Le Lecteur dans les Pensées, Blaise Pascal

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A propos de Pascal, ce site contient
: 1.Une biographie de l'écrivain - 2. Présentation des Pensées - 3. Extrait de la Préface de Port-Royal (le projet de Pascal tel que le rapporte Etienne Périer, son neveu) - 4. La rhétorique pascalienne - 5. Extrait des "Deux infinis" - 6. La biographie de Pascal par Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme.





Aphorismes
Chez les plus grands maîtres (La Bruyère, Nietzsche), l'aphorisme procède d'une politesse, d'une bienveillance : il suppose que le lecteur soit capable de penser (et se réjouit du même coup qu'il puisse penser autrement que l'auteur). Non par modestie : le recueil d'aphorismes requiert une capacité de composition inouïe, qui fait du genre à la fois une forme brève et infinie.

Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur, Gallimard, Folio, 2007



     Les Pensées sont les fragments, brouillons, notes, d'un projet non abouti, celui d'une Apologie de la religion chrétienne. Ces fragments, s'ils paraissent s'être accumulés sans obéir à une logique précise, sont ordonnés pour partie puisque les premières liasses se laissent aisément inscrire dans un mouvement dialectique où une thèse, celle de la misère de la condition humaine (II "Vanité", III "Misère", "IV "Ennui et qualités essentielles de l'homme"  — où le mot "qualités" ne désigne que des caractéristiques), est réfutée par une antithèse soutenant que l'homme est aussi dépositaire de grandeur (V "raisons des effets", VI "Grandeur") mouvement dont rien ne permet de sortir (VII "contrariétés") sinon par une synthèse englobant et dépassant l'opposition, ce qui implique de trouver un troisième terme ; pour Pascal ce troisième terme est, et ne peut être, que le mystère de la Chute développé dans le fragment 122: "Le noeud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme".
Sans doute est-ce une chance pour l'oeuvre de Pascal qu'elle nous soit parvenue sous cet état fragmentaire, à l'encontre du regret qu'éprouvaient ses premiers éditeurs. Il n'est pas sûr qu'un long traité organisé eût trouvé des lecteurs par delà son époque. Qui lit encore Le Génie du christianisme ? Ces "pensées" éparses, en apparence décousues, sont un défi au lecteur et partant suscitent autant sa curiosité que sa collaboration. Pascal, qui avait beaucoup réfléchi à la question du lecteur, "Tout ce qui n'est que pour l'auteur ne vaut rien", n'en serait sans doute pas mécontent.
Dès la première liasse ("Ordre"), en effet,  la question du lecteur se pose pour l'auteur qui s'interroge sur la meilleure façon de l'atteindre : "Ordre par dialogues" ? "Lettres pour porter à rechercher Dieu" (le Guern, 2) ? Un dialogue par lettres :" Une lettre d'exhortation à un ami pour le porter à chercher,  et il répondra [...] Et lui répondre [...] Et il répondrait [...] Et à cela lui répondre..." (Le Guern, 3) ? le mot "lettre" apparaît encore en 5, en 7 et en 9 (peut-être faut-il y voir l'influence des Provinciales dont le succès avait été grand).
Ce lecteur est, par ailleurs, déjà défini dans le fragment 10, comme appartenant à une généralité : "Les hommes [qui] ont mépris pour la Religion" et pour lesquels il faut d'abord "montrer que la Religion n'est point contraire à la raison [...]", mais une généralité qu'il convient de ramener à celle que l'on peut ranger sous l'étiquette de "l'honnête homme" dont Mitton et Méré faisaient alors la théorie.  Ce lecteur, nous allons donc le retrouver au détour de presque chaque fragment, soit explicitement, soit implicitement, et cette présence en dresse d'une certaine manière le portrait.

La présence du lecteur dans le texte

     Elle se note à divers niveaux. D'abord l'usage des pronoms personnels (je, nous, vous, on) ; dans celui des impératifs qui dessinent implicitement celui auquel s'adresse l'ordre: "Voyez-le...", sur le mode plaisant du partage de la saynète amusante (41, 74), mais aussi sur le mode éloquent du prêche "Ecoutez Dieu." (122) ou de l'admonestation "Prenez-y garde" (126). Le "je", peu utilisé mais présent (82 par ex.), joue aussi sa partie, comme le "nous". Ces deux pronoms ayant pour particularité de "contraindre", en quelque sorte, au partage : le lecteur lisant "je" ou "nous" se retrouve endossant la réflexion dont il prend connaissance 
Ensuite dans les quelques pensées qui prennent la forme directe du dialogue (123 / 129), ou le supposent implicitement. Les interrogations (41, 58, 127, par ex.) soulignent ce dialogue implicite, cet appel à la réponse du lecteur, tout autant que les citations (ou pseudo-citations) du discours de l'autre, par ex. en 54 où il met en scène les affirmations "tyranniques", à ses yeux, puisque voulant s'imposer dans un autre ordre : "Je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis fort, donc on doit m'aimer." .
Enfin dans la marque involontaire, mais sans doute d'autant plus efficace, qu'est l'inachèvement. Toute réflexion ébauchée attend d'être complétée, ce que le mot "etc." (79, 82 par ex.) souligne parfois, sans que ce soit pour autant nécessaire. Le fragment 42, par exemple, propose "Vanité. / La cause et les effets de l'amour. / Cléopâtre." : les trois éléments fournis au lecteur apparaissent comme autant de points d'ancrage, dans leur briéveté et leur forme nominale, pour le développement d'une méditation sur la disproportion entre une cause et ses effets qui affecte d'un doute la raison tout entière. Si le lecteur ne peut aboutir à l'élégante et piquante formule rythmée (6-6-12) du fragment 392 : "Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé.", il n'en aura pas moins construit une réflexion qui ne l'en aura guère conduit loin.

Un esprit fort (un libertin)

     Ce lecteur, que le texte inscrit dans toute les liasses, n'est pas n'importe quel lecteur. Pascal a trop réfléchi aux questions de la rhétorique, pour négliger le fait qu'il faut pour convaincre définir la cible de l'entreprise. Dès la liasse II ("Vanité"), c'est-à-dire le début de son oeuvre (si l'on considère que la liasse I, "Ordre", est davantage une réflexion personnelle sur l'organisation que partie prenante du projet), Pascal attaque la raison, celle dont s'enorgueillit l'homme qui lui fait confiance et s'estime gouverné par elle. Pascal va lui prouver que cette raison est continuellement défaillante en recensant toutes les occasions où la raison, faute d'un point d'appui assuré ne peut déterminer ce qui est bien et ce qui ne l'est pas, ainsi le fragment 19 démultiplie-t-il les exemples: trop vieux ou trop jeune, trop près ou trop loin, trop penser ou ne pas penser assez, l'homme est plus souvent en situation de se tromper que d'évaluer correctement, y compris sur son propre travail, a fortiori sur lui-même. Pensée qui se retrouve en 35 avec son jeu ironique sur "in vino veritas", mais encore en 38 "Deux infinis, milieu. / Quand on lit trop vite ou trop doucement, on n'entend rien."
Pis encore, le plus petit incident suffit, pour altérer la bonne marche de notre entendement, de notre raison, comme le dit le fragment 44 :  "Ne vous étonnez point qu'il ne raisonne pas bien à présent, une mouche bourdonne à ses oreilles."
Sans doute, si la raison n'avait à se défendre que des perturbations extérieures, serait-elle encore un peu fiable, mais ses ennemis sont aussi intérieurs : l'imagination (41), la coutume c'est-à-dire l'habitude confortée par l'éducation qui, parfois connotée encore plus négativement, devient mode, et Pascal a beau jeu d'utiliser l'argument du vide dont il vient lui-même de démontrer l'inanité, les altérations de la santé (poids de la matière sur l'esprit) et naturellement, l'amour-propre : "Orgueil. Curiosité n'est que vanité le plus souvent ; on ne veut savoir que pour en parler" (fragment 72).
Toutes les remarques accumulées dans "Vanité" (mais aussi dans "Misère") ont bien pour objectif de mettre à mal ce dont se glorifie le "libertin", sa capacité de juger, la confiance qu'il met en sa raison. L'argumentation implicite est d'autant plus convaincante qu'elle fait de ces défaillances non l'exception, mais la normalité, puisque forces extérieures (bruit, mouvement, incommodités diverses, distractions) se combinent aux forces intérieures pour invalider la majorité des résultats dont se targue la raison.

Un homme du monde

     Ce "libertin", si bien persuadé de se gouverner par la raison, est un homme du monde, au double sens que le XVIIe siècle peut donner au complément du nom : un homme qui vit dans le monde, loin des vérités divines qui sont l'essentiel, et un homme bien élevé, un "honnête homme". En  effet, les exemples qu'utilise Pascal sont choisis dans l'expérience quotidienne d'un homme de bonne maison, qui sait fort bien distinguer dans les hiérarchies sociales et qui les regarde comme justes et nécessaires (sans pour autant savoir vraiment pourquoi), qui peut côtoyer un magistrat au sermon (41), pour lequel le désir de gloire a une signification, qui peut identifier la rivière qui marque la frontière entre deux pays en guerre et a souci de la guerre elle-même, pour lequel le roi n'est pas un personnage hors de portée ni de réflexion, qui joue, va au théâtre, s'intéresse à la poésie, et admire les oeuvres picturales à l'occasion. il est aussi suffisamment cultivé pour suivre les quelques exemples scientifiques qui sont proposés à sa réflexion. Il est bien le résultat de l'éducation décrite dans le fragment 129: "On charge les hommes dès leur enfance du soin de leur honneur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l'honneur de leurs amis, on les accable de l'apprentissage des langues et d'exercices, et on leur fait entendre qu'ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état..."; honneur, fortune, sociabilité et culture définissent un lecteur appartenant à l'aristocratie et à la grande bourgeoisie, pour lequel comme dit le fragment 126 "[...] le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois" sont les occupations ordinaires. Cet homme qui apprécie les "conversations des femmes" se rencontre nécessairement dans les salons, en maîtrise les règles du jeu, élégance verbale, versatilité, superficialité aussi (sous peine de passer pour "pédant", reproche que Pascal lui-même avait encouru du Chevalier de Méré, pour se préoccuper plus de mathématiques que de relations humaines), toutes qualités dont le texte de Pascal se charge pour lui agréer : multiplication des anecdotes, diversité des approches, ironie élégante, formule mordante: "Combien de royaumes nous ignorent !" (fragment 39)

Un lecteur de Montaigne et de Descartes

     Mais cet "honnête homme" est aussi par définition un homme de bonne foi au sens où il s'efforce d'atteindre la vérité, où il a soif de justice et de certitudes, sinon toute l'entreprise serait vouée à l'échec. Il a cherché, en s'appuyant sur sa raison, à trouver des réponses à ses inquiétudes, des voies pour atteindre la bonheur puisque "il veut être heureux, et ne veut être qu'heureux-, et ne peut ne vouloir pas l'être" (fragment 124), cette quête du bonheur paraissant, aux yeux de Pascal comme constitutive de l'homme. Aussi, comme Pascal lui-même (peut-être sous l'influence de Mitton et de Méré), a-t-il lu longuement Montaigne, soit directement, soit en méditant le livre de Charron, De la sagesse (1601) qui en est une compilation. Un très grand nombre de fragments, en effet, prennent appui sur les Essais soit pour leur emprunter des exemples, soit pour en retracer la démarche. Dans le même mouvement, les références à Montaigne sont aussi l'exemple de la démarche lectrice que souhaite Pascal de celui auquel il s'adresse: une lecture méditative qui s'immerge dans le texte et le commente et continue pour son propre compte, ainsi qu'il le fait lui même  dans le fragment 41, par exemple, qui emprunte aux Essais I, 14 , II, 12 et 17, et III, 8, pour développer le thème des "puissances trompeuses" à l'encontre de la raison. On voit par là que Montaigne n'est pas exactement glosé, mais sert d'aliment à la constitution d'une réflexion personnelle qui puise en divers lieux du texte pour développer sa propre pensée. Montaigne lui-même ne faisait pas autrement.
On trouve trace de Montaigne, soit brièvement, soit plus longuement commenté, dans de très nombreuses pensées, en particulier dans celle qui a trait à l'imagination (fragment 41), mais aussi toutes celles qui s'interrogent sur la justice, et dans la liasse "divertissement" (fragments 124, 127, 128 et 129 qui s'appuient particulièrement sur le premier livre des Essais (I, 14 et 39) et sur le deuxième (II, 12).
Ce lecteur pour lequel Montaigne est la référence de la sagesse, dans son septicisme de bonne compagnie, doit être attaqué sur ce terrain. Il convient de lui montrer que Montaigne ne peut le guider vraiment vers aucune des certitudes qui pourraient le rendre heureux. Que Montaigne soit la référence et la cible majeure n'empêche pas d'autres références, celles à Descartes, en particulier, avant-garde française de la philosophie moderne et référence majeure pour les rationalistes. Et Pascal est encore moins tendre avec lui qu'avec Montaigne. Le fragment 77, par exemple, semble bien le ranger du côté des demi-habiles, ceux qui sortis de l'ignorance naturelle n'ont pas encore atteint l'ignorance savante et "ont quelque teinture de sotte science suffisante et font les entendus. Ceux-là troublent le monde et jugent mal de tout." Ce que semblerait confirmer une notation du fragment 702 : "Descartes inutile et incertain."
Les autres philosophes, peu ou prou, se rangent sous ces deux bannières : scepticisme ou dogmatisme, c'est-à-dire pensée organisée en système. Mais que le lecteur soit aussi un lecteur de Montaigne, de Descartes, des philosophes antiques, stoïciens ou épicuriens, confirme son statut de libertin autant que celui d'honnête homme.

Du lector in fabula aux lecteurs

     Le lecteur d'aujourd'hui peut donc se demander quelle est sa place dans un écrit si nettement orienté vers un lecteur aux contours si définis, si bien ancré dans un XVIIe dont il est fort éloigné.  Pourtant, depuis  l'année de sa première publication, 1671, le recueil dit des Pensées, n'a jamais manqué de lecteurs. Les interrogations de Pascal, sa quête d'une réponse aux caractéristiques contradictoires de l'être humain sont restées vivantes et stimulantes, même si le contenu de cette réponse peut paraître aussi étranger à certains qu'elle l'était déjà à Voltaire qui dans la vingt-cinquième de ses Lettres philosophiques (1734) lui reprochait d'écrire "contre la nature humaine à peu près comme il écrivait contre les jésuites : il impute à l'essence de notre nature ce qui n'appartient qu'à certains hommes ; il dit éloquemment des injures au genre humain." Ou encore comme à Diderot, qui le voyait tombé aux mains de ce qui, à ses yeux, tenait de la secte (au sens contemporain, déjà, du terme) : "Elégant écrivain et raisonneur profond, il eût sans doute éclairé l'univers, si la Providence ne l'eût abandonné à des gens qui sacrifièrent ses talents à leurs haines." (Pensées Philosophiques, 1746)
Il irrigue de ses réflexions un grand nombre de romanciers du XXe siècle parmi les plus grands. Le Malraux de La Condition humaine (1933) ne lui est pas seulement redevable de son titre, mais encore de la description de la prison émanant directement de cette pensée, et la développant : "Qu'on s'imagine un nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condition des hommes." (Lafuma, 434, papiers non classés)  ; Giono construit tout son roman Un roi sans divertissement (1947) sur la liasse de même nom et son héros en proie à un ennui tout pascalien se perd dans la quête du sens, d'un absolu inatteignable hors d'une divinité qui s'est, non plus cachée, mais absentée. Camus écrit dans ses Carnets "Je suis de ceux que Pascal gouverne et ne convertit pas." et l'on retrouve trace de cette présence dans toute sa réflexion sur l'absurde. Bourdieu, sociologue, pratique l'attitude de Pascal qui se penchait avec attention sur les effets pour en trouver les raisons, en apparence inexistantes,  dans ses Méditations pascaliennes (1997) et éclaire en profondeur les évidences de nos comportements sociaux, que nous ne questionnons plus, tant ils nous semblent "naturels"; comme Pascal, il démontre que cette "nature" n'a d'autre fondement qu'une "habitude" qui, elle-même, s'est enracinée dans des rapports de force "oubliés".
Les formules pascaliennes, ses réflexions sur la justice, toute relative des humains, sur la société et les comportements des hommes, sur leurs aspirations et leur inquiétude continuelle, sur le divertissement (ce concept qu'il invente : tout ce qui nous détourne de la nécessité de nous comprendre) n'ont pas perdu de leur actualité, c'est-à-dire de leur capacité à engendrer réflexion et méditation, et ce, quelle que soit notre acceptation ou non, de sa position religieuse, et même si notre conscience du projet de Pascal ("convertir" ses lecteurs), aiguisée par celle de Paul Valéry, reste notre horizon de lecture.




Vanité, Sion


Peeter Sion (peintre flamand, 1649-1695), Vanité.


Le peintre a respecté les éléments traditionnels évocateurs de la fugacité de la vie humaine : la bougie, le sablier; ceux qui évoquent les concupiscences : la pipe, les fleurs, le miroir, le portrait féminin, entre autres. Mais il y a adjoint des bulles de savon, témoignant à la fois de sa maîtrise et d'une représentation originale de la vacuité et de la fragilité de la condition humaine. Quant au crâne, dans une position inhabituelle, il est couronné de lauriers, vanité de la gloire terrestre, celle du poète comme celle du guerrier.
L'image sainte accrochée au mur, dans son dessin naïf, figure l'attente de l'éternité (prière, croix, ange), "mise en abyme", peinture dans la peinture donc lieu de vérité, qui donne l'impression d'être une sanguine: simplicité, immédiateté, contenu religieux.
Mais la toile reste ambiguë; le spectateur s'interroge sur ce qui est exalté ici : est-ce la splendeur du monde qui s'épuise en elle-même ou l'austère chemin de l'éternité?





Antoine Gombaud, chevalier de Méré (1607-1684) raconte ainsi sa rencontre avec Pascal dans De L'esprit, publié en 1677 :
« Je fis un voyage avec DDR [duc de Roannez] qui parle d'un sens juste et profond, et que je trouve de fort bon commerce. M.M. [Damien Mitton] que vous connaissez, et qui plaît à toute la Cour, était de la partie ; et parce que c'était plutôt une promenade qu'un voyage, nous ne songions qu'à nous réjouir, et nous discourions de tout. Le [duc de Roannez] a l'esprit mathématique et, pour ne pas s'ennuyer sur le chemin, il avait fait provision d'un homme d'entre deux âges, qui n'était alors que fort peu connu, mais qui depuis a bien fait parler de lui. C'était un grand mathématicien, qui ne savait que cela. Ces sciences ne donnent pas les agréments du monde et cet homme, qui n'avait ni goût ni sentiment, ne laissait pas de se mêler de tout ce que nous disions, mais il nous surprenait presque toujours et nous faisait souvent rire. Il admirait l'esprit et l'éloquence de monsieur du Vair, et nous rapportait les bons mots du lieutenant-criminel d'O ; nous ne pensions à rien moins qu'à le désabuser; cependant nous lui parlions de bonne foi. Deux ou trois jours s'étaient écoulés de la sorte, il eut quelque défiance de ses sentiments, et, ne faisant plus qu'écouter ou interroger, pour s'éclaircir sur les sujets qui se présentaient, il avait des tablettes qu'il tirait de temps en temps, où il mettait quelque observation. Cela fut bien remarquable qu'avant que nous fussions arrivés à P [Poitiers] il ne disait presque rien qui ne fût bon et que nous l'eussions voulu dire, et, sans mentir, c'était être revenu de bien loin. »

[cité par Fumaroli "De Montaigne à Pascal", dans Exercices de lecture, 2006]

pour en savoir plus : lire Sainte-Beuve.



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