La
Condition humaine, André Malraux, 1933
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"l'homme est ce qu'il fait et [...] la grandeur de quelques-uns porte mystérieusement témoignage de celle de tous." (Vincent Berger dans Les Noyers de l'Altenburg, 1943, paru alors en Suisse sous le titre de La Lutte avec l'ange)
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André Malraux, 1933. Photographie Roger Parry. |
Comment lire La Condition humaine,
presque 90 ans après sa publication, maintenant que le rêve communiste
s'est effondré avec le démantèlement de l'URSS, l'entrée de la Chine
dans la compétition économique mondiale, la quasi disparition des
partis communistes nationaux dans tous les pays d'Europe ? En 1933, lorsque le roman de Malraux reçoit le prix Goncourt décerné au premier tour et à l'unanimité, il était nécessairement reçu, par la majorité des lecteurs, comme la tragique épopée d'une révolte populaire (ouvriers et paysans) organisée par des communistes, écrasée dans le sang par les forces conjointes du capitalisme international et de la bourgeoisie chinoise pour le compte de laquelle agissait Chiang Kaï-chek (Jiǎng Jièshí) ; le roman exaltait les valeurs de la détermination, de la fraternité, du courage ; il démontrait, dans l'échec même de ses personnages, la nécessité de la lutte contre toutes les forces écrasant la dignité humaine. Le désastre des grévistes shanghaïens pouvait faire frémir des populations voyant monter les ombres néfastes des fascismes. Il y avait un an (1932) que Salazar avait imposé au Portugal "l'Estado novo" qui avait surtout de neuf la disparition de la démocratie. Depuis 1925, l'Italie était sous le régime dictatorial du "Duce", Mussolini. Depuis janvier 1933, Hitler est Chancelier du Reich, et il a derrière lui son parti et sa milice, la SA. Tout cela n'avait rien de bien encourageant pour l'avenir. Aujourd'hui, d'autres menaces, d'autres types de régimes autoritaires sont l'horizon des lecteurs potentiels, et les rêves de changement de société ont perdu de leur force. Pourtant le roman de Malraux a conservé sa puissance, il soulève d'autres interrogations, il propose d'autres réflexions car le sentiment du déni de leur dignité vécu par nombre de femmes et d'hommes, sur la planète entière, n'est guère moins important que dans les années 1930. Rédaction et publicationMalraux a laissé une note jointe au manuscrit du roman qui a, un temps, appartenu à de Gaulle qui le légua à la BnF, affirmant l'avoir rédigé au cours de ses années voyageuses, entre septembre 1931 et mai 1933, note qu'il complète par ces mots "La Condition humaine est, à l'heure actuelle — 11 décembre 1933 — celui de mes ouvrages auquel je tiens le plus". Clara Malraux rapporte qu'il en a commencé la rédaction en Chine.Celui qui passait pour un journaliste, un reporter, plutôt que pour un écrivain, ne connaissait pas vraiment la Chine, malgré ce que pourrait faire croire Les Conquérants, et la notice biographique fantasmée qui l'accompagnait. Il en a su ce que disaient les journaux indochinois quand lui-même dirigeait, à Saïgon, un quotidien (1925). Il a pu lire, en 1932, les reportages d'Albert Londres sur la conflit sino-japonais à Shanghaï. Sans doute a-t-il consulté d'autres documents, mais il n'en reste pas de trace. Le roman est d'abord publié en feuilleton dans la NRF (Nouvelle Revue Française) de janvier à juin 1933, puis en volume dès mai 1933. Il est dédié à Eddy Du Perron dont l'écrivain dira dans Les Antimémoires : "C'était mon meilleur ami." Ils se sont connus en 1926. Du Perron était écrivain et journaliste ; il était né à Java (Indonésie), en 1899, qu'il avait quitté en 1921. Fin connaisseur des cultures asiatiques, il a hébergé un temps, chez lui, dans la banlieue parisienne, les Malraux, durant la rédaction du roman. |
Le cadre historique du romanShanghai et Hankeou (sur la rive gauche du Yangzi Jiang, le fleuve bleu, une des trois villes qui constituent Wuhan, environ 1000 km à l'ouest de Shanghai), en 1927. Les deux villes ont une importance économique essentielle, et sont des villes industrielles d'où un prolétariat important.La Chine qui est sortie des ères impériales en 1911, est passée par divers soubresauts avant que Sun Yat-sen (1866-1925), qui avait créé le Kuomintang (Zhunguo Guomindang, parti populaire national chinois), n'unisse autour de lui les forces progressistes, dont le jeune parti communiste (fondé en juillet 1921). Toutefois, si les forces républicaines se sont imposées dans le sud de la Chine, le reste du pays souffre la double exploitation des seigneurs de la guerre (petits tyrans locaux) et des puissances coloniales, en particulier la France et l'Angleterre, qui se sont imposées depuis presque un siècle, sans parler du Japon qui, depuis sa victoire sur les Russes, en 1905, ne cache plus ses visées impérialistes... En 1927, Shanghai est aux mains du général Bi Shucheng (le "dictateur militaire" du début du roman), représentant de Chang Zongchang, allié de Tchang Tso-lin qui tient Pékin, le Shandong et la Mandchourie. Peu de temps après la mort de Sun Yat-sen, dès 1926, les tensions se manifestent entre le "généralissime" (Chiang Kaï-chek —Jiǎng Jièshí) et les communistes, d'autant que l'influence de ces derniers progresse auprès des paysans autant que des ouvriers. Le gouvernement de la république s'est installé à Wuhan (et l'aile gauche, communistes compris, à Hankeou) en janvier 1927. Depuis juillet 1926, l' "expédition du Nord", commandée par Chiang, est en cours qui vise à réunifier la Chine en la débarrassant d'abord des "seigneurs de la guerre". Le 21 mars 1927 a lieu la troisième tentative de soulèvement de Shanghai (deux précédentes, en octobre 26 et en février 27 avaient échoué), organisée, pour l'essentiel, par les communistes dont Zhou Enlai et Liu Shaoqi. Selon les communistes, il y aurait eu, le 23 mars, 350 000 grévistes (120 000 selon la presse étrangère locale), comme le rapporte Guillermaz (Histoire du parti communiste chinois, 1975). Chiang arrive à Changhaï le 26 mars et prépare son offensive contre les communistes, en accord avec la bourgeoisie et, selon certains, en s'appuyant sur une société secrète, organisation généralement vouée aux activités délinquantes, les Verts (qīng bāng). Le 12 avril entre en vigueur l'ordre du généralissime de désarmer les milices ouvrières et les piquets syndicaux. Les massacres qui vont suivre ont été perpétré tant par les hommes des sociétés secrètes, que par la troupe de Chiang qui tire sur la foule le 13 avril. "Selon les chiffres officiels communistes «l'incident du 12 avril» aurait coûté 300 tués et près de 5000 disparus." (Guillermaz) |
Shanghaï, le Bund (boulevard sur la rive ouest de la rivière Huangpu au sud de sa confluence avec la rivière Suzhou) — il fait alors partie de la Concession internationale), 1929, photographie de Louis-Philippe Messelier. |
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En juillet, la rupture entre
le Kuomintang et les communistes sera
consommée. Les communistes survivants prirent la fuite, dont Zhou Enlai et Liu Shaoqi. Parmi eux, Mao
Tsé-toung qui va organiser la résistance et constituer l'armée
populaire qui libèrera enfin la Chine, quelques vingt ans après, en
1949. Ce cadre historique est bien celui du roman, mais les personnages, en revanche, n'offrent aucune clé, et Kyo que nombre de lecteurs, bien après, ont voulu identifier à Zhou Enlai, n'a rien à voir avec lui, ni de près, ni de loin : tout à voir, en revanche, avec une des potentialités de son auteur. |
Affiche de mise en vente du roman, après le Goncourt, en 1933. La photo a été empruntée à la couverture d'une revue de grand reportage, Voilà, qui rapportait les événements de Shanghai, le conflit sino-japonais, en 1932. |
Une construction complexeLe roman se développe sur sept parties, elles-mêmes découpées en séquences définies par des notations horaires.Il commence le "21 mars 1927", dans la nuit, en quatre séquences se déroulant de "minuit et demie" à "quatre heures et demie", par une exécution et ses conséquences à la fois intérieures, pour le meurtrier, et extérieures, la récupération, par les insurgés, des armes destinées au gouvernement de Shanghaï. La deuxième partie est datée du "22 mars", et se poursuit sur le 23 mars. Elle est aussi composée de quatre séquences, "11 heures du matin", "une heure de l'après-midi", "5 heures", "Le lendemain, 4 heures" de l'après-midi puisque "un rayon de soleil entra. Là-haut, la tache bleue de l'éclaircie s'agrandissait. La rue s'emplit de soleil." La troisième partie débute le "29 mars", donc après une ellipse d'une semaine. En une seule séquence nocturne, elle se déroule à Han-Keou où les deux personnages que sont Kyo et Tchen, sur des positions politiques divergentes, rencontrent les représentants de la Troisième Internationale (Kominterm) pour constater une divergence de plus. La quatrième partie, le "11 avril" (veille du massacre) se déroule de nouveau à Shanghai, sur à peu près douze heures, en 6 séquences : "midi et demie", "une heure", "trois heures", "trois heures et demie", "six heures", "dix heures et demie". La cinquième partie enchaîne sur la nuit du 11 au 12 avril, sans mention de dates, dans la continuité horaire : "onze heures 15" qui se poursuit jusqu'à "une heure du matin" ce qui fait de la deuxième séquence un retour en arrière, "onze heures 30", puis "minuit", "une heure et demie", "cinq heures". La sixième partie se subdivise en 4 séquences couvrant les 12 et 13 avril : "10 heures" (le matin du 12), "4 heures", "6 heures", "le lendemain" (pas de date, pas d'heure, comme si la mort avait dilué le temps.) La septième partie se déroule après une ellipse de quelques mois, en deux séquences "Paris, juillet" et "Kōbe", avec d'un côté les conséquences économiques pour les capitalistes occidentaux, et les conséquences idéologiques autant que matérielles pour les survivants de l'insurrection, formant l'épilogue du récit. En apparence, il s'agit d'un déroulement linéaire qui suit la chronologie des événements, mais c'est une linéarité trouée, une agrégation "d'arrêts sur images", si l'on peut dire, où ce qui importe est le comportements des personnages dans la situation historique où ils sont pris. Michel Raymond le faisait remarquer : "Dialogues, sensations visuelles, auditives, gestes, tout cela est brutalement et immédiatement proposé au lecteur [...] La réalité n'est pas racontée : elle est présentée par bribes, discordante, incertaine, en train de s'accomplir." (Le Roman depuis la Révolution, 1967) D'autant plus que si le récit est pris en chage par un narrateur omniscient, chaque événement est toujours vu par un des personnages (focalisation interne) et se colore de son histoire, de ses souvenirs, de ses émotions présentes. Le lecteur se trouve ainsi au plus près d'une expérience qui devient la sienne. |
Zhu Da (1626-1705), La Joie du poisson. "de molles vagues noires, concentriques, se levaient en silence : le son des voix éveillaient les poissons." (Pléiade, p. 537) "Dans l'avenue, une foule en mouvement, millions de poissons sous le tremblement d'une eau noire." (Pléiade, p. 595) |
Ainsi,
davantage que le caractère de "reportage" pris sur
le vif qui avait frappé les contemporains, c'est la dimension
symbolique du récit qui s'impose dès les premières pages: la nuit, la
mort (violence, tensions, angoisses), la solitude de l'individu, même
et surtout, sans doute, dans la masse à laquelle il appartient, la
ville qui se manifeste dans l'appel des sirènes. Comme se le dit Kyo
Gisors, la nuit précédant l'insurrection : "Il y avait la solitude, la
solitude immuable derrière la multitude mortelle comme la grande nuit
primitive derrière cette nuit dense et basse sous quoi guettait la
ville déserte, pleine d'espoir et de haine." Shanghaï insurgée est une "situation" qui va définir les personnages qui s'y meuvent. Chez Malraux, comme le théorisera plus tard Sartre, l'existence précède l'essence. Dans un long commentaire à l'étude de Gaëtan Picon (Seuil, Ecrivains de toujours, 1953), Malraux précise : "Je ne crois pas vrai que le romancier doive créer des personnages ; il doit créer un monde cohérent et particulier comme tout autre artiste. Non faire concurrence à l'état-civil, mais faire concurrence à la réalité qui lui est imposée, celle de «la vie», tantôt en semblant s'y soumettre, et tantôt en la transformant, pour rivaliser avec elle." p. 38 La longue note se termine par ces mots : "Je crois que pour un grand nombre de romanciers et de tragiques, le personnage est suscité par le drame et non le drame par le personnage ; et que les héros d'Eschyle comme de Shakespeare, de Dostoïevski comme de Stendhal, sont des «virtualités» de leur auteur, autour desquelles s'ordonne ou s'agite, comme les objets dans certains tableaux surréalistes, une foule en trompe-l'oeil." p. 41 Les personnagesTchen : des "traits plus mongols que chinois : pommettes aiguës, nez très écrasé mais avec une légère arête, comme un bec". Ressemble à un épervier, aux yeux de Kyo et du vieux Gisors. Orphelin, a été élevé par un pasteur anglican. A perdu la foi. Essentiellement révolté, proche des nihilistes de la fin du XIXe siècle, ne croit qu'aux vertus de l'action directe, "le monde de la décision et de la mort" en dit Gisors. C'est moins se battre qui compte pour lui qu'abattre. Tchen est le plus jeune des personnages, à peine sorti de l'adolescence et un être aussi torturé que le cactus dont il fait cadeau à Gisors : "C'était un petit cactus hirsute".Kyo Gisors : une "bouche d'estampe japonaise", métis, "un visage de samouraï". A été élevé au Japon de 8 à 17 ans. Son père juge que l'héroïsme est pour lui une discipline. Organisateur de l'insurrection shanghaïenne. Marié à May. Hemmelrich : une "tête de boxeur crevé [...] tondu, nez cassé, épaules creusées". 37 ans, Belge, un pauvre ; tient une boutique où il vend des disques en association avec un camarade chinois. A une épouse, Chinoise aussi misérable que lui, "vendue douze dollars. Abandonnée par l'acheteur à qui elle ne plaisait plus" et un enfant, un petit garçon malade, une mastoïdite qui le martyrise (en 1933, il n'y a pas d'antibiotiques). Katow : une "bonne tête de Pierrot russe — petits yeux rigoleurs et nez en l'air", condamné à 5 ans de bagne en 1905 pour avoir attaqué la prison d'Odessa, était étudiant en médecine. Organisateur avec Kyo de l'insurrection. Katow est la fraternité comme Hemmelrich est la misère. Clappique : baron de son état, "un Polichinelle maigre et sans bosse [...] un "visage en coupe-vent". Gisors le compare aux cyprins noirs dont l'activité n'a pour but qu'elle-même. Raconte et se raconte des histoires, joue des rôles. Connaît tout le monde, dans les milieux interlopes autant que dans la police. Le personnage est à la fois grinçant et cocasse, il rappelle que Malraux a aussi écrit des "romans farfelus", par exemple Lunes en papier (1921) placé comme Clappique sous le signe de Hoffmann. On y ajouterait volontiers celui du neveu de Rameau. Gisors : le père de Kyo, "un masque d'abbé ascétique", ancien professeur de sociologie à l'université de Pékin, chassé par Tchang Tso-ling, "cheveux blancs", de belles mains aux "doigts minces". Il est présenté comme un vieillard quoiqu'il n'ait que 60 ans. Fume l'opium qui lui apporte la sérénité en abolissant les formes et les frontières entre le moi et le monde. Contemplatif et empathique, il est au centre d'un cercle qui contient aussi bien Tchen (un ancien élève) que Ferral. May : épouse de Kyo. "bouche large, nez court, pommettes marquées des Allemandes du Nord", médecin, elle a fait ses études en Allemagne (Heidelberg) et à Paris. Kama : beau-frère de Gisors, Japonais, peintre, un "visage d'ascète indulgent", "Le maître dit que s'il ne peignait plus, il lui semblerait qu'il est devenu aveugle. Et plus qu'aveugle : seul." traduit un de ses disciples qui l'accompagne. Ses lavis dégagent une sérénité qui irrite Clappique "Feux perdus dans la montagne, rues de village que dissolvait la pluie, vols d'échassiers sur la neige, tout ce monde où la mélancolie préparait au bonheur." |
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Zhao Wou-Ki (Zhao Wuji), 1921-2013, Gravure II, 1959 |
Ferral : "président de la chambre de commerce française". A
été jeune en 1900. "Moustaches tombantes, presque grises", "nez busqué
[...] menton presque en galoche". A été député. Cassant. Du point de
vue du chef de la police de la concession française, Martial : "Il
contraignait ou payait". Appartient à une famille de grands commis de
l'Etat. Le seul représentant du capitalisme dans le roman, qui négocie
avec la bourgeoisie shanghaïenne l'aide financière nécessaire à Chiang Kai-chek
pour se débarrasser des communistes. Valérie : maîtresse occasionnelle de Ferral, "grande couturière riche", elle a "l'expression complexe d'un chat à l'abandon" pense Ferral, et il lui reconnaît autant d'orgueil qu'à lui. Il est, en revanche, incapable de percevoir son indépendance pas davantage que de lui reconnaître son statut d'être humain. Asez forte pour humilier Ferral, seul langage qu'il est capable de saisir, sans d'ailleurs savoir qu'en faire. Tous ces personnages incarnent des choix de vie quoique l'écrivain leur ait donné à chacun des caractéristiques suffisamment particulières pour qu'ils soient autre chose que des concepts incarnés. D'un côté, les révolutionnaires et les "artistes", ou ceux qui, comme Gisors, leur sont proches dans une quête personnelle de sens, celui qui l'a trouvé dans l'esthétique comme Kama, dans une ouverture au monde que favorise l'opium comme Gisors, ou dans la rêverie, bien proche de la poésie, de Clappique. Chacun de ces trois personnages est une des facettes de l'amour, car tous trois, à leur manière, fort différente, sont à l'écoute de plus vaste que soi. Kama définit sa peinture comme charité, "caritas", amour de l'autre. Shanghaï de 1927 et son insurrection populaire est l'incarnation de cette pensée de Pascal (Papiers non classés, Brunschvig 199 / Le Guern 405), à quoi renvoie aussi le titre : "Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant l’un l’autre avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour." La sixième partie la développe dans l'emprisonnement de Kyo et de Katow et le choix de chacun d'eux correspondant à ce qu'ils sont, au plus profond d'eux-mêmes, l'héroïsme de Kyo et la fraternité de Katow. Mais si Pascal irrigue la réflexion de Malraux, si celui-ci sait aussi bien que le premier les faiblesses de l'humanité, il choisit d'exalter, à son encontre, la grandeur humaine, laquelle se mesure à la souffrance comme à la mort. Dans l'univers de Malraux, aucun dieu ne venant s'offrir à un pari, il ne reste qu'à parier sur le monde des hommes, ce qu'ont fait les révolutionnaires et Kyo se le dit à lui-même : "Il aurait combattu pour ce qui, de son temps, aurait été chargé du sens le plus fort et du plus grand espoir ; il mourrait parmi ceux avec lesquels il aurait voulu vivre ; il mourrait , comme chacun de ces hommes couchés, pour avoir donné un sens à sa vie." (Pléiade, p. 735) Et certes, "de son temps" est une forme de restriction puisque d'autres temps peuvent offrir d'autres choix. Mais en 1933, pour défendre la dignité des hommes, c'était la seule voie. A l'inverse, Ferral qui a parié sur la "puissance", la "contrainte", celle qu'il pouvait exercer sur les hommes, et dont son rapport aux femmes est emblématique, perd, d'une certaine manière sur tous les plans. Une femme le bafoue, Valérie, le contraignant à se voir tel qu'il est, seul et finalement impuissant. Ce que lui prouvera sa réunion avec les banquiers à Paris qui l'abandonnent puisqu'il ne leur est plus d'aucune utilité. La solitude du terroriste, la solitude du magnat financier, pour être d'ordres différents, n'en sont pas moins des volontés de puissance qui finissent par tourner à vide. Donner, partager, même si dans le parcours la souffrance est toujours là, ouvre des voies à l'espoir, fabrique du sens, invente des possibles. |
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L'univers
de La Condition humaine
est essentiellement masculin. Les femmes n'y ont de place que
marginale, l'épouse d'Hemmelrich n'est évoquée que dans sa souffrance
et sa misère, comme les femmes dont parle May à Gisors, celles qu'elle
soigne dans l'hôpital clandestin, celles qui tentent de se suicider
dans leur palanquin de mariage, May elle-même est un personnage voué à
la compassion, quant à
Valérie, indépendante sur le plan financier, qui se gausse de celui qui
prétend la "posséder" comme un objet, elle est plus une exception
qu'un modèle. Il n'en reste pas moins que ces femmes à peine évoquées
forment comme un arrière-plan condamnant les sociétés qui les traitent
avec plus de mépris encore qu'elles ne traitent leurs manoeuvres. La Condition humaine est tout ensemble un roman épique (grandeur des hommes en lutte, particulièrement sensible dans les pages décrivant les combats, naturellement, mais aussi dans l'opposition entre la voiture de Ferral où il est assis seul et les ouvriers en grève puis la foule cherchant refuge dans la concession française au début de la deuxième partie), un roman lyrique où la nuit, si présente, et les animaux (chats et poissons cyprins surtout) à la fois réels et métaphoriques jouent leur partie, un roman que l'on pourrait dire "métaphysique" puisqu'il interroge à travers l'expérience et les réflexions de ses personnages sur le sens et le non-sens (absurde) de la condition humaine. C'est Sartre qui a écrit " Une issue, ça s'invente. Et chacun, en inventant sa propre issue, s'invente soi-même. L'homme est à inventer chaque jour." (Qu'est-ce que la littérature ?, p. 290), mais la formule aurait bien pu être signée Malraux. Avec Gide, rendons grâces à Malraux d'avoir magnifié l'humanité. |
A consulter : la présentation du roman sur le site des éditions Gallimard. A lire : un article de Pierre Brunel "L'animal dans La Condition humaine", Littératures, 1995. A écouter : "Ça peut pas faire de mal", émission de Guillaume Gallienne du 3 décembre 2016, sur France inter plus pour la lecture du texte que pour son interprétation, souvent douteuse. |