Les Pensées, Blaise Pascal, préface à l'édition de Port-Royal, 1670

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A propos de Pascal, ce site contient
: 1. Biographie de l'écrivain - 2. Présentation des Pensées - 3. Extrait des "Deux infinis" - 4. La rhétorique pascalienne - 5. Le lecteur dans les Pensées - 6. La biographie de Pascal par Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme.







Dans la préface à l'édition de Port Royal de 1670, Etienne Périer, neveu de Pascal (c'est un des enfants de Gilberte, sa soeur aînée) rapporte le contenu de la conférence — "un discours de deux ou trois heures" — tenue par ce dernier à Port-Royal des Champs, en 1658. Cette présentation a d'abord pour objectif de justifier l'édition qu'il présente, d'insérer les fragments divers dans un projet, ce qui leur confère un sens que leur "confusion" (dixit E. Périer) ne permettrait pas de de saisir directement. Il s'appuie sur les notes prises lors de la conférence par un ami de Pascal, Filleau de la Chaise.



   
 [...]
      Après qu'il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d'impression sur l'esprit des hommes, et qui sont les plus propres à les persuader, il entreprit de montrer que la Religion chrétienne avait autant de marques de certitude et d'évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.
     Pour entrer dans ce dessein, il commença d'abord par une peinture de l'homme, où il n'oublia rien de tout ce qui le pouvait faire connaître et au dedans et au dehors de lui-même, jusques aux plus secrets mouvements de son coeur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l'indifférence à l'égard de toutes choses, et surtout à l'égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu'il est. Il est surpris d'y découvrir une infinité de choses auxquelles il n'a jamais pensé ; et il ne saurait remarquer sans étonnement et sans admiration tout ce que Monsieur Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses faiblesses, du peu de lumière qui lui reste, et des ténèbres qui l'environnent presque de toutes parts ; et enfin de toutes les contrariétés étonnantes  qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l'indifférence, s'il a tant soit peu de raison; et quelque insensible qu'il ait été jusqu'alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu'il est, de connaître aussi d'où il vient et de ce qu'il doit devenir*.
     Monsieur Pascal, l'ayant mis dans cette disposition de chercher à s'instruire sur un doute si important, il l'adresse premièrement aux philosophes ; et c'est là qu'après lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes** ont dit au sujet de l'homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de faiblesses, tant de contradictions et tant de faussetés dans tout ce qu'ils en ont avancé, qu'il n'est pas difficile à cet homme de juger que ce n'est pas là où il doit se tenir.
     Il lui fait ensuite parcourir tout l'univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s'y rencontrent ; mais il lui fait voir, en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, que de folies, que d'erreurs, que d'égarements et d'extravagances, qu'il n'y trouve rien encore qui le puisse  satisfaire.
     Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif, et il lui en fait observer des circonstances si extraordinaires qu'il attire facilement son attention. Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s'arrête particulièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi et sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre qu'il y apprend que le monde est l'ouvrage d'un Dieu et que c'est ce même Dieu qui a créé l'homme à son image, et qui l'a doué de tous les avantages du corps et de l'esprit qui convenaient à cet état.  Quoiqu'il n'ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire, et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition qu'un Dieu est l'auteur des hommes et de tout ce qu'il y a dans l'univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé de leurs propres lumières. Ce qui l'arrête en cet endroit est de voir, par la peinture qu'on lui a faite de l'homme, qu'il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu'il a dû avoir lorsqu'il est sorti des mains de son auteur. Mais il ne demeure pas longtemps dans ce doute, car dès qu'il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve qu'après que l'homme eut été créé par Dieu dans l'état d'innocence et avec toutes sortes de perfections, la première action qu'il fit fut de se révolter contre son Créateur, et d'employer tous les avantages qu'il en avait reçus pour l'offenser.
      Monsieur Pascal lui fait alors comprendre que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ses circonstances, il avait été puni non seulement dans ce premier homme, qui, étant déchu par là de son état, tomba tout d'un coup dans la misère, dans la faiblesse, dans l'erreur et dans l'aveuglement ; mais encore dans tous ses descendants, à qui ce même homme a communiqué et communiquera encore sa corruption dans toute la suite des temps.
     Il lui fait ensuite parcourir divers endroits de ce livre où il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu'il n'y est plus parlé de l'homme que par rapport à cet état de faiblesse et de désordre; qu'il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leurs sens, et qu'ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il leur fait voir encore que cette première chute est la source, non seulement de tout ce qu'il y a de plus incompréhensible dans la nature de l'homme, mais aussi d'une infinité d'effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l'homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu'il ne lui paraît plus différent de la première page qu'il lui en a tracée.***
      Ce n'est pas assez d'avoir fait connaître à cet homme son état plein de misère ; Monsieur Pascal lui apprend encore qu'il trouvera dans ce même livre de quoi se consoler. [...]

* Ce paragraphe décrit en quelque sorte le mouvement des liasses II à VIII.
** les sectes sont les grandes écoles de philosophie : épicurisme, stoïcisme, platonisme (Académiciens, dit Pascal, parce que l' "Académie" — Akadémos — était le nom du lieu où enseignait Platon)
** On notera donc que le point de départ se trouve dans le point d'arrivée, qu'il est exactement tracé pour aboutir à cette conclusion.

"Préface à l'édition de Port-Royal", 1670. Edition Michel Le Guern, Gallimard, Folio, 2004, pp. 43-46





vanité, XVIIe siècle
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Vanité, dite aussi Emblème de la mort, Jean Steenwyck (XVIIe s.) Musée du Prado, Madrid

(Les Vanités sont des tableaux de genre incitant à la méditation en mettant la mort —le crâne— en relation avec les "concupiscences" telles que les définissaient Augustin d'Hippone (saint Augustin) : libido sentiendi (les plaisirs de sens, ici la musique, le tabac, la boisson), libido sciendi (la curiosité, le désir de savoir : ici les livres, mais aussi le coffret ouvert), libido dominandi (le désir de pouvoir, l'orgueil).
Pascal rattache aussi, à ces "libidos", les mouvements philosophiques : la quête du plaisir animerait les Epicuriens et les Pyrrhoniens (comme Montaigne), celle du savoir les Académiciens (entendons : Platon et les platoniciens), celle du pouvoir, de la domination (d'abord sur soi-même), les Stoïciens.





Lire Pascal, c'est donc d'abord se souvenir que son "anthropologie" entre dans un projet, qu'elle est une pièce argumentative dans un développement beaucoup plus ample, un point de départ, mais dépendant d'une "pensée de derrière", celle de la Chute telle que la raconte la "Genèse" dans l'Ancien Testament.
La préface de l'édition de Port-Royal est ainsi à mettre en relation avec "Ordre" 4 :
"1re partie. Misère de l'homme sans Dieu
2e partie. Félicité de l'homme avec Dieu
autrement
1re part. Que la nature est corrompue par la nature même.
2e part. Qu'il y a un Réparateur, par l'Ecriture."
Qui fait aussi écho au fragment 434  (éd. la Guern) :
"Il n'y a rien sur terre qui ne montre ou la misère de l'homme ou la miséricorde de Dieu, ou l'impuissance de l'homme sans Dieu ou la puissance de l'homme avec Dieu. [...]"





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