Orphée

coquillage


"Avant Homère quoi ? Orphée" (Mallarmé)

Il est difficile de parler de poésie sans rencontrer, à un moment ou à un autre, le mythe d'Orphée. Tous les récits qui se rapportent à lui dessinent une figure du poétique dont chacune des aventures racontées précise la dimension : il est celui en qui se rencontrent Apollon (la raison, la mesure) et Dionysos (la folie, le délire) pour que naisse le poème ; celui dont la parole donne sens au monde, le maintient en harmonie, comme le rythme donné aux argonautes leur confère l'unité nécessaire à la réussite de leur quête ; il est la parole vraie qui maintient à distance le chant trompeur des sirènes, qui protège des dangers d'un univers chaotique; celui que le désir d'amour conduit aux enfers ; voix divine, il fait communiquer les mondes, celui des hommes et celui des dieux, celui des vivants et celui des morts ; il est celui qui conduit les quêtes impossibles au risque de se perdre ; le poète, enfin, est celui que le monde sacrifie dans son tohu bohu, sans que son chant s'éteigne jamais vraiment.






Orphée, le Poète

     Orphée est à la fois un personnage très connu, au moins dans le couple qu'il forme avec Eurydice, popularisé par l'opéra d'abord, par le cinéma ensuite, et le plus mystérieux des personnages de la mythologie grecque. Il est le poète incarné, un héros civilisateur en même temps que l'initiateur (légendaire ?) de pratiques religieuses cataloguées comme "orphiques". Jean-Pierre Vernant définit l'orphisme comme "une secte religieuse en partie liée aux Pythagoriciens et au "dionysme". Les adeptes "prennent le contre-pied des modes de vie et de religiosité de leurs contemporains ; ils ne portent pas certains tissus, ils sont végétariens et se font enterrer à part."
Sa filiation mythique le rattache à la poésie et donc à la musique (la poésie grecque est chantée). Il est le fils de la plus importante des muses, Calliope (étymologiquement, "la belle voix"), muse de la poésie épique, et d'un roi de Thrace, Oeagre (lui-même dieu-fleuve, fils d'Arès, le dieu de la guerre). Cette paternité, dans de nombreuses versions, est remplacée par celle d'Apollon. Dans tous les cas, Orphée appartient au monde des dieux. Ce qui fait de la poésie une parole divine. La poésie parle à travers le poète, ce n'est pas lui qui la fait surgir, il n'en est que le véhicule, le médiateur.
Aussi est-il d'abord poète, comme en témoigne la lyre qui lui est associée dans toutes ses représentations. C'est Apollon qui lui fait don de sa lyre. Orphée ajoute deux cordes aux sept habituelles, en hommage, dit le mythe, aux neuf muses. La lyre reste définitivement associée à la poésie, évocation musicale du chant (que les représentations picturales de la fin du XIXe siècle montrent dans la tête coupée d'Ophée posée sur la lyre), dont découlera l'adjectif lyrique, puis au XIXe siècle le mot "lyrisme" souvent perçu comme le propre du poétique.
Ses dons de musicien et sa voix sont tels que "les animaux sauvages le suivent, les arbres inclinent leur frondaison pour l'écouter, et les hommes les plus colériques se sentent pénétrés de tendresse et de bonté". Ainsi que le représente la mosaïque de Palerme le plaçant au milieu des animaux sauvages et domestiques, sous un arbre, dans un ordre que garantit le chant, comme le peint encore quelques siècles plus tard Boucher qui fait voisiner le lapin et le léopard, le lion et le mulot, tous attentifs à la voix. Comme le reprend Apollinaire, au XXe siècle dans son Bestiaire ou cortège d'Orphée où ne manqueront même pas la méduse et les animaux marins.
     Le premier à parler d'Orphée est Pindare (poète thébain du VIe avant J.-C.) dans la 4e Pythique qui raconte l'expédition des Argonautes : "A tous ces héros, se joignit le fils d'Apollon, Orphée chantre divin et père de la poésie lyrique." Viendront ensuite bien d'autres poètes dont Virgile et Ovide, qui dans le chant X des Métamorphoses fait chanter Orphée autour duquel les arbres se sont assemblés : "Aujourd'hui, sur des tons plus légers, je chante les jeunes mortels que les dieux ont aimés, et ces filles coupables dont les feux impurs méritèrent un juste châtiment."
Ce lien étroit entre Orphée et la poésie lyrique s'épanouit en Occident à travers les premiers opéras qui le prennent pour sujet (La Fable d'Orphée, Ange Politien, 1494 ; Euridyce, Jacopo Peri, 1600, et la même année, sur le même livret, Giulio Caccini puis en 1607, le chef-d'oeuvre de Claudio Monteverdi, Orfeo) et dans une tradition poétique qui va de la Renaissance jusqu'à aujourd'hui avec des périodes fastes comme la fin du XIXe et le début du XXe où Orphée est invoqué à la fois par les poètes et les peintres.




Initiateur ou initié, Orphée fut le premier poète. La poésie occidentale inaugure avec lui son histoire d'amour et de mort qui associe à la plus haute solitude et à la plus profonde souffrance les chants les plus pénétrants.
Celui qui passe pour avoir apporté l'écriture aux hommes et fondé leur savoir n'est d'abord qu'une voix qui inventa la parole. Elle ne crée pas le monde, ni ne se contente d'en dénombrer les beautés, elle aménage le séjour terrestre des hommes. Elle en prend l'exacte mesure. Elle parle juste après les dieux, dans l'intervalle qui les sépare des humains. Elle indique une manière de vivre, une façon de se poser sur la terre. Mais elle paie cher pour cela: elle perd son amour, descend chez les morts, erre dans les campagnes, s'écarte des cités, fait pas à pas l'apprentissage de la distance et de la séparation, et finit par se détacher du corps même où elle s'incarnait. Elle fait du chant la parole de l'abandonné.

Jean-Michel Maulpoix, Du lyrisme, Corti, 2000











mosaïque

mosaïque : Orphée au milieu des animaux sauvages, Musée national d'archéologie de Palerme

le cortège d'Orphée

Orphée (1910), bois gravé de Raoul Dufy (1897-1953) pour Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée, Apollinaire

Admirez le pouvoir insigne
Et la noblesse de la ligne :
Elle est la voix que la lumière fit entendre
Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimande




Boucher, "Orphée charme les animaux", 1740

Orphée charme les animaux, 1740. François Boucher (1703-1770) mêle, non sans humour, une vache bonasse, un éléphant fronçant le sourcil, lapin, renard, sanglier attentif et lion fatigué, derrière lequel pointe son nez le rat de la fable, autour d'un Orphée inspiré toujours à l'ombre d'un arbre.
huile sur toile, 54x66 cm, Clermont Ferrand, musée des Beaux Arts




Orphée et Euridyce.

Des aventures d'Orphée, c'est la plus connue. Elle alimente l'opéra, le cinéma et l'imaginaire occidental de l'amour. Mais elle symbolise aussi l'aventure poétique.
Le jour de leurs noces, la nymphe Eurydice est piquée par un serpent et meurt. Orphée inconsolable descend aux Enfers où son chant lui permet de convaincre Pluton et Proserpine (les textes sont en latin) de le laisser repartir avec Eurydice.
Ils n'y mettent qu'une condition : il ne se retournera pas "avant d'être sorti / Des vallées de l'Arverne" dit Ovide dans le chant X des Métamorphoses.
Mais lorsqu'Orphée surgit dans le soleil, précédant Eurydice, il se retourne, alors qu'elle n'est pas encore sortie de l'ombre, elle s'y dissout : "sur le champ elle fut tirée en arrière" (Ovide).
Virgile dans les Géorgiques (livre IV) raconte la séparation :
"Oubliant tout, hélas ! il regarda son Euridyce.
[...]
"Qui m'a perdue, infortunée, avec toi, mon Orphée ?
Quelle affreuse folie... Et voici qu'à nouveau je pars.
Destin cruel ! une torpeur me gagne toute.
Allons, adieu ! Je suis dans une immense nuit,
Tendant vers toi ces mains, hélas ! qui ne sont plus à toi."
Maintenant, il la voit devant lui se défaire
Comme aux vents qui se jouent se mêle une fumée,
Il veut en vain saisir une ombre [...]"
Désespéré, Orphée ne regarde plus aucune femme.
Cette "catabase" (descente aux Enfers) permet de dire la démarche du poète et Rimbaud en a donné la plus belle et troublante des versions dans Une Saison en enfer  : "Un soir j'ai assis la beauté sur mes genoux et je l'ai trouvée amère"... La quête poétique entraîne vers les enfers qui, à partir de Baudelaire, prennent la forme de la grande ville et de la modernité, si bien, comme l'écrit J.-M. Maulpoix (Du Lyrisme, Corti, 2000), qu'après 1857 il n'y a "point de beauté sans le sentiment aigu de sa précarité et de son inaccessibilité. Point de beauté qui ne soit maquillée de mélancolie. Point de beauté qui n'initie à la finitude et n'en persuade, au lieu d'entrouvrir la porte de quelque idéal infini" de sorte que le poète, Orphée, doit indéfiniment recommencer sa quête d'une Poésie, d'une Beauté fuyante, fugace, fugitive, Euridyce toujours reconquise et toujours perdue.
Quant à Jean Cocteau, sans doute le poète qui s'est le plus identifié à Orphée, il lui permet de s'interroger sur la création autant que sur le créateur, sur la soif d'immortalité qui est liée au caractère tragique de la temporalité et à l'obsession de la mort.
Pour les poètes qui s'inscrivent dans l'héritage d'Oprhée "la poésie n'est pas un jeu esthétique, loin de là : elle dit l'Etre, et c'est pour Orphée et l'orphisme l'intimité primordiale de l'humain au monde et aux choses." (Paul Mathias, philosophe)




Corot, "Orphée ramenant Eurydice"

Orphée ramenant Eurydice
(détail), 1861 - Jean-Baptiste Corot (1796-1875) Orphée et Eurydice progressent vers la lumière du monde des vivants. De gauche à droite, la scène perd son aspect vaporeux et gagne en précision
huile sur toile 111,8 cm x 137, 7 cm
Houston, Museum of Fine Arts





Le premier sonnet des Chimères de Nerval chante le poète sous les traits du "déshérité", Orphée toujours renaissant.


El Desdichado

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon cœur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

Suis-je Amour ou Phébus ?… Lusignan ou Biron ?
Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la sirène…

Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron :
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.

Gérard de Nerval, Les Chimères, 1854







Picasso, "la mort d'Orphée" 1930

La Mort d'Orphée,
1930.  Pablo Picasso (1881-1973) Oprhée assailli par les Ménades, les têtes de taureaux. Gravure sur cuivre, 22,5x17,1 cm, Paris, musée Picasso

La mort d'Orphée

Son désintérêt pour les femmes aurait excité la colère soit des femmes de Thrace, soit des Ménades. Elles le mettent à mort en le dépeçant.
"Ses membres sont dispersés. Hèbre glacé, tu reçois dans ton sein et sa tête et sa lyre. Ô prodige ! et sa lyre et sa tête roulant sur les flots, murmurent je ne sais quels sons lugubres et quels sanglots plaintifs, et la rive attendrie répond à ces tristes accents. Déjà entraînées au vaste sein des mers, elles quittent le lit du fleuve bordé de peupliers, et sont portées sur le rivage de Méthymne, dans l'île de Lesbos. Déjà un affreux serpent menace cette tête exposée sur des bords étrangers. Il lèche ses cheveux épars, par les vagues mouillés, et va déchirer cette bouche harmonieuse qui chantait les louanges des immortels. Apollon paraît, et prévient cet outrage. Il arrête le reptile prêt à mordre; il le change en pierre, la gueule béante, et conservant son attitude.
L'ombre d'Orphée descend dans l'empire des morts. Il reconnaît ces mêmes lieux qu'il avait déjà parcourus. Errant dans le séjour qu'habitent les mânes pieux, il y retrouve Eurydice, et vole dans ses bras. Dès lors, l'amour sans cesse les rassemble. Ils se promènent à côté l'un de l'autre. Quelquefois il la suit, quelquefois il marche devant elle. Il la regarde, et la voit sans craindre que désormais elle lui soit ravie." écrit Ovide au chant XI des Métamophoses.
Dionysos punira les Ménades pour cet acte.
Mais cette mort d'Ophée colore la destinée de tout poète d'une forme de malédiction, d'incompréhension dont les poètes romantiques ont fait le signe de l'élection et qui s'est déployée largement à l'époque symboliste autour de ceux que Verlaine a nommé "les poètes maudits" et dont il a été fait, très tôt, une sorte de courant littéraire.

Gustave Moreau, "Jeune fille thrace..."

Jeune Fille thrace portant la tête d'Orphée, 1865. Gustave Moreau (1826-1898), huile sur toile,
154x99 cm, Paris, Musée d'Orsay









A voir et écouter : Orfeo, Claudio Monterverdi (1607).
A découvrir : une bibliographie et les textes essentiels sur le site Méditerranées.
A lire : les Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke.


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