Les Trophées, José Maria de Heredia, 1893

coquillage


Qui est ce poète ?

     Presque un inconnu, aujourd'hui. Il est vrai que, lorsqu'on est contemporain de Rimbaud, de Verlaine ou de Lautréamont, l'invisibilité vous guette. Il n'y a pas plus discret que Heredia, ou du moins en avons-nous l'impression. Tellement d'ailleurs que, quoique fort admiré en son temps — son seul recueil, publié en 1893, est épuisé dans l'heure même qui suit sa mise en librairie —, élu sans discussion à l'Académie française dès qu'il s'y présente (1894), les histoires littéraires contemporaines ne lui font guère de place sauf à le réduire au seul sonnet des Conquérants.
     José Maria de Heredia est né le 22 novembre 1842, à Cuba, sujet espagnol, dans la propriété familiale (La Fortuna) proche de Santiago de Cuba. On y cultive le café. Le père, d'ascendance espagnole, Domingo de Heredia, a épousé, en secondes noces, Louise Girard d'Houville, née en 1807. José Maria de Heredia (qui porte le même nom qu'un de ses cousins, né en 1803, lui aussi poète mais de langue espagnole, qu'il n'a pu connaître puisqu'il est mort trois ans avant sa naissance) est le dernier enfant de la famille de Domingo. Le père a eu quatre enfants de son premier mariage et en a quatre du second. Trois filles et le petit dernier qui ne le connaîtra guère puisqu'il meurt en 1849.
      En 1851, sa mère l'envoie en France en le confiant à un ami de la famille, Nicolas Fauvelle, pour étudier au collège de Senlis. Il y reste jusqu'à la fin de ses études secondaires et, baccalauréat en poche, regagne Cuba en 1858. Il ne reste pas à Santiago mais part étudier à La Havane (philosophie et littérature). C'est l'époque où il compose ses premiers poèmes et il serait sans doute parti en Espagne poursuivre ses études si son diplôme avait été reconnu, mais il ne l'a pas été. Or donc,  ce sera Paris. Ses trois filles mariées, Louise de Heredia quitte Cuba avec lui, en 1861, pour s'installer à Paris. Heredia s'inscrit à la faculté de droit puis, à la fin de 1862, à l'Ecole des Chartes. Il y est fort assidu, même si sa thèse, finalement, sur le rattachement de la Bretagne à la France, ne sera jamais terminée. Il devient proche de la Conférence La Bruyère, un groupe de poètes qui édite un bulletin où sont publiés ses premiers vers. Parmi ces jeunes poètes, un certain nombre vont grossir les rangs de ce qui deviendra les Parnassiens.
C'est en 1863 qu'il fait la connaissance de Leconte de Lisle, sa grande admiration poétique, et les deux hommes deviennent amis. Il continue à publier dans des revues diverses, souvent à audience limitée mais ne semble guère soucieux de réunir ses oeuvres.
En 1867, Heredia se marie avec une jeune nantaise, Louise Despaignes. Le couple aura trois filles. Cette année-là débutent, à Cuba, les événements qui vont conduire à la guerre dix ans (1868-1878) et vont réduire, par contrecoup, le train de vie des Heredia, pas au point toutefois d'obliger José Maria à travaiiller, ce à quoi il sera pourtant réduit dans les dernières années de sa vie.
C'est une vie assez bourgeoise, en somme, sans tapage. Beaucoup d'amis, une vie mondaine, il reçoit et il est reçu. Le tout Paris littéraire connaît et admire ses poèmes, mais il se contente toujours de les dire dans les salons qu'il fréquente et de les publier, épisodiquement, en revue.
En 1876, il entreprend la traduction de La Véridique histoire de la conquête de la Nouvelle Espagne, par le capitaine Bernal Diaz del Castillo, l'un des conquérants. Il mettra dix ans à la terminer avec le souci et l'attention que sa formation de chartiste pouvait laisser attendre. Flaubert en est enthousiasmé quand sort le deuxième volume en 1879 : "Votre oeuvre [...] m'a donné de l'air et du soleil. Je ne fais plus que rêver à l'entrée et à la sortie de Mexico. — Merci, mon cher poète, mon cher ami." (7 avril 1879) Notons au passage que Flaubert juge que la traduction est une oeuvre au même titre que les autres de son auteur. Nous devrions nous en souvenir.



portrait, Nadar, 1896


José Maria de Heredia, photographié par Nadar en 1896.
Edmond Lepelletier (1846-1913) le décrit ainsi, dans le salon de Madame Ricard, dans les années 1860 : "sonore, exubérant, bien vêtu, arborant des cables d'or sur ses gilets de soirée, avec sa belle barbe brune, [il] déclamait des vers retentissants..." (Paul Verlaine, sa vie, son oeuvre, 1907)


Ce n'est qu'en 1893 que le poète se décide à publier chez Lemerre son recueil des Trophées. La même année, il est naturalisé français.
En 1896, il prend la direction du Journal et en 1901, il est nommé administrateur de la bibliothèque de l'Arsenal. Rien, semble-t-il, ne pouvait mieux convenir à cet homme aussi érudit que bibliophile.
Il meurt, le 2 octobre 1905, après avoir terminé une édition des Bucoliques de Chénier (autre grande admiration) qui est publiée l'année de sa mort, 1905, avec cette préface que publia la Revue des Deux Mondes en novembre 1905 , ses notes et des illustrations de Fantin-Latour ; c'est un vers de Chénier qui est gravé sur la tombe du poète, dans le cimetière de Bonsecours (près de Rouen, en Normandie), un lieu qu'il avait lui-même choisi bien des années auparavant et où sa mère reposait déjà : "Mon âme vagabonde à travers le feuillage / frémira."






reliure Wiener, 1893

Reliure de René Wiener (1855-1939) pour un exemplaire de la première édition des Trophées.
La tête de Méduse est inspirée de la peinture du Caravage.

Les Trophées

Le recueil est composé, dans l'édition princeps de Lemerre, 1893, de 117 sonnets distribués en 5 sections et de 4 poèmes, 3 en "terza rima" (Romancero) et un long poème de 681 alexandrins à rimes plates de facture épique, Les Conquérants de l'or, distribués en six parties.

Le titre

Le terme apparaît tardivement en français (il est attesté en 1488) pour désigner, dans l'histoire de l'antiquité, le monument constitué des dépouilles du vaincu prouvant ainsi une victoire. Plus tard, il indiquera le signe d'un succès (dans n'importe quel domaine) avant de désigner dans le vocabulaire de la chasse, la tête ou l'animal entier empaillés, et dans celui de la décoration, un ensemble constitué d'armes.
Dans tous les cas, le terme connote la violence, que ce soit celle d'une compétition ou qu'il s'agisse de guerre ou de chasse.
Ainsi peut-on entendre que la poésie est un combat, que le poème est le signe d'une victoire chèrement acquise. Comme si le poète se disait à lui-même et disait au lecteur, "voici ce que j'ai conquis en 33 ans de combat avec les mots".
En même temps qu'il connote une violence, il connote le passé : le trophée témoigne de ce qui a été, non de ce qui est. Il est un signe mémoriel.
Mais il n'est pas exclu que ce titre ait une certaine valeur ironique, dans la mesure où nombre de poèmes sont inspirés par d'autres textes, parfois même relèvent de la réécriture comme, par exemple, pour deux des cinq textes composant "Hortorum Deus" qui viennent directement de Catulle (poèmes XIX et XX) voire par des oeuvres d'art, peintures, sculptures, émails. Le sonnet prenant alors à la fois la forme d'un hommage à l'oeuvre  (ou aux oeuvres, car souvent, Heredia combine des éléments empruntés à diverses sources ) inspirantes, en même temps qu'une sorte d'affirmation victorieuse, celle de la création nouvelle. La poésie, cette fois-ci, prenant l'allure d'une compétition. Et lorsqu'il s'agit de s'affirmer par la forme d'abord, de polir le plus bel objet scriptural possible, il est concevable d'avoir des modèles à surpasser, ne serait-ce que parce que la beauté se définit le plus souvent par comparaison.


Les dédicaces

     Le livre comporte deux dédicaces, la première sous forme épigraphique, en latin, offre le recueil à la mémoire de la mère du poète, Louise de Heredia née Girard d'Houville, décédée en 1877, laquelle a joué un grand rôle dans sa vocation poétique ; la seconde, sous forme épistolaire, s'adresse à Leconte de Lisle. Dans la 2e édition (Lemerre, in-12) de cette même année 1893, les dédidaces sont inversées, d'abord celle adressée au poète, ensuite l'inscription pour la mère. La dédicace au poète le crédite de l'existence du recueil "C'est pour vous complaire que je recueille mes vers épars." en même temps qu'il le dit "en partie inachevé", ne correspondant pas exactement à "la noble ordonnance qu' [il] avai[t] rêvée."
Mais méfions-nous des déclarations des poètes ! Elles relèvent souvent de la "captatio benevolentiae", de le recherche de l'indulgence et de la bienveillance du lecteur, et avisons-nous que le poème liminaire "L'oubli" et le dernier poème de la cinquième section, "A un marbre brisé", se répondent, la poésie apparaissant in fine comme la possibilité de transcender l'oubli inhérent à l'être humain ; si le bouvier du premier poème ne voit ni n'entend le passé, le regard du poète ("Vois.") sait retrouver la vie dans le marbre abandonné. Et si "la ruine" est à l'orée et à la clôture des sonnets, elle apparaît aussi comme l'horizon des Conquérants de l'or, dans le cri, victorieux par avance, des conquistadores devant le camp des Incas, monde promis à la ruine. Les deux ensembles qui composent le recueil, quoique déséquilibrés en quantité (117 sonnets contre quatre poèmes), n'en composent pas moins l'éventail d'un art du mot qui, pour préférer la concision et la rigueur, n'exlut pas les possibilités de l'amplification.




La composition du recueil

Rassemblant une production qui s'étend des années 1860 à 1893, Heredia, dans les Trophées, ne propose pas un florilège, mais bel et bien une composition dans laquelle les dates de première publication n'entrent pas en ligne de compte. Parmi les 117 sonnets qui forment les cinq premières parties, cinq seulement sont inédits. Le poète a réparti ses textes selon des affinités thématiques :

I. La Grèce et la Sicile (38 sonnets)
ouverte par un poème liminaire : "L'oubli"
subdivisées en quatre sections : Hercule et les centaures (8 poèmes dont un inédit, "La naissance d'Aphrodite") ; Artémis et les nymphes (12 poèmes dont un inédit "Sphinx") ; Persée et Andromède (3 poèmes) ; Epigrammes et bucoliques (14 poèmes).
II. Rome et les barbares (23 poèmes dont un inédit "Lupercus")
partie qui inclut une subdivision "Hortorum Deus", proposant cinq poèmes non titrés, séparée de la suite par une page blanche et une sudivision finale, Sonnets épigraphiques, composée de 5 textes.
III. Le Moyen-Age et la Renaissance (25 poèmes)
avec une subdivision, Les Conquérants (8 poèmes dont le premier reprend le titre général de la section)
IV. L'orient et les tropiques (9 poèmes dont un inédit "Le daïmo")
V. La nature et le rêve (22 poèmes)
dont une suite de dix poèmes réunis sous le titre "La mer de Bretagne" mais qui ne sont pas distingués de la suite puisque la lecture passe du dernier, "Brise marine", à "Conque", sans rupture typographqiue, en continuité thématique. C'est la section où le "je" poétique est le plus présent soit directement (Je) soit indirectement dans l'usage d'impératifs "Viens." ("Bretagne") ou "Vois." ("Sur un marbre brisé")
Le recueil est complété de quatre poèmes :
Romancero : 3 poèmes en Tierce rime (Terza rima) et en alexandrins.
Les Conquérants de l'or.

Ernest Millard de Bois Durand

Aquarelle d'Ernest Millard pour Les Trophées, Lemerre, Paris, 1898, exemplaire unique composé pour Paul Hébert.
L'aquarelle correspond à "Persée et Andromède"


Sans doute en raison de l'intitulé des trois premières sections découpant une progression chronologique (Grèce, Rome, Moyen Age, Renaissance), comme de la formulation de la dédicace signalant l'inachèvement du projet, les contemporains ont vu dans le recueil une autre manière de Légende des siècles. La publication de l'oeuvre de Hugo s'était échelonnée de 1859 à 1883. Mais si celle-ci avait bien pour projet une "histoire de l'humanité", il suffit de regarder les deux dernières sections de Heredia, L'orient et les tropiques et La nature et le rêve, comme l'adjonction au recueil des quatre derniers poèmes de facture tout à fait différente, pour saisir qu'il s'agit d'un autre enjeu ; ce que confirme la lecture des poèmes eux-mêmes, les sonnets et les autres.
Si les sonnets privilégient la culture classique ou les horizons contemporains, les quatre poèmes qui les suivent font droit à l'autre langue et l'autre culture qui font aussi partie de la personnalité du poète, celles du monde hispanique. N'écrira-t-il pas en 1894 un récit inspiré (mais que l'auteur dit "traduit") de ce qui passait pour être l'autobiographie de Catelina d'Erauso , La Nonne Alferez et, en 1803, il salue la mémoire de son cousin, l'autre José Maria de Heredia (1803-1839), par trois sonnets en espagnol.
Romancero reprend la légende du Cid en trois étapes essentielles, l'insulte faite à Don Diègue (Diego Laynez) et le choix de son vengeur, le retour de Rodrigue (Ruy) vainqueur, Rodrigue (Ruy Diaz de Bivar, comme chez Hugo) et Chimène devant le roi  ;  Les Conquérants de l'or reprend, lui, le thème déjà traité dans la section" Moyen Age et Renaissance" , sous un autre angle,  celui du rêve de l'Eldorado, à travers le récit des expéditions de Pizarre. En bon historien qui connaît la suite, plus dégradante qu'honorable, il s'arrête sur l'arrivée de Pizarre face au camp de Atahualpa et n'évoque la destruction de l'empire Inca que par une métaphore :
Alors, formidable, enflammée
D'un haut pressentiment, toute entière, l'armée,
Brandissant ses drapeaux sur l'occident vermeil,
Salua d'un grand cri la chute du Soleil.

Plutôt que de "légende des siècles", il serait, sans doute, plus juste de parler de la cartographie d'un imaginaire.





Le sonnet

Forme fixe et contraignante : 14 vers qui, dans le sonnet français, se distribuent en deux quatrains et deux tercets, dont les rimes sont imposées (ABBA, ABBA, CCD, EDE ou CCD, EED  respectant l'alternance des rimes féminines et masculines), le sonnet a été importé en France, venant d'Italie (Pétrarque, en particulier, présent aussi dans Les Trophées), par les poètes de la Renaissance et largement exploité par la Pléiade (Ronsard, Du Bellay auxquels Heredia rend d'ailleurs hommage dans son recueil) quoique l'oeuvre de Clément Marot en contienne déjà.
Le sonnet régulier est isométrique, en principe, et son rythme, par excellence, est l'alexandrin. Dans son étude sur le manuscrit des Bucoliques de Chénier, Heredia le loue ainsi "Avec l'hexamètre grec, l'alexandrin français est le plus solide, le plus suave, le plus souple des instruments poétiques."
Le sonnet se termine sur une pointe, rassemblant l'effet voulu par le poème, qui parfois est un effet de surprise, contredisant ce que laissaient espérer les vers précédents. Par ailleurs, Le dernier vers doit à la fois proposer une clôture (c'est la fin du poème, et elle doit être sensible) et une ouverture (la possibilité pour le lecteur d'en prolonger l'écho).

Heredia est, de tous les poètes du XIXe siècle qui ont usé du sonnet, celui qui en accepte toutes les contraintes avec un brio que tous s'accordent à lui reconnaître, y compris Henri Morier dans son Dictionnaire de poétique et de rhétorique (PUF, 1998)  : "L'auteur des Trophées n'a pas d'égal dans la manière de grouper les idées en une savante progression, tenant compte des proportions dynamiques du sonnet et sachant terminer sans bavure tantôt sur un point d'orgue, tantôt sur un tour de clef, ferme et net."





Claudius Popelin

Claudius Popelin, plaque circulaire en émail peint en grisaille representant probablement Minerve.






Cartographie d'un imaginaire

     Malgré les apparences fournies par les titres des trois premières sections des Trophées, rien de moins historique (au sens de chronologie événementielle) que ces sonnets. Non que l'histoire en soit totalement absente (Marathon, par exemple dans "Epigramme votive" ou Hannibal dans "La Trebbia" ou "Après Cannes", voire les "conquistadores" du XVIe siècle), mais elle est convoquée davantage sous l'angle d'une perception personnelle, qu'en tant que telle. La succession des poèmes donne davantage le sentiment qu'il s'agit des "images" qui ont impressionné (au double sens que l'on pourrait donner à ce terme, d'avoir marqué une imagination et d'avoir été spectaculaires) une jeune sensibilité ; par exemple, des travaux d'Hercule, il ne conserve que le lion de Némée et les stymphales et, surtout, la figure du centaure qui se retrouve, par ailleurs, dans le tableau contemporain du "Bain" ; de même que l'évocation des nymphes s'associe soit à Pan, soit aux satyres.
     Ainsi, c'est moins une évocation de l'histoire occidentale, que celle de la construction d'un imaginaire à travers l'apprentissage du latin et du grec, les cultures auxquelles ces langues mortes donnaient accès, les traces d'une foi religieuse que le Moyen Age a magnifié dans ses récits comme dans ses oeuvres d'art, celles des arts plastiques de la Renaissance qui s'inscrit profondément dans l'héritage des Anciens, selon la formule habituelle, comme elle a été le temps de découvertes géographiques, d'un élargissement du monde vers l'ouest, autrement dit ce temps nouant, de manière sans doute plus visible qu'un autre, le passé et le futur. Et ces fondements de l'imagination se sont enrichis d'autres univers, plus récemment découverts, hauts en couleur, ceux de l'Egypte devenus mode, puis ceux de l'orient, en l'occurence le Japon découvert à travers l'Exposition universelle de 1878. Le tout aboutissant à la dernière section qui permet de saisir comment cet imaginaire s'empare du monde naturel (déjà présent dans les Sonnets épigraphiques) et des oeuvres d'art pour susciter la rêverie, pour "poétiser" le monde, même dans ses objets les plus ordinaires comme, par exemple, dans "Le lit".
Ce qui frappe sans doute le plus, lorsque s'oublient tous les commentaires sur "l'impassibilité", sur "l'art pour l'art", c'est à quel point ces textes sont traversés d'affects. Si la forme rigoureuse du sonnet les canalise et les "civilise" en quelque sorte, le plus souvent la violence s'y manifeste, à la fois au masculin, comme dans le cycle d' "Hercule et les centaures", mais aussi au féminin car "Artémis" n'a rien à lui envier. Les sonorités jouent bien sûr leur partie dans ces effets (dans "Némée" par exemple où prolifèrent les allitérations en "r"), comme les images où le coucher du soleil joue bien souvent le rôle d'un écran sanglant. Le monde commence là, dans le bruit et la fureur solaire (Hercule est la fois le parangon de la virilité et un symbole solaire), et dans les inquiétudes nocturnes sur lesquelles règne Artémis (la lune, soeur d'Apollon solaire). La mort, le désir, le sexe, trois composantes que l'on retrouve dans l'essentiel de ces poèmes, mêmes ceux qui pourraient sembler les plus anodins, par exemple dans "Le chevrier" fausse pastorale, où la nuit d'été est lourde de menaces car "les Dieux sont partout" et "Hécate nous regarde avec son oeil divin", Hécate étant le nom de la lune lorsqu'elle est associée à la mort.
A trop répéter que Heredia n'avait souci que de la forme, on passe à côté de l'essentiel. Paul Valéry dans le premier article qu'il écrivit (et qui longtemps resta inédit), en octobre 1889, affirmait : " La littérature est l'art de se jouer de l'âme des autres. [...] Etant donné une impression, un rêve, une pensée, il faut [c'est lui qui souligne] l'exprimer de telle manière qu'on produise dans l'âme de l'auditeur le maximum d'effet — et un effet entièrement calculé par l'artiste." (Oeuvres I, Pléiade, p. 1412)

Maurice de Becque

La Grèce et la Sicile
, Paris, Maurice de Becque, 1926.
Maurice de Becque est un illustrateur qui publia lui-même cette première section des Trophées, illustrées de 200 compositions.



Or, c'est exactement à quoi s'emploie Heredia : trouver l'exact équilibre entre syntaxe, mètre, rythmes, sonorités, vocabulaire, choisi au triple niveau du sens du mot (incluant ses connotations), de sa sonorité, et de sa capacité de résonner avec ce qui le suit ou le précède, pour faire naître chez le lecteur l'émotion susceptible de s'élargir en méditation, comme dans "Vélin doré" (71e poème du recueil) où l'évocation d'un livre ancien, relié par Clovis Eve, dégage une grande douceur, comme il le dira, plus tard, devenu conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal, "les livres sont comme des êtres vivants, ils frémissent sous la caresse.", ou comme dans "Floridum mare", la terre et la mer échangent leurs attributs dans l'oeil du poète proposant comme un tableau impressionniste que Proust semble retrouver dans la description des peintures d'Elstir (A l'ombre des jeunes filles en fleur, 1919) : "[...] le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue, entre la terre et l'océan".



Vélin doré

Vieux Maître Relieur, l'or que tu ciselas
Au dos du livre et dans l'épaisseur de la tranche
N'a plus, malgré les fers poussés d'une main franche,
La rutilante ardeur de ses premiers éclats.

Les chiffres enlacés que liait l'entrelacs
S'effacent chaque jour de la peau fine et blanche ;
A peine si mes yeux peuvent suivre la branche
De lierre que tu fis serpenter sur les plats.

Mais cet ivoire souple et presque diaphane,
Marguerite, Marie, ou peut-être Diane,
De leurs doigts amoureux l'ont jadis caressé ;

Et ce vélin pâli que dora Clovis Ève
Évoque, je ne sais par quel charme passé,
L'âme de leur parfum et l'ombre de leur rêve.

Le Moyen Age et la Renaissance





Georges Rochegrosse, 1914
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vignette de la page de titre des Trophées, Georges Grosseroche, Librairie des amateurs, 1914

Floridum mare

La moisson débordant le plateau diapré
Roule, ondule et déferle au vent frais qui la berce ;
Et le profil, au ciel lointain, de quelque herse
Semble un bateau qui tangue et lève un noir beaupré.

Et sous mes pieds, la mer, jusqu'au couchant pourpré,
Céruléenne ou rose ou violette ou perse
Ou blanche de moutons que le reflux disperse,
Verdoie à l'infini comme un immense pré.

Aussi les goëlands qui suivent la marée,
Vers les blés mûrs que gonfle une houle dorée,
Avec des cris joyeux, volaient en tourbillons ;

Tandis que, de la terre, une brise emmiellée
Éparpillait au gré de leur ivresse ailée
Sur l'Océan fleuri des vols de papillons.

La nature et le Rêve, "La mer de Bretagne"



Au fil des poèmes, il est loisible de découvrir aussi la conception de la poésie que défend Heredia. Interrogation sur la condition humaine, ses poèmes ne font ni dans la grandiloquence, ni dans le pathos, mais ces vignettes travaillées comme des bijoux (l'utilisation extrêmement fréquente des références aux pierreries comme l'éloge des ciseleurs ou des émailleurs permet cette comparaison) tendent des miroirs souvent inquiétants au lecteur ; violence et bestialité masculine (Hercule, les centaures, les satyres, Pan, Priape, les conquistadores autant d'images brutales du désir masculin), inquiétante féminité dangereuse, Artémis, Médée ou Cléopâtre sont des figures pernicieuses et mortelles ; Heredia comme les jeunes symbolistes qui succèdent au Parnasse sont les enfants de leur temps que l'émancipation féminine inquiète.
Reste l'art qui peut civiliser ce monde, "sublimer" les pulsions dira Freud dans pas longtemps.  Reste la nature, en particulier les montagnes et la mer ; la mer surtout. Et sans doute, en étant particulièrement attentif, pourrait-on entendre le murmure d'une histoire personnelle dans ces vers, car si le lecteur éprouve des émotions à la lecture de ces poèmes pour peu qu'il veuille bien les écouter avant de les classer dans une école ou une autre, il a bien fallu que le poète quelque part les éprouve et les juge dignes d'être partagées.





A lire
: pour tout savoir sur le "trophée" dans l'histoire et ses évolutions, un article sur le blog de Gallica, Chloé Perrot, 2020.
pour découvrir d'autres oeuvres, inédites, du poète, l'article de Yann Mortelette, "Les Trophées oubliés", 2006.
pour en savoir plus sur la formation et le travail du poète, l'article Yann Mortelette, éditeur de la correspondance "La naissance d'une vocation poétique : les lettres inédites de José Maria de Heredia à sa mère", 2011.
pour mieux comprendre les relations entre la poésie de Hugo, celle de Leconte de Lisle et celle de Heredia, un article de Jean-Marc Hovasse, Groupe Hugo, 2006.
A découvrir : une édition des Trophées de 1914 illustrée par Georges Rochegrosse.



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