Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, Cormac McCarthy, 2005 / 2006
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Il s'agit du neuvième roman de McCarthy qui n'en a publié que douze, parfois à
de très longs intervalles, ainsi des deux derniers (The Passenger et Stella Maris), parus en 2023, la
veille de sa mort, 16 ans après le dixième (The Road, La Route, 2006). Il a été traduit en français, en 2006, par François Hirsch (1925-2021), pour les éditions de l'olivier. |
L'écrivainCormac Mccarthy est né le 20 juillet 1933 Charles Joseph McCarthy à Providence (Rhode Island), troisième des six enfants du couple parental et aîné des garçons (New York Times, 13 juin 2023).Sur son changement de prénom, les théories sont multiples, depuis le surnom familial, jusqu'au choix de l'auteur pour éviter d'être confondu avec la marionnette d'un célèbre (en son temps) ventriloque. La famille déménage ensuite à Knoxville, dans le Tennessee, où le père, homme de loi, a trouvé du travail. C'est là que grandira Cormac, qu'il ira à l'école dont il dit (interview accordée au Time Magazine) "J'ai détesté l'école dès que j'y ai mis les pieds" et ça ne s'est visiblement pas arrangé avec les années. Son parcours en la matière est assez cahotique. Il commence par étudier, à l'université, la physique et l'ingéniérie qu'il abandonne au bout de deux ans (1951-52) pour s'engager dans l'armée. Il restera soldat durant 4 ans, le plus souvent stationné en Alaska et lit alors beaucoup. Revenu à la vie civile, il reprend des études, de lettres, semble-t-il, qu'il abandonne aussi, définitivement, en 1959. Il déménage alors pour Chicago. Il a commencé à écrire et publié deux textes durant ces deux dernières années à l'université. Son premier roman, The Orchard Keeper (Le Gardien du verger, traduit en français en 1968) est publié en 1965 et son audience est très limitée. Les critiques s'accordent à y reconnaître une très forte influence de Faulkner. Mais McCarthy reconnaît volontiers cette dette et les autres, ne confiait-il pas, quelques années plus tard, en 1992, à son interlocuteur du Time Magazine "The ugly fact is books are made out of books" (la triste réalité est que les livres sont faits de livres). Si Cormac McCarthy a mené une vie plutôt marginale, à l'écart de tout remue-ménage médiatique, concédant fort peu d'interviews, se refusant à parler de son oeuvre, arguant du fait qu'il suffisait de le lire et qu'il n'avait rien à ajouter (et comme on le comprend !), n'acceptant jamais d'aller faire des lectures en université, il n'en a pas été pour autant une personne solitaire ou isolée. Il s'est marié en 1961 avec Lee Holleman, connue à l'université. Ils ont eu un fils, Cullen. Le mariage a peu duré, l'égoïsme des artistes (dont parlait si bien Balzac) est vite devenu insupportable à la jeune femme qui a quitté son mari et divorcé. McCarthy vivait, dans des conditions plutôt drastiques, à la campagne, dans les environs de Knoxville. Puis il se voit octroyé une bourse dont le montant lui permet de voyager. Sur le bateau le conduisant en Irlande (terres des origines) il rencontre une jeune femme anglaise, Anne DeLisle. Elle est chanteuse et danseuse. Ils se marient en 1966 et voyagent en Europe, grâce à une autre bourse. Ils rentrent aux Etats Unis en 1967 et s'installent près de Knoxville. Le couple continue de tirer le diable par la queue. En 1968, paraît Outer Dark (L'Obscurité du dehors, 1991). Le livre n'a guère plus de succès que le précédent, mais une réception critique relativement admirative. McCarthy écrit toujours et Child of God est publié en 1973 (Un enfant de dieu, 1992). |
Cormac McCarthy, photographié en 2009 au moment du lancement du film adapté de The Road. |
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McCarthy et Anne DeLisle se séparent en 1976 et l'écrivain va vivre à El Paso (Texas). Il publie Suttree en 1979 (le roman sort sous le même titre dans sa traduction française en 1994) puis Blood Meridian or the Evening Redness in the West en 1985 (publié en français en 1988). C'est en 1992 que l'écrivain confidentiel va atteindre le grand public avec All the Pretty Horses (De si jolis chevaux, 1993), premier volume d'une trilogie des frontières (The Border Trilogy). Le roman reçoit deux prix prestigieux, le National Book Award et le National Book Critics Circle Award. Cette fois-ci les ventes ont de quoi satisfaire l'éditeur et le cinéma s'en empare. L'écrivain va s'installer au Nouveau Mexique, tout près de Santa Fe, à Tesuque, où se trouve le Santa Fe Institute, un centre de recherches multidisciplinaires spécialisé dans l'étude des systèmes adaptatifs complexes. L'institut a été fondé par le prix Nobel de physique (1969) Murray Gell-Mann (1929-2019). Jusqu'à la fin de sa vie, il y disposera d'un bureau. Il travaille la triologie et publie The Crossing en 1994 (Le Grand passage, 1997) et le dernier volume, Cities of the Plain en 1998 (Des villes dans la plaine, 1999). Il épouse Jennifer Winkley, et leur fils, John, naît en 1999. Le couple se séparera en 2007. L'écrivain dira à quel point la relation avec son fils a été inspiratrice pour son plus grand succès, The Road, publié en 2006 (La Route, 2006) qui est salué par deux prix, le Pulitzer de la fiction et le James Tait Black Memoria. En 2009, il recevra aussi le prix des libraires du Québec. Il s'éteint le 13 juin 2023, il a 89 ans. Il laisse une oeuvre puissante, peu facile à aborder mais fascinante par bien des aspects dont le moindre n'est pas la capacité de l'écrivain de renouveler son écriture à chacun de ses romans. Le résultat le plus spectaculaire étant sans doute le roman gris qu'est La Route. Flaubert disait qu'il aurait voulu faire de Madame Bovary "un roman jaune", McCarthy a choisi une autre couleur et rien n'est plus réussi. |
Paysage autour de Sanderson, Texas. pourrait être le terrain de chasse du personnage du roman. |
Le romanLe titre, No Country for Old Man, peut être interprété de deux manières, soit en le particularisant (un pays singulier inadapté à la vieillesse), soit en le généralisant (aucun pays n'est permis à la vieillesse.) Il a été emprunté par McCarthy à un poème de William Butler Yeats (1865-1939). C'est le premier vers tronqué du poème "Sailing to Bizantium" (1928), lequel affirme "That is no country for old men" (une traduction française de Jean-Yves Masson peut être écoutée sur France Culture). La traduction française du titre fait droit au vers complet de Yeats, Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme. Mais en tronquant le vers, McCarthy a peut-être d'abord insisté sur la vieillesse qui est une exclusion : il n'y a pas de pays pour un vieux. Et pas nécessairement parce que les transformations qu'il constate seraient toujours mauvaises.Dans la composition même du récit, le lecteur (et la lectrice aussi, que ce soit dit une fois pour toutes) perçoit ces deux dimensions. Le roman est, en effet, composé de treize chapitres non titrés constitués eux-mêmes de deux parties. La première, toujours en italiques, est un monologue, assez bref d'abord puis de plus en plus étendu (dont il semble, parfois, qu'il s'agit d'un dialogue dont un des interlocuteurs est muet, se contentant d'écouter), confidences, réflexions d'un homme âgé qui se révèle progressivement être le shérif de Sanderson, confronté à une violence comme il n'en a jamais connue, sinon pendant la deuxième guerre mondiale. La deuxième partie (en caractères romains) se développe sur une ou plusieurs séquences prises en charge par un narrateur omniscient, suivants les agissements des personnages impliqués dans un fait-divers meurtrier. Un fait-divers Un homme qui chasse, seul, découvre ce qui semble résulter d'un réglement de comptes entre trafiquants : de la drogue emballée dans une camionnette, des morts, des armes abandonnées et un mourant tenant une malette de dollars. La mort de l'homme, la solitude, l'énormité de la somme font qu'il s'en empare. Et les ennuis commencent avec la cavale qui va s'en suivre jalonnée de cadavres tout du long. Les événements se déroulent sur un temps court (quelques jours du mois de mars 1980) dans un espace réduit, un rayon d'environ 200 kilomètres autour de Sanderson, au sud du Texas, sur la frontière avec le Mexique, entre Odessa, Sonora, Del Rio, Eagle Pass et Piedras Negras, de l'autre côté du Rio Grande, la frontière. C'est un paysage aride, dur comme les hommes qui s'y affrontent que note très peu le narrateur, à peine quelques traits de temps à autre. L'essentiel se donnant à travers de secs dialogues entre les personnages, dialogues qui dispensent toutes les marques de ponctuation ou les verbes d'énonciation. A travers la sécheresse volontaire du récit, c'est la guerre des "cartels" qui apparaît, en particulier dans le dialogue entre un homme "d'affaires", dans un immeuble sophistiqué de Houston, et l'homme qu'il charge de régler les comptes, et l'impuissance des autorités face à ces faits, pas seulement parce qu'elles sont dépourvues de moyens, mais encore parce que les autres services de police, comme les criminels , d'ailleurs, les comptent exactement pour rien. |
Les personnages Ed Tom Bell, shérif, la soixantaine. Il a obtenu son premier poste de shérif au sortir de la seconde guerre mondiale, à 25 ans. C'est son monologue qui ouvre et ferme le roman, constatant que la compréhension du monde lui échappe. Ce n'est pas que lui manque de la bonne volonté mais il se sent tellement dépassé par les événements et la violence dont il lui semble qu'elle domine maintenant sa région qu'il ne lui trouve d'autre explication que le recours au Mal, autant dire à Mammon, autrement dit l'aspect diabolique de la soif d'argent. Personne ne tient compte de lui, ni ses administrés quand il tente de les raisonner, ni les trafiquants pour lesquels il n'est qu'un "péquenot" dans un bled de "péquenots", ni même ses collègues des autres services, par exemple les agents des stups comme au chapitre VIII. Il est marié depuis 31 ans, admire profondément sa femme, Loretta. C'est un couple traditionnel, harmonieux, qui reproduit les relations masculin/féminin des années 1950. Llewelyn Moss, 36 ans, soudeur, a été soldat au Vietnam, quelque peu marginal. A du goût pour les armes, se révèle combattif et astucieux, même s'il a mal calculé le sac d'embrouilles qu'il a ouvert en s'emparant de la malette aux dollars. Méfiant à l'égard des autorités. Individualiste forcené, en même temps que solidaire, par exemple dans son souci de la jeune auto-stoppeuse à laquelle il donne de l'argent pour qu'elle évite de courir les routes. Carla-Jean, sa jeune femme ; elle a 20 ans. A été vendeuse avant son mariage. Aime son mari et a une confiance aveugle en lui. Tout aussi méfiante que lui à l'égard des autorités. A été élevée par sa grand-mère, à Odessa, qui se meurt d'un cancer et n'a jamais approuvé son mariage. Anton Chigurh, un tueur, dont on découvre à la fois la violence froide, il tue exactement pour un oui, pour un non, et l'obstination à poursuivre un but connu de lui seul. Personnage fort bavard qui goûte de faire partager ses convictions à ses futures victimes lesquelles sont surtout fondées sur le fait qu'il a toujours raison. Il a des "yeux bleus comme des lapis. A la fois brillants et entièrement opaques. Comme des pierres mouillées." Est armé, entre autres, d'une arme pour abattoir ("une bouteille d'oxygène" reliée "à un de ces pistolets à tige comme ceux dont ils se servent aux abattoirs"). Personnage opaque et énigmatique dont on ne sait d'où il sort. Carson Wells, lieutenant colonel dans les Forces Spéciales au Vietnam. Maintenant au service de qui paie : "Je cherche des gens. Je règle des comptes." Chargé d'éliminer Chigurh et de retrouver l'argent disparu. Les autres personnages se distribuent entre trafiquants et shérifs , shérifs adjoints des diverses villes où Chigurh laisse des traces de son passage, la plupart du temps sous forme de cadavres. Leurs noms, les quelques caractéristiques qui les définissent apparaisent progressivement, au fil des dialogues et des événements si bien que le lecteur doit être particulièrement attentif aux détails permettant de reconstruire l'ensemble en les faisant se correspondre, par exemple l'arrestation de Chigurh au début et son explication dans son dialogue avec Carson Wells (chapitre VI). |
Le Rio Grande à Eagle Pass, Texas
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Un roman de la complexité Et d'abord celui de la condition humaine. Qui peut-être se définit par la mort. Elle est partout présente dans le roman depuis le premier monologue, souvenir d'une exécution capitale dont le shérif était responsable, et le premier chapitre où Chigurh assassine sauvagement le shérif-adjoint qui l'a arrêté, jusqu'à la mort implicite qu'implique le trafic de drogue pour les usagers ou celle que la cupidité provoque toujours, à un moment ou à un autre. Et le plus terrifiant est, dans doute, que cette propension à devenir "distributeur de mort subite" (comme le disait le narrateur d'Un roi sans divertissement, Giono) gît en chacun d'entre nous, depuis l'enfant, jusqu'au tueur patenté. Quand la mort n'intervient pas brutalement (assassinats, guerres), elle n'en est pas moins là avec la maladie, la vieillesse. Comment vivre avec ? Sans doute, l'amour serait-il la possibilité d'un aménagement avec l'inévitablle, un amour, un souci de l'autre bien fragiles dans un monde où les appétits sont devenus démesurés. Les deux personnages féminins que sont Loretta et Carla-Jean ne font pas le poids dans un monde masculin où les armes règlent tous les conflits. Un monde où réflexion et argumentation ne font pas le poids comme le prouve le destin de Carson Wells ou le long monologue du shérif Bell. Un monde aussi d'êtres énigmatiques, hormis le shérif et son vieil oncle, Ellis, aucun des personnages n'a, à proprement parler, d'histoire. D'où viennent-ils ? qui sont-ils ? Le roman ne répond pas à ces questions, comme s'ils étaient simplement des personnages mus dans un jeu d'actions/réactions. Il n'y a, bien sûr, pas de réponses aux questions que soulève cette succession de massacres. Mais l'interrogation demeure. Le monde a-t-il tellement changé que plus personne ne s'y retrouve ? que toute attention à autrui a disparu. Le shérif Bell appartient à un monde d'autrefois où cette réponse qui, souvent, passait par la religion (croire en Dieu garantissait l'existence d'un sens même à l'insensé) mais le monde nouveau (pour lui) dans lequel il vit n'est plus celui-là, car entre Moss et Chigurh, il y a bien des points communs, l'individualisme, l'entêtement à suivre obstinément ce qui a été décidé quel qu'en soit le coût (et le sens) pour soi comme pour autrui ; Moss voulait garder l'argent et Chigurh travailler avec les "gros" ; c'est un psychopathe, si l'on veut, parce qu'il est toujours plus commode de parler de "folie" devant ce qui effraie, mais ce n'est jamais que l'exaspération d'une attitude encouragée par tout le système capitaliste : réussir, dominer. |
Loretta "chevauche le long d'une arête de terre rouge en direction du sud, les mains jointes sur le pommeau [...] Mon coeur est là-bas, dit-il. Il l'a toujours été." (chapitre XI) |
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Le shérif Bell dans sa vieillesse et ses valeurs anciennes qui,
parfois, peuvent être jugées "réactionnaires" mais qu'anime
profondément le souci d'autrui, qui s'inquiète de ce qu'il voit venir
pour Moss et Carla-Jean sans parvenir à les convaincre, est sans aucun
doute un humain estimable qui s'entête à vouloir traquer son tueur fou,
dont on sent qu'il n'y parviendra pas parce que le système n'est plus à
sa mesure, mais qui, quand même progresse dans son enquête. Quand il
baisse les bras, le lecteur éprouve pour lui une grande pitié. Si bien qu'on en revient au titre, c'est tout à la fois que le monde a changé, et qu'il n'y a pas d'endroit pour les vieux, sinon quelque part, comme l'oncle Ellis, dans une cabane, en ruine, oubliée au milieu du désert. Il ne reste que la possibilité de raconter (ce qui est encore partager) et de rêver d'une marche dans le noir et le froid guidée par une lumière "A peu près de la couleur de la lune". |
A lire : "No More Legend to Print Sur quelques hantises de No Country for Old Men", un article de Lambert Barthelemy (2021) qui éclaire les jeux d'intertextualité du roman. |