Les Saisons de Giacomo, Mario Rigoni Stern, 1995/1999

coquillage


Ce roman de Mario Rigoni Stern a été publié en 1995 (Le Stagioni di Giacomo) par Einaudi. Il a été traduit en français par Claude Ambroise et Sabina Zanon Dal Bo pour les éditions Robert Laffont, en 1999. Il est toujours publié dans la collection de poche de cette maison d'édition, Pavillons Poche.







Mario Rigoni Stern
Mario Rigoni Stern

L'écrivain

     Mario Rigoni Sterne est né le 1er novembre 1921 à Asiago, village situé sur le plateau du même nom, en Vénétie. Il est le 3e enfant d'une famille, qui en comptera huit. Ce sont des commerçants, installés là depuis des siècles. Il grandit dans la montagne, quitte l'école à 14 ans, à la fin du primaire et, à 17 ans, en 1938, s'engage dans les chasseurs alpins et entre à l'école militaire qui les forme. Sans doute, est-il guidé à la fois par les conditions économiques qui n'offrent guère de possibilités d'avenir dans la région, et l'amour passionné de la montagne qui sera toujours le sien.
En attendant, cela lui vaut de participer à toutes les guerres malheureuses du fascisme : campagnes de France (18-24 juin 1940), d’Albanie (entre le 28 octobre 1940 et le 22 avril 1941), puis guerre en Russie et en Ukraine, entre janvier 1942 et septembre 1943.
En 1943, il refuse de continuer, il est arrêté par les Allemands et envoyé dans divers camps de prisonniers. En 1945, l'armée russe libère le camp de Gratz où il se trouve alors, et il rejoint l'Italie à pied.
De retour à Asiago (qu'il ne quittera plus), il trouve un emploi au cadastre qu'il occupera jusqu'en 1968 quand des problèmes cardiaques le contraignent à une retraite anticipée, autant de gagné pour la littérature mais aussi pour la défense de l'environnement.
Mario Rigono Stern a épousé, en 1946, une amie d'enfance, Anna Maria. Le couple aura trois enfants.


C'est en 1953 qu'est publié son premier livre, Le Sergent dans la neige (Il sergente nella neve) qui rapporte la retraite des troupes italiennes, sur le Don, devant l'armée rouge. Le récit est aussitôt récompensé par le prix Grinzane-Cavour, traduit en français l'année suivante et accueilli par un succès de librairie. Il est suivi, en 1962, par La Chasse au coq de bruyère (Il bosco degli urogalli), recueil de nouvellle que Calvino a vivement incité à publier. Mais c'est surtout après 1970 que l'oeuvre se déploie dans toutes ses dimensions. Sans oublier, comme le confie l'écrivain lui-même, que lecture et écriture ont toujours fait partie de sa vie : "Je notais tout, un jeu, une balade, une rencontre. Je dévorais tout aussi, des livres d'aventures, Conrad, Stevenson, Verne !" (Cité par Télérama)
Mario Rigoni Sterne a mené une vie discrète quoiqu'admiré et encensé à la fois par le public et ses pairs, de Calvino à Primo Levi, de Ungaretti à Gada. Il s'est éteint, à Asiago (où il sera enterré) en juin 2008, il avait 87 ans. Anna Maria lui survivra jusqu'en 2021.







paysage du platau d'Asiago

Paysage hivernal sur le plateau d'Asiago

le récit

     Il est construit de 32 séquences, non titrées mais numérotées, le plus souvent brèves. La première et la dernière jouant la rôle de prologue et d'épilogue. Un narrateur omniscient raconte sa visite à un village abandonné, l'état de la maison dans laquelle il entre et la raison pour laquelle il le fait, "Ici était né et avait vécu jusqu'à vingt ans mon copain d'école", en situant cette visite dans le temps : "Maintenant, c'est-dire depuis une trentaine d'années", autrement dit dans les années 1970. C'est dire que le lecteur entre dans un récit mémoriel qui s'achève, dans la dernière séquence, par la lettre officielle, datée (trois mois après la bataille du 25 décembre 1941), annonçant que quelqu'un a été porté disparu. L'absence de nom dans la lettre (que le lecteur n'a aucune peine à imaginer) prend une valeur symbolique, c'est un homme, mais c'est aussi un monde qui a disparu. Le monde que le récit ressuscite avec délicatesse et tendresse.
Le récit entrelace et tisse les trois dimensions de ce monde disparu : le pays, les humains qui l'habitent, et le spectre de la guerre, comme le fait le premier chapitre dans cet ordre même.

Le pays (la terre, le paysage, la faune, la flore)

     C'est celui de la montagne, plus exactement du haut plateau d'Asiago, ou haut plateau des sept communes (puisque sept municipalités l'occupent) situé à 1100 m.  d'altitude entre le haut-Adige au nord, frontalier de l'Autriche et les plaines de la Vénétie, au sud. Asiago est localisé dans la province de Vicence. Chaque lieu, dans le roman, est soigneusement désigné par son toponyme et toujours inscrit dans une anecdote qui le particularise : l'incendie embrase le Dubiello et l'orage arrive de la vallée du Portule (chap. 3), comme c'est au Ghelleraut (chap. 5) que Giacomo va faire ses premières récupérations ou sur les Laiten que les enfants jouaient avant que le régime mussolinien n'y érige un ossuaire monumental (chap. 15) inauguré en 1938.


Plateau d'Asiago

Plateau d'Asiago, le mont Zebio, en été.
"Un matin le père de Giacomo s'était arrêté pour creuser entre les deux tranchées qui se faisaient face sur le Zebio." (chap. 23)

C'est un paysage de collines et de pâturages avec des bois et des champs cultivés, dans lequel sont disséminés des hameaux, petits en général, celui de Giacomo n'est constitué que de sept maisons, et peu éloignés les uns des autres.
En vérité, c'est moins un paysage que ce que nous dirions, aujourd'hui, un écosystème, ou un "milieu" aurait dit Balzac en ce qu'il forme ses occupants (humains et non humains) et est, en retour, transformé, modifié par eux. Les enfants en sont la preuve qui sont "haitués à courir, à grimper aux arbres, à sauter d'une rive à l'autre d'un torrent, à jouer au foot avec une balle en chiffon, à débouler les Laiten avec leurs skis, à déterrer des cartouches dans les tranchées, à faire du bois et bien d'autres choses encore" (chap. 16), autant dire que leur résistance est loin d'être entamée par les exercices sportifs fascistes.
Le paysage n'est donc pas appréhendé à travers des descriptions, à une exception près, celle de la descente vers la plaine de deux personnages au chap. 21, mais par petites touches au fil des déplacements des personnages (les divers lieux dits des montagnes alentour se découvrant dans les parcours des récupérateurs), au gré de leurs activités saisonnières qui donnent au roman son rythme. Le temps y passe tout à la fois lentement et inexorablement dans le retour des saisons (l'hiver pour des raisons évidentes, journées vides, sans travail, froides et souvent difficiles, il arrive que les familles manquent du nécessaire, étant subjectivement la plus longue) et dans les transformations qui affectent la vie des gens.
Si les paysans vivent en osmose avec leur environnement, par exemple "Au mois d'avril, avec l'arrivée du coucou, les travaux achevés apparaissaient si bien ordonnés, précis et harmonieux que le paysage s'en trouvait agrémenté..." (chap. 17), ce n'est pas le cas de ceux qui, venant de l'extérieur, bouleversent cet univers: camp de vacances pour les jeunesses fascistes, aérodrome dont personne ne perçoit l'utilité mais qui détruit des terres de culture, ossuaire monumental ne correspondant à aucune des préoccupations des anciens combattants, ou début des invasions touristiques pour ce qui ne s'appelle pas encore "sports d'hiver", sans négliger les stigmates de la Grande guerre qui l'a brutalement redessiné.



La vie des gens

     Le récit raconte la vie de Giacomo (et de ses copains) entre 1928 et 1941, celle-ci permet aussi de raconter celle des autres, ses proches, ses voisins, et les événements qui les affectent tous, qu'ils soient d'ordre local (la récolte des framboises, activité féminine, destinée à la distillerie locale , chap. 22 ; ou la répartition des terres communes par tirage au sort, chap. 8, la foire de Saint Mathieu, chap. 28) ou conséquences de la politique nationale (le camp de vacances fasciste ou la construction de l'ossuaire monumental). Au fil des saisons qui se succèdent, c'est toute la vie d'un village qu'il est donné au lecteur de découvrir avec ses difficultés, ses problèmes quotidiens, ses us et ses coutumes (celle du mariage et de la dot, par exemple, constituée au fil des années et consistant en linge de maison), mais aussi ses plaisirs et ses joies. C'est un monde de pauvres, à la vie rude, mais chaleureux où l'amour, l'amitié, la solidarité jouent un grand rôle, où tous, enfants, adultes, sont dessinés avec précision par leur nom auquel, comme pour le paysage, s'associent de courtes anecdotes donnant consistance à l'évocation. Aucun de ces personnages n'est décrit et pourtant leur présence est telle qu'ils en deviennent "visibles".
     Le contexte historique est celui du fascisme mussolinien avec ses grandes envolées lyriques sur la grandeur de l'Italie, démenties à la fois par la réalité et par la résistance de certains, plus visibles que d'autres, par exemple la grand mère de Giacomo qui conteste la version officielle de la Grande guerre dans le livre d'histoire de Giacomo par son expérience, celle de l'exil, de la destruction des villages. La lutte des classes est bel et bien présente, même si à petit bruit. Rigoni Stern n'est pas un écrivain de l'éclat, mais du murmure, un murmure suffisamment insistant toutefois pour ne pas passer inaperçu.
Quand la situation devient trop difficile, les hommes s'exilent pour un temps, ceux qui le peuvent vers les Etats Unis (l'Amérique) et, parfois, reviennent avec suffisamment d'argent pour acheter des terres et se mettre à leur compte, d'autres ne reviennent pas, comme Matteo et Olga partis en Australie à l'invitation d'un oncle de Matteo et qui y réussissent, d'autres encore, comme Giovanni, le père de Giacomo, pour des temps plus ou moins longs, en France, en Suisse, s'ils le peuvent, ou encore en Afrique.




Asiago
Cliquez sur l'image pour l'agrandir

Un village du plateau d'Asiago, 1918. Dessin au crayon de Sydney William Carline. The Imperial War Museum.


La guerre

     Qu'il s'agisse du paysage ou des gens qui le peuplent, tout et tous sont marqués par la mémoire de la Grande Guerre qui a ravagé le plateau. Le paysage en porte encore les traces ("dans les endroits où les combats avaient été les plus âpres, le bois avait complètement disparu et le terrain avait été bouleversé par les travaux de terrassement d'abord et par les artilleries ensuite" chap. 14), même si les villages ont été reconstruits comme le rapporte le chapitre 2 à travers l'installation des cloches dans le nouveau clocher et si le reboisement est en cours. Pourtant les cicatrices restent visibles, d'autant plus que les hommes (et les jeunes garçons) se font récupérateurs des métaux ("les obus, les cartouches, le plomb, les barbelés et tout ce qu'on pouvait vendre..."), c'est une tâche dangereuse et des accidents se produisent. Mais c'est aussi souvent la seule source de revenu. Récupérer ces matériaux, c'est aussi rencontrer les cadavres des combattants, Italiens, comme Austro-Hongrois, éventuellement croiser d'étranges visiteurs comme "le colonel fou" (chap. 23), c'est aussi l'occasion, pour le narrateur, mais aussi ses personnages de rappeler des événéments. Là encore, le pacifisme de Rigoni Stern est discret, mais bel et bien présent à travers les remarques des uns et des autres, les anecdotes (de très brefs récits à propos d'un événement), les réflexions, par exemple celles du père qui souligne la monstruosité de la guerre,  "A la guerre tout le monde se trompe", ce qui explique la présence d'obus italiens dans les lignes italiennes, comme celle des autrichiens dans les lignes autrichiennes, comme le rappellent aussi les nombreux cadavres à peine couverts de terre et de roches qui gisent partout sur le plateau. La beauté du monde et son unité dénoncent aussi l'absurdité de s'entretuer, ainsi Matteo qui constate, pendant son service militaire, l'unité du monde et l'artificialité des frontières, "Ils terminèrent leurs ascensions en escaladant en plusieurs cordées le Monte Tricorno aux confins de l'Italie. De là-haut ils voyaient l'Autriche et la Yougoslavie, mais il n'y avait pas de différence avec le côté italien." (chap. 6)




le plateau
Photographie de 1918 : ce qu'il reste du plateau après les combats de mai-juin 1916


Ce poids du passé rend sans doute plus sensible aux menaces pesant sur le futur, d'abord dans les discours fascistes, son goût pour la militarisation de la société (à commencer par l'encadrement des jeunes), puis l'impérialisme dans les prétentions africaines du régime, ensuite par les échos de la guerre en Espagne, enfin par la déclaration de guerre qui clôt le récit et les premiers combats "Les avis de décès des premiers soldats tués sur les champs de bataille arrivèrent aussi." (chap. 31)
   
     Il n'est pas besoin de grands mots pour pleurer l'imbécillité humaine. Le narrateur et les personnages de Mario Rigoni Stern nous permettent de mieux voir ce que nous avons en partage et que nous détruisons pour de stupides raisons, qui sont le plus souvent celles de l'avidité, de l'incapacité à voir plus loin que le bout de notre nez, comme le prouve à la fois dans le rire (tant c'est stupide) et dans la peur (puisque la mesure finit par s'appliquer) l'histoire de la race bovine à éradiquer pour faire place à une autre, plus lucrative pour les donneurs d'ordre (chap. 18).  Et c'est aussi une incitation à résister, comme le font, à leur mesure et avec discrétion, ces paysannes et ces paysans, ou ces artisans qui, comme les deux cordonniers, en uniforme fasciste, font circuler les informations et les mots d'ordre de la résistance au fascisme.
La grande force de Rigoni Stern est de nous offrir un monde de mémoires, mémoire du narrateur qui évoque ceux qu'il a connus, la décennie de sa jeunesse, celle des années 1930, mais aussi les mémoires de ceux qui ont vécu la première guerre, de ceux qui portent le passé dans leur corps, dans leur expérience à la fois passée et présente.

L'ossuaire monumental

L'ossuaire monumental
photographie Sergio Dalle Ave




Mario Rigoni Stern se défendait d'être un écrivain, il disait de lui-même : "Je suis un narrateur, une sorte de mémorialiste. Je relate mon expérience et celle des autres. Rien que du vécu. Alors, pourquoi changerais-je le nom des personnages ? D'ailleurs, ce ne sont pas des personnages mais des personnes. Sur la couverture de mes livres, il y a mon nom, mais ce sont les voix de mes camarades qu'il faut entendre. " (cité par Télérama)
Nous l'appellerions volontiers "conteur" tant ses récits ont la vraie saveur de l'oralité. L'étude de Walter Benjamin qu'il a consacrée à Leskov peut, dans sa plus grande partie, éclairer l'art de Rigoni Stern qui est bien comme l'aurait dit Jean Cassou que cite Benjamin "celui auprès de qui le lecteur aime à se réfugier fraternellement et à retrouver la mesure, l’échelle des sentiments et des faits humains normaux."





A découvrir
: quelques photos des paysages d'Asiago.
Pour en savoir plus sur l'Italie dans la Grande guerre, voir à la BnF
A lire : des extraits d'entretiens de Mario Rigoni Stern sur le blog des Belles Lettres.
Une étude sur Maria Rigoni Stern comme écrivain géographe, Gianni Hochkofler et Renato Scariati, publiée dans Le Globe. Revue genevoise de géographie, 2020.



Accueil               Ecrivains d'ailleurs