On ne badine pas avec l'amour, Alfred de Musset (1834), première représentation  à la Comédie française, le 18 novembre 1861

coquillage



A propos de Musset, ce site contient
: 1. une biographie de l'écrivain - 2. Le texte de la Nuit de décembre -






célestin Nanteuil, Musset et Sand

Célestin Nanteuil (1813-1873), George Sand et Alfred de Musset
 

Naissance de la pièce

     Musset rentre à Paris en mars 1834 après un séjour désastreux à Venise avec George Sand. Ils ont fait connaissance en juin 1833, et sont partis pour l'Italie en décembre 1833, voyageant de compagnie avec Stendhal jusqu'à Marseille. Installés à Venise dès le début janvier, Sand tombe malade la première, Musset en profite pour mener la vie qu'il a toujours mené, vin, jeu et femmes. Puis c'est lui qui tombe malade, Sand le soigne avec l'aide d'un jeune médecin italien, Pagello, qui devient son amant. Musset s'en offusque et part.
Devant son mal-être, ses amis lui conseillent le travail et Buloz (directeur de la Revue des Deux Mondes) lui demande "quelque chose".
Paul de Musset, le frère du poète, rapporte : "Nous l'engageâmes, par manière de passe-temps, et pour s'assurer de l'état de son esprit, à écrire un proverbe en prose." Musset reprend un ancien projet qu'il avait intitulé "Camille et Perdican" et dont il avait rédigé l'introduction en vers. Paul de Musset la publiera en 1861.
     La pièce est publiée, avec le sous-titre "Proverbe", dans la Revue des Deux Mondes, le 1er juillet 1834 et la même année, dans le tome II d'Un spectacle dans un fauteuil. En 1840, elle fait partie de l'édition des Comédies et proverbes.
Le retour de Venise est un contexte plus qu'une motivation pour la rédaction de la pièce. C'est un contexte troublé dans lequel les relations complexes avec Sand ne font qu'aviver une misogynie qui n'est pas nouvelle chez Musset et dont il ne guérira jamais. Il ne peut se passer des femmes en même temps qu'il les voue aux gémonies, situation qui n'est peut-être pas si rare que cela. C'est le moment de rappeler ce qu'il confiait à Paul Foucher (le beau-frère de Victor Hugo) dans une lettre du 19 octobre 1827 : "Je voudrais être un homme à bonnes fortunes : non pour être heureux, mais pour les tourmenter toutes jusqu'à la mort."
Reste que le jeu dangereux auquel se livrent les deux personnages principaux de la pièce, Perdican et Camille, n'est pas sans s'inspirer des relations difficiles entre les deux amants les plus célèbres, certainement, de la littérature française, incapables, pendant les deux années de leur liaison, de vivre ensemble comme de vivre séparés.



Musset et le théâtre

     Le théâtre semble avoir été pour Musset sa première ambition. Il faut rappeler qu'au XIXe siècle, la scène est encore le lieu de la consécration littéraire. Mais sa première expérience, La Nuit vénitienne, montée par l'Odéon et présentée le 1er décembre 1830, déclenche un chahut mémorable, à un point tel d'ailleurs que le directeur, Charles-Jean Harel, alors directeur du théâtre, croit à une cabale et propose une deuxième représentation, avec un identique résultat. La pièce est retirée. Musset ne renonce pas à écrire du théâtre, mais ce sera pour Un Spectacle dans un fauteuil (vers), titre du recueil où il rassemble deux pièces (La Coupe et les lèvres, A quoi rêvent les jeunes filles) et un poème, Namouna, en 1832 ; un deuxième volume de prose suit, en 1834.
     Ecrire du théâtre à lire présente des avantages, et d'abord celui de la liberté. Ce que peut un écrit, la scène l'interdit et la censure veille. Ainsi est-il impensable, sous la Restauration, de ridiculiser des prêtres en scène, comme le fait On ne badine pas avec l'amour. Les contraintes scéniques oubliées, il est loisible de multiplier les espaces sans se préoccuper de la question des décors, de déterminer les scènes non plus en fonction des entrées et sorties des acteurs mais de leur unité thématique, de moduler la longueur des répliques au gré du drame sans s'inquiéter de leur incidence sur un rythme qui ne sera que celui de la lecture.
     Dès ses premières pièces, hormis le drame de Lorenzaccio, Musset opte pour la fantaisie et se tourne vers la comédie. Le proverbe n'en est qu'une variété. C'est une saynette, donc un spectacle court, avec peu de personnages, développant un proverbe, jeu de société courant au  XVIIIe siècle. C'est se mettre en marge du romantisme dont les grands noms, Dumas, Hugo, Vigny dans ces années 1830 occupent la scène avec des drames, ce qui explique sans doute l'incompréhension du public devant La Nuit vénitienne.
Il faut attendre 1847, et l'entremise d'une actrice, Louise-Rosalie Allan-Despréaux, Melle Despréaux qui, ayant joué Un caprice à Saint-Pétersbourg, avec succès, à son retour à Paris, l'impose à la Comédie-Française. Un caprice, joué le 27 novembre 1847, remporte un succès si grand que d'autres pièces vont être enfin montées.

En attendant, On ne badine pas avec l'amour n'a été écrite que pour être "spectacle dans un fauteuil". La pièce comprend trois actes, correspondant à trois journées, trois journées qui décident du destin de trois adolescents : Camille, Rosette et Perdican.

Les personnages



Louis Monzies

Illustration de Louis Monzies (1849-1930), eau-forte, pour l'éditeur Lemerre, en 1878. L'arrivée de Blazius, Acte I, scène 1.


Le baron : père de Perdican et oncle de Camille. C'est un brave homme, un peu égoïste, mais qui escompte, en faisant son bonheur (avoir un jeune couple près de lui pour consoler sa solitude) faire celui de ses enfants.
Perdican : fils du baron, cousin de Camille avec laquelle il a passé son enfance au château. Jeune homme de 21 ans qui vient de terminer ses études  avec succès selon son précepteur. Particulièrement heureux de retrouver le cadre de son enfance et les souvenirs joyeux qu'il lui rappelle.
Maître Blazius : précepteur de Perdican, ecclésisastique qui entre dans la catégorie définie de longue date des curés gros, gras, gourmands, ivrognes et fort peu lettrés, personnages largement présents dans les fabliaux du Moyen Age.
Maître Bridaine : curé de la paroisse du château que le baron présente comme son "ami". Il reconnaît immédiatement dans Blazius un rival, étant identique à lui, quant aux aspirations de confort matériel. Leur opposition est une des sources du comique de la pièce, tout autant qu'elle gausse les prétentions de la religion à l'ascétisme.
Camille : nièce du baron, 18 ans, sort du couvent, croit venir au château pour entrer en possession de l'héritage de sa mère.
Dame Pluche : gouvernante de Camille. Le contraire physique exact de Blazius, maigre, sèche, bigote, buveuse d'eau.
Rosette : paysanne, soeur de lait de Camille
Le Choeur : personnage intéressant parce que la lecture n'a pas à décider s'il s'agit du choeur antique, formé ici par les paysans, ou du choeur shakespearien, comme dans Roméo et Juliette, incarné dans une seul personnage, comme le prologue de l'Antigone d'Anouilh. La mise en scène d'Anne Kessler (São Paulo, 2014) en fait le meneur de jeu du spectacle. Simon Eine (Paris, 1978) en faisait un seul personnage, mais entouré d'un groupe de paysans, reprenant ou commentant à mi-voix ses propos.

L'intrigue

     Elle est simple. Perdican aime Camille, Camille aime Perdican. Mais l'éducation religieuse du couvent, la fréquentation des femmes malheureuses qui y trouvent refuge ont donné, à Camille, du monde et des hommes, une vision si inquiétante qu'elle prétend se faire religieuse. "Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir" dit-elle (II, V). Perdican irrité, et dépité aussi, se tourne vers Rosette à laquelle il offre de l'épouser. C'est au tour de Camille de se dépiter. Et comme son oncle ne lui paraît pas propre à interdire ce mariage, elle va prouver à Rosette que Perdican ne l'aime pas vraiment. Lorsqu'elle accepte enfin de voir clair en elle-même, son aveu fait leur malheur à tous les trois.
La pièce est bien une démonstration de son titre, comme dans les proverbes.




Georges Barbier

Illustration de Georges Barbier, éd. Crès, 1920
Rosette et Perdican (si les costumes évoquent davantage le XVIIIe siècle de Watteau que les années 1830, c'est que la pièce fait souvent penser à Marivaux.)



affiche 2014

Affiche d'Anne Kessler pour spectacle présenté à São Paulo, septembre 2014, preuve si besoin de l'actualité du théâtre de Musset.
traduction :  Janaïna Suaudeau (collaboration de Clara Carvalho).
mise en scène : Anne Kessler

L'affrontement de deux visions du monde

      Tous les personnages de la pièce se distribuent dans deux groupes dont l'un pourrait se définir comme le parti de la vie, et l'autre comme celui de la mort. Au premier appartiennent de droit les paysans, et donc Rosette ; puis Perdican ; enfin les deux prêtres qui, malgré tous leurs défauts, et à cause d'eux, échappent à ce que la religion a de mortifère, leurs gros ventres, leur goinfrerie et leur ivrognerie, sont un tribut payé aux plaisirs charnels. Les paysans saluent d'ailleurs l'arrivée de Blazius, dodelinant sur sa mule, comme celle d'une sorte de Silène, précepteur et compagnon de Bacchus : "Salut, maître Blazius, vous arrivez au temps de la vendange, pareil à une amphore antique."
Le baron, dans son désir de voir mariés son fils et sa nièce, fait aussi partie du groupe, malgré son incapacité à empêcher le drame.
     De l'autre côté, Dame Pluche, accueillie par les paysans d'un  "Bonjour dame Pluche ; vous arrivez comme la fièvre avec le vent qui fait jaunir les bois." est sèche (maigre, osseuse), et vieille, le chapelet à la main et l'injure à la bouche et Camille qui, malgré ses 18 ans, est tout aussi raide et sèche, du moins dans son langage qui contraint le lecteur à imaginer aussi une raideur corporelle bien opposée à la fluidité rieuse de Rosette, qui n'en a pas moins aussi, ses petits chagrins.
A travers ces deux personnages féminins, la religion apparaît surtout comme un moyen de fuir la vie.
     L'opposition Perdican / Camille se développe tout au long de la pièce mais commence dès leur rencontre au château : Perdican soucieux d'une fleur, et Camille d'un portrait de religieuse ; le premier désireux de renouer avec les souvenirs de leur enfance joueuse, la seconde s'y refusant ; le premier exaltant la vie et son lot éventuel de souffrances, la seconde pour éviter de souffrir se refuse à vivre. Mais ce refus de vivre la rend cruelle, avec Perdican d'abord, dont la lettre à son amie du couvent lui apprend en même temps qu'au spectateur, le plaisir quelque peu pervers qu'elle a à imaginer que "ce pauvre jeune homme a le poignard dans le coeur ; il ne se consolera pas de m'avoir perdue." (III, 2) ; avec Rosette, ensuite, qu'elle contraint d'entendre l'aveu de Perdican, par deux fois (III, 6 et III, 8), comme dans sa façon méprisante de la ravaler au rang de souillon.
Par voie de conséquence, elle rend Perdican cruel à son tour qui, pour se venger d'elle, promet par deux fois à Rosette, qui l'aime vraiment et en toute innocence, elle, de l'épouser. Entre les deux orgueils égoïstes de Perdican et de Camille qui, de provocations en provocations, se "battent" pour savoir qui va dominer l'autre, Rosette n'a aucune chance.










mise en scène, 1986

Perdican (Maximilien Regiani), Camille (Odile Roire), mise en scène de Viviane Théophilides, 1986, Théâtre de Cergy.

Comme souvent, chez Musset, le monde masculin est favorisé par rapport au monde féminin. L'appétit de vie, le désir, le plaisir sont du côté de Perdican qui les exalte à la fois dans ses disputes avec Camille, dans ses échanges avec les paysans, comme dans son badinage avec Rosette. L'homme est en quête de bonheur, et seul l'amour peut le donner, il en prend à témoin toute la nature.
Comédie qui commence sur le ton léger du marivaudage et bascule dans le tragique, On ne badine pas avec l'amour, présente une vue pessimiste de l'homme. C'est encore Perdican qui affirme "Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n'est qu'un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux." (II, 5)
La pièce est aussi une attaque en règle de la religion, d'abord d'une manière traditionnelle à travers les deux personnages de prêtres, gloutons et ivrognes, prêts à tout pour s'évincer mutuellement de la bonne place (la table du baron), mais se poursuit plus aigrement dans les dénonciations que chacun fait au baron, l'un (Blazius) d'une pseudo correspondance amoureuse de Camille avec ce qui ne peut être qu'un "gardeur de dindons", l'autre (Bazaine) des débordements de Perdican avec une jeune paysanne. Les actions dénoncées relèvent du burlesque, en raison en particulier des réactions du baron, mais la dénonciation n'en reste pas moins pernicieuse, et pour le lecteur peut en rappeler d'autres, moins anodines. Même remarque à faire sur le comportement de dame Pluche, sur ce que raconte Camille du couvent. Là où la religion ne devrait transmettre que charité et générosité, elle n'aboutit qu'à la haine et au mépris. Dame Pluche, à peine arrivée, insulte les paysans, condamne tous les divertissements les plus innocents, comme Camille, aveugle de jalousie, dénigre dans les termes les plus violents, sa soeur de lait.
Enfin, et c'est peut-être le comble, la dernière scène, celle qui est fatale à Rosette, se déroule dans un oratoire.

mise en scène 1988
Perdican (Pascal Rambert), Rosette (Isabelle Carré), mise en scène de Jean-Pierre Vincent, théâtre de Sartrouville, 1988.


Eloge de l'enfance





Devant tant de noirceurs, celle des deux amoureux inconscients des conséquences de leurs actes, celle de la religion, il n'y a qu'un refuge à l'innocence et à la pureté, l'enfance. C'est le choeur qui l'énonce dès la première scène, à propos de Perdican : "Puissions-nous retrouver l'enfant dans le coeur de l'homme." L'enfance apparaît, dans les répliques de Perdican comme une époque de bonheur sans mélange: "tout ce pauvre passé, si bon, si doux, si plein de niaiseries délicieuses" (I, 3), un temps où la vie n'était qu'une partie de plaisir comme il le rappelle aux paysans (I, 4), vers lequel il se retourne avec émotion parce que le paysage lui en rend témoignage "voilà mes jours passés encore tout pleins de vie, voilà le monde mystérieux des rêves de mon enfance.", c'est le bonheur qu'il retrouve en allant faire des ricochets avec "tous les polissons du village." L'enfance est le temps du non savoir des hommes, et du vrai savoir de la nature, ce qu'il affirme aux paysans "Les sciences sont une belle chose, mes enfants ; ces arbres et ces prairies enseignent à haute voix la plus belle de toutes, l'oubli de ce qu'on sait." (I, 4) et redit à Rosette : "Tu ne sais pas lire ; mais tu sais ce que disent ces bois et ces prairies, ces tièdes rivières, ces beaux champs couverts de moissons, toute cette nature splendide de jeunesse." (II, 3)
L'enfance est l'innocence qui ignore encore les distinctions de classe, et Rosette, Camille et Perdican, la petite paysanne et les jeunes nobles, jouaient ensemble comme frère et soeurs ; qui ignore l'orgueil, la volonté de dominer, de s'imposer. Vision idyllique et peu réelle, mais Musset apporte sa contribution au mythe (au sens de représentation idéalisée d'un fait) du "vert paradis des amours enfantines" cher à Baudelaire, et que tant d'écrivains vont développer à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
Chez Musset, les adolescences sont toujours orageuses et difficiles (pourquoi d'ailleurs, il est aussi parmi les Romantiques celui qui donne à l'invention de l'adolescence son caractère sombre et violent), et il aurait certainement souscrit à l'affirmation de Nizan, "J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de la vie", qui ouvre Aden Arabie (1931) ; par rapport à ces temps troublés, l'enfance lui paraît merveilleusement simple et heureuse. Un "mythe" qui n'en finira pas de proliférer dans la littérature.





A voir
: la pièce dans la mise en scène de Simon Eine , 1977. Retrouver la distribution sur le site de la Comédie française.



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