Leçons, Philippe Jaccottet, Gallimard-Poésie, 1994

coquillage











Philippe Jaccottet

Philippe Jaccottet en 2010, l'année où il reçoit le Grand Prix Schiller. Il s'agit d'un prix littéraire suisse récompensant "un des plus grands poètes de langue française du XXe siècle."

L'écrivain :

Il est né le 30 juin 1925, à Moudon, dans le canton de Vaud (Suisse).
Il fait des études de Lettres à  l'université de Lausanne et publie ses premiers poèmes en 1944, dans le Cahier de Poésie I dirigé par Edmond Jaloux. Son premier recueil, Trois poèmes aux démons, date de 1945.
En 1946, il séjourne à Rome où il fait la connaissance du poète Giuseppe Ungaretti. Sa première traduction, La Mort à Venise de Thomas Mann, paraît chez Mermod la même année.
A l'automne 1946, Philippe Jaccottet part à Paris, comme collaborateur des éditions Mermod. Il va y continuer sa carrière de traducteur, commencée sous les auspices de Thomas Mann, qui lui permet de gagner sa vie tout en restant relativement disponible pour l'essentiel, c'est-à-dire la poésie, choix qu'il explique dans "A la source, une certitude... (Remerciement pour le prix Montaigne)", 1972 :
"Ma vie, il a bien fallu que je la «gagne» comme on dit. Je n'avais guère le choix qu'entre l'enseignement, l'édition et la traduction. L'enseignement ne me paraissait nullement une tâche méprisable ou haïssable ; je craignais seulement qu'il ne m'obligeât à opérer dans ma vie un partage artificiel entre le travail pédagogique et l'autre, auquel auraient été réservés des moments de vacance; je me doutais aussi qu'il favorise le pouvoir critique aux dépens de l'invention. L'édition, elle m'aurait lié fatalement à un monde littéraire que je n'aimais pas."
A Paris, où Il  reste plusieurs années, il fréquente les cercles littéraires, notamment celui de la NRF avec Jean Paulhan, Marcel Arland, Francis Ponge, Jean Tardieu, et se lie d'amitié avec des poètes de sa génération comme Yves Bonnefoy, Jacques Dupin, André du Bouchet, ainsi qu'avec Pierre Leyris, André Dhôtel et Henri Thomas.
En 1953, il épouse Anne-Marie Haesler, peintre. Le couple cherche alors à s'installer dans le sud de la France. En 2011, Philippe Jaccottet explique ce désir à la fois pour des raisons économiques (la vie était alors moins chère en province) mais aussi parce qu'il sentait, dit-il, qu'il avait besoin de travailler à l'écart pour trouver sa voix.  Ce voeu se réalise assez vite et le couple s'installe à Grignan, dans la Drôme. Ils y resteront toute leur vie et c'est dans sa maison que le poète s'éteint le 24 février 2021, à la lumière de l'hiver.
Son oeuvre de traducteur est riche, Homère, Platon, Hölderlin, Rilke, Thomas Mann, Ungaretti, Gongora, Robert Musil, à l'égal de son oeuvre poétique.
En 2018, L'Institut de France lui remet le Prix mondial Cino Del Duca.


Quelques oeuvres

Trois poèmes au démon, 1945
Requiem, 1946 (réédition, Fata Morgana,  1991)
La Semaison , carnets 1954-1962, 1963
Poésie 1946-1967 (Gallimard Poésie, 1971): rassemble L'Effraie, 1953, L'ignorant, 1958, Airs, 1967, Leçons, 1969. Préface de Jean Starobinski.
L'Entretien des muses , chroniques de poésie, 1968
A la lumière d'hiver, suivi de Pensées sous les nuages (Gallimard Poésie, 1977) : A la lumière d'hiver contient Leçons et Chants d'en bas, 1974.
Une transaction secrète , lectures de poésie, 1987
Ce peu de bruits, poésie, 2008
Taches de soleil, ou d'ombre. Notes sauvegardées, 1952-2005, 2013
La Clarté Notre-Dame, 2021
Le Dernier livre de madrigaux, 2021


Commentaire bibliographique :

Les publications de Jaccottet entre 1953, L'Effraie, que le poète considère comme sa première  véritable oeuvre personnelle, échappant aux influences directes, et 2013, Taches de soleil ou d'ombre. Notes sauvegardées, alternent les oeuvres poétiques et les oeuvres de réflexions, qu'elles correspondent aux notations qu'il porte dans ses carnets et qui sont publiées d'abord en 1963, sous le titre de La Semaison, Carnets 1954-67, publié en 71, puis réédité, sous le même titre, mais augmenté, 1954-1979, publié en 1984 ; puis La Seconde semaison, 1980- 1994 et enfin les Carnets de 1995-1998, publiés en 2001.  Ces carnets se complètent des chroniques relatives à d'autres poètes, comme L'Entretien des muses ou Une transaction secrète...
La réflexion sur son propre travail,  traduction ou écriture poétique, il s'agit toujours de trouver le langage juste, autant que celle qu'il mène sur le travail des autres, cherchant à saisir, avec délicatesse, pourquoi une oeuvre, plus souvent un texte, une aspiration perçue mais qui n'a pas toujours trouvé la forme adéquate, résonnent en lui,  permettent de dessiner le territoire poétique dans lequel se meut Jaccottet.
En 2014, La bibliothèque de la Pléiade rassemble les oeuvres du poète depuis L'Effraie (1953) jusqu'à Couleur de terre (2008) et propose en appendice, outre un certain nombre de proses, Requiem (1946).





Le recueil : une édition complexe





Le seul de mes recueils qui ait fait l'objet d'un véritable travail, et même assez long, est Leçons ; mais c'est aussi celui que j'ai toujours considéré comme le moins accompli. Si j'ai dû y travailler, c'est qu'il n'a pas bénéficié, pour sa formation, de la cohérence intérieure dont sont issus les livres précédents. J'étais divisé, et aucun travail conscient ne peut réparer l'unité déchirée sans qu'on voie aussitôt les coutures.


 "Cette folie de se livrer nuit et jour à une oeuvre...", NRF, mars 1976,  in Une transaction secrète, Gallimard, 1987





Ainsi de l'aveu même du poète, ce recueil occupe une place particulière dans son oeuvre.
Leçons
a connu trois stades éditoriaux différents : plaquette en 1969, recueil englobé avec d'autres recueils dans un livre publié en 1971, puis partie d'un autre recueil en 1977.
Petit voyage à rebours :
1994
Tel que le publie Gallimard dans la collection Poésie, en 1994, le recueil semble n'être que la première partie de A la lumière d'hiver, puisque ce titre n'est suivi sur la couverture que de Pensées sous les nuages ; cette indication est reprise sur la page de titre où s'ajoute une précision : "précédé de Leçons et Chants d'en bas", ce qui semblerait confirmer que ces deux recueils sont indépendants et ont même statut que le titre qui les précède. Toutefois, A la lumière d'hiver  (en italiques) est aussi repris en pleine page, seul, précédant le titre "Leçons",  puis "Chants d'en bas",  puis "A la lumière d'hiver", tous trois en romain, comme si les deux premiers recueils avaient cessé d'être indépendants pour devenir les parties du troisième vers lequel ils progressent et qui les englobe.
1971
Or Leçons, 23 poésies, en incluant le texte liminaire qui est à la fois une dédicace et une manière de prière, constituant ce que Jaccottet lui-même dans la note justificative nomme un poème, a déjà été publié, dans la même collection, en 1971, dans une anthologie des textes poétiques de Jaccottet s'échelonnant de 1946 à 1967.  Le poème avait alors le même statut que L'Effraie, L'Ignorant et Airs. Comme le titre global du livre l'indiquait : Poésie. 1946-1967, l'organisation était chronologique et rassemblait des textes déjà publiés par ailleurs, y compris Leçons publié en plaquette chez Payot (Suisse) en 1969. Chacun de ces quatre titres était suivi d'une indication temporelle : "1946-1950" pour L'Effraie, "1952-1956" pour L'Ignorant, "1961-1964" pour Airs et "Novembre 1966- octobre 1967" pour Leçons que seule cette datation plus précise différenciait.
Ainsi d'un livre à l'autre, le recueil a changé de statut :  publication autonome en 69, il devient point d'aboutissement (provisoire) d'une trajectoire poétique en 1971, puis point de départ (sans mention de dates, qui ne sont fournies que dans la justification des tirages en note finale) d'un autre parcours conduisant à la constitution du recueil complexe qu'est A la lumière d'hiver, publié par Gallimard en 1977. Il est ainsi installé dans une position charnière par le poète lui-même, comme s'il y avait un avant et un après Leçons.
Entre les deux éditions de 71 et 77, le recueil a subi de nombreuses transformations qui vont de la  correction (substituer un mot à un autre, en ajouter, en supprimer) à la réécriture. Un poème a été ajouté, en outre, dans la 2e version, un quintil entre parenthèses qui, bien qu'inséré, à la 8e place, n'en forme pas moins pivot entre ce qui est encore la vie, souffrance mais vie encore, et glissement dans la mort jusqu'au cadavre et au-delà.
Le changement de statut, de celui de clôture d'une période (1946-1967) à celui de point de départ d'un nouveau parcours (A la lumière d'hiver, Pensées sous les nuages), comme les corrections apportées de l'un à l'autre donnent au recueil une densité particulière.

Le titre

Le mot "leçon" est un terme polysémique dont le sens la plus courant est celui d' "enseignement", que cet enseignement soit transmission d'un savoir, d'un savoir-faire ou de règles de conduite, de préceptes moraux. Le terme implique aussi, à un deuxième niveau, l'idée connexe de la "correction", de la rectification de l'erreur, dans l'expression "donner une leçon" et/ou "recevoir une leçon".
Sans oublier que la "leçon", étant ce que l'on apprend, a pour but d'être mise en application. Et le recueil, par certains aspects (la briéveté de chacun des textes, dont le plus long est de 21 vers, et dont le rythme atteint rarement l'alexandrin ; l'espace entre chaque poème et entre les strophes, elles mêmes le plus souvent de forme brève : quatrains, tercets, voire monostiches) semble bien s'appuyer sur la leçon apprise des Haikus, dont Airs donnait l'exemple : détail concret, briéveté et densité.
Mais il existe aussi deux autres sens qui ne sont pas sans intérêt par rapport au poème. Le sens religieux (dans le catholicisme) qui désigne l'action de lire, de réciter et particulièrement le "passage de l'Écriture ou des Pères que l'on chante ou récite à l'office des Matines" (TLF) , la "Leçon des Ténèbres" nommant l'Office de Matines des jeudi, vendredi et samedi saints. Sens qui trouve sa justification dans la note de l'édition de 1977 qui définit Leçons aussi bien que Chants d'en bas, comme "deux livres de deuil".
Par ailleurs, dans le monde universitaire ou dans l'édition, la "leçon" est la version donnée d'un texte, celle qui a été choisie parmi les variantes existant, ou les possibles traductions dans une autre langue à partir de la langue originelle.
Le titre étant au pluriel, le lecteur est convié à s'interroger sur les multiples leçons, à la fois en nombre et en acceptions, proposées par le poème dans son ensemble, comme il peut envisager chacun des poèmes composant la totalité comme une leçon spécifique ; ainsi, comme il devrait en être de tout texte poétique, l'enchantement va-t-il de pair avec la méditation.

La composition

Ce mot paraît plus adapté à la poésie de Jaccottet, en raison de ses connotations musicales, que celui de structure qui rappelle par trop le monument et l'architecture. D'une certaine manière, le poème puisqu'ainsi le définit Jaccottet, est un poème narratif qui raconte la mort d'un homme, le "il" du quatrain liminaire qui met la suite sous sa protection, voire sa surveillance "Que sa droiture / garde ma main d'errer ou de dévier, si elle tremble." (1977), le "maître" dès le 3e poème, le "Toi" du dernier poème. En 1994, Jaccottet expliquera que cet homme était son beau-père, Louis Haesler, imprimeur, ce qu'évoque plus précisément la dédicace de 1977 "Qu'il mesure, comme il a fait jadis le plomb...", alors qu'en 1971 "Qu'il mesure comme il a fait longtemps les lignes que j'assemble" était plus énigmatique, les "lignes" pouvant certes s'entendre comme celles de la composition au marbre, mais aussi comme celles tracées par le poète sur une page.
La succession des poèmes suit les étapes de cette agonie, de cette séparation d'avec le monde des vivants, après avoir constaté, dans le 2e poème, l'outrecuidance passée du poète qui s'était cru capable de parler de la mort. Les cinq poèmes suivants évoquent la souffrance d'un vieil homme, "[...] l'aîné se couche / presque sans force [...] (3e poème) ; vient ensuite une pause, marquée par la parenthèse qui enferme un quintil injonctif (Mesurez - parcourez - voyez - considérez), prenant à témoin le lecteur, mais le poète aussi, en tant qu'humains ("nous"), confontés à l'incommensurable ; les impératifs, comme l'adjectif "laborieux", la répétition de "mesurez" en tête et en fin de vers font de ce quintil un cri avant l'entrée dans le silence puisque le poème suivant commence par le mot "Muet"; le silence qui est l'apanage des morts. Sept poèmes vont dire alors l'agonie. Puis l'absence, "Plus aucun souffle" (16e poème), de la vie et du vivant. Ne reste que le "Cadavre.", "cela"; enfin le rituel de la séparation (5 poèmes). Les deux derniers poèmes répondent aux deux premiers puisque l'avant-dernier commence par "Et moi maintenant" et le dernier par "Toi cependant".


1. poème dédicace
2. palinodie du poète
3- 7 : souffrance et dégradation physique
8 : le quintil
9- 16 : l'agonie
17 - 21 : la séparation
22 : "moi", le poète face au monde
23 : "Toi" devenu souvenir, mémoire


Evocation concrète, douloureuse, souvent violente de la mort réelle (et non méditation abstraite sur la finitude), de l'arrachement que représente la mort d'un être aimé, cet aspect narratif du poème se double d'un dialogue constant, du poète avec lui-même, du poète avec son lecteur, du poète avec celui qui n'est plus un mort in-fine, mais un "disparu" auquel s'adresse de nouveau une manière de prière, une présence absente, ou une absence bien présente, "demeure en modèle", transformée en lumière par la grâce de la comparaison "tel le soleil dans notre dos encore / qui éclaire la table, et la page, et les raisins.", tous signes de vie.
Souvent, par ailleurs, le lecteur y entend, assourdi, l'écho de ces vers de La Nuit d'octobre de Musset : "L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, / Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert."
La composition elle-même est donc porteuse d'une des leçons du texte, banale, ô combien!, mais puissante tout autant. Elle est à la fois dans le parcours que jalonnent les 19 poèmes inclus entre les deux "dialogues" : Il / Je, Moi /Toi : l'irréversible dégradation, la séparation, l'éloignement du mourant du monde des vivants. Elle témoigne de l'injustice d'une souffrance dont on ne peut comprendre le sens, souffrance devant laquelle les vivants sont impuissants. Et en même temps, dans le poème liminaire et dans le dernier, le désir, le voeu (la poésie de Jaccottet n'affirme rien hors "la beauté des choses") que les morts habitent en nous, les vivants, qui ne le sont que provisoirement, comme le rappelle le terme "aîné" du deuxième poème, "aîné", celui qui nous précède dans la chronologie, dans le temps.
La deuxième leçon, si l'on peut dire, de cette progression est celle du dénuement qui est peut-être celle de l'acceptation de cette incompréhensible condition humaine. Après ce cheminement au plus près de la souffrance et de la mort, il ne reste plus rien à l'homme des jouets, des agitations, des divertissements (aurait dit Pascal) qui lui dérobaient la vérité, il reste le corps, le poète dans le paysage, la lumière, qui éprouve ceci :  "un instant, d'embrasser le cercle entier du ciel / autour de moi, j'y crois la mort comprise."
Il reste aussi, il est vrai, la poésie, et ce 22e poème se termine par ces mots "La montagne ?" interrogation suivie d'un blanc important, long silence méditatif et/ou admiratif "Légère cendre/ au pied du jour.", échos  d'un haïku (écrit sur une peinture par un moine Zen du début du XXe siècle et que cite Jaccottet dans "L'Orient limpide") : "Soufflez la lanterne de papier / Et le mont Kongo devient cendres..."





A lire
: un article de François Dufay pour l'Express (2008)
bibliographie complète sur le site de cultur@ctif (qui n'a toutefois pas été mise à jour depuis 2010)
A découvrir : une émission de télévision consacrée au poète, diffusée sur la RTS le 21 avril 1975.



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