ne suffisent plus aux divertissements des cours, sans doute parce que les dames y occupent une place de plus en plus importante, à commencer par Aliénor d'Aquitaine, d'abord reine de France, puis reine d'Angleterre, ou ses filles qui animent autour d'elles, l'une, Marie, la cour de Champagne, l'autre, Alix, la cour de Blois. La cour d'Aquitaine où a grandi Aliénor a vu naître la courtoisie, se déployer le talent des premiers troubadours dont son grand-père, Guillaume IX.Or donc, la place des dames sera importante dans le Roman d'Eneas. Et la place de l'amour puisque Vénus est la mère du héros. Si l'épisode des amours de Didon et d'Enée est destiné à avoir une longue postérité (peinture, opéra), il n'est pas dans le roman l'essentiel. D'abord, parce que cet amour relève quelque peu de la magie, c'est Vénus qui le suscite pour assurer la protection de son fils ; ensuite, parce que le destin d'Enée est de préparer la grandeur future de Rome ce qu'il ne peut, bien sûr, mener à bien qu'en Italie. Mais c'est un épisode où se met en place une relation de désir et de souffrance, de bonheur et de malheur, de toutes les contradictions que le sentiment amoureux éveille et développe dans ceux qui en sont frappés. L'image du "philtre" est présente, non au sens strict, mais en embrassant l'enfant que Vénus a utilisé comme médiateur, Didon "s'enivre", et c'est une "mortelle ivresse", du désir qui la tuera, et elle se suicide avec l'épée même que lui a laissé Enée, et se laisse consumer par le feu extérieur qui correspond au feu intérieur qui l'a embrasée. L'autre amour, légitime, où n'intervient plus aucune magie est celui que vont partager Lavine et Enée. Pour ces deux-là, un seul regard suffira, et le romancier développe, en de longs monologues intérieurs, les sentiments qui envahissent la jeune fille et l'homme qu'est Enée, jusqu'à ce que le mariage vienne consacrer leur désir réciproque. A la flèche symbolique de Cupidon correspond la flèche réelle que Lavine fait tirer en direction d'Enée pour lui révéler le choix qu'elle a fait de lui. Cet amour renforce chez Enée la volonté de vaincre Turnus. Leurs sentiments sont nobles et légitimes, ils les conduisent à fonder une famille et même une dynastie. Ovide, L'Art d'aimer aussi bien que le Remède d'amour, a fourni la majeure partie de ces "savoirs" sur les sentiments amoureux, les tourments et les bonheurs qu'ils procurent aux amants. Ainsi de Didon qui tente de trouver dans le divertissement de la chasse un moyen d'échapper à sa souffrance, au désir d'avouer ses sentiments à Eneas. Ce qui se voulait divertissement finissant d'ailleurs par devenir le piège. |
Le mariage d'Enée et de Lavine, enluminure, manuscrit du XIVe siècle, BnF. |
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Enfin, la place des dames n'est pas seulement celle de l'amour
puisqu'aussi bien Didon, en souveraine, que Camille, la guerrière,
voire l'épouse de Latinus, bien qu'hostile à Enée, sont des femmes de
pouvoir. La beauté des dames est certes célébrée, mais aussi leur
finesse, leur ingéniosité, leurs rôles dans l'équilibre d'une société.
Et les relents de misogynie qui traînent encore sont fustigés du seul
fait qu'ils appartiennent à des personnages négatifs, comme le guerrier
troyen qui insulte Camille et qu'elle vainc en un tournemain. Parfois l'auteur se fait moraliste et propose ses réflexions sur la fortune, sur la cupidité, sur l'amitié. Et il ne manque pas d'humour. Il est donc très plaisant de se plonger dans le Roman d'Eneas. |
A lire : le roman, dans la Collection Lettres gothiques du livre de poche, édition bilingue d'un texte établi et traduit par Aimé Petit. Pour aller plus loin : le texte a été au programme de l'Agrégation de lettres modernes, en 2015. |