Les Cloportes, Jules Renard, 1919 (publication posthume)

coquillage



Corot
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Jean Baptiste Corot (1796-1875), Saint-André-en-Morvan, 1842 (le village se trouve à une trentaine de Km de Chitry-les-Mines où vit la famille de Jules Renard, et qui sert de modèle au Titly des Cloportes.)

Les tribulations d'un manuscrit.

C'est le premier roman de Jules Renard qui n'a pas trouvé d'éditeur, lorsque son auteur, alors bien peu connu, a tenté de le publier, en 1890; ensuite, quand il lui a été offert de le faire, il y a renoncé ; enfin, lorsqu'après la mort de l'écrivain, un éditeur, Crès, est prêt à se lancer dans l'aventure (qui n'en est plus une puisque Jules Renard est un écrivain reconnu), en 1913, la guerre éclate et sa publication attendra 1919.
Depuis, les rééditions ont été rares, pour ne pas dire rarissimes. La dernière en date a été celle des éditions Autrement en 1993, apparemment épuisée en 2016.
C'est bien dommage.
On peut, certes, comprendre l'attitude de l'écrivain qui, lorsqu'il est question de le publier, se rétracte après avoir d'abord accepté puisque l'annonce en a été faite (par Trézenik, en 1890, dans l'hebdomadaire Le Roquet ). Les Cloportes, non publiés, servaient, en effet,  de réservoir à de brefs récits que l'on retrouve ensuite dans des recueils, d'abord Sourires pincés (1890), puis dans Poil de carotte surtout. Jules Renard devait avoir le sentiment de ne plus publier que du déjà-vu.
Ensuite le temps passe.
Retour en arrière.
Jules Renard a dû commencer son roman en 1887, probablement en même temps que son journal, puisqu'il écrit le 1er janvier 1888, à sa soeur Amélie :


"J'ai achevé, hier soir, la moitié d'un roman, d'un vrai roman, avec des personnages que je prends au sérieux, que j'aime, et dont l'intimité m'est précieuse... Ce roman n'aura peut-être pas plus de vie que tout ce que j'ai tenté, mais, quand il ne me donnerait que l'innocente joie d'écrire, je serais satisfait. J'en ai encore pour un mois ou deux."
Et le 3 janvier, c'est à son père qu'il écrit pour lui demander de trier pour lui sa collection de La Nièvre républicaine et de mettre de côté les journaux contenant des lettres en "patois [c'est lui qui souligne], morvandiau ou autre" qui lui seraient "d'une grande utilité", précise-t-il. (cité par Bachelin, p. 213 de son édition des oeuvres complètes)
Le roman est achevé en 1890.
Malgré des notes récurrentes dans son Journal envisageant sa réécriture, l'écrivain ne l'entreprend jamais, mais conserve son oeuvre. Il a eu raison. Malgré les emprunts qui lui ont été faits, retravaillés dans le sens de la concision, voire de la brutalité, mais que le lecteur reconnaît aussitôt, il y a dans cette oeuvre d'un jeune homme bien autre chose qu'une pure curiosité littéraire, n'en déplaise à une critique quasi unanime qui, depuis 1919, l'estime fort peu.



Un titre provocateur ?

Les cloportes, en effet, sont de bien vilaines petites bêtes, à nos yeux certes, parce que leur apparence est molle, qu'ils vivent cachés dans des lieux humides et sombres, sous les pierres souvent. Dans le roman, c'est au chapitre 8 de la première partie, qu'il est justifié par une intervention du narrateur commentant la vie routinière de ses personnages "C'était bien une vie de cloportes, de calfeutrés, chez qui le sang avait cessé de couler et s'arrêtait à fleur de peau, changé en humeurs, gonflé en furoncles".
Et dans son Journal, Jules Renard note le 30 mai 1890 : "Donner comme épigraphe aux Cloportes cette phrase de Flaubert — Journal des Goncourt,  1er volume, p. 367 : "Je n'ai eu que l'idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l'existence des cloportes." (notons au passage qu'il n'avait pas encore renoncé à la publication.)
Le lecteur est prévenu, il n'entre pas dans un univers divertissant, il se pourrait même qu'il ait des allures dénonciatrices, voire vindicatives. D'autant plus, sans doute, si l'on suit la leçon de Rémy de Gourmont qui, dans Esthétique de la langue française (1899) au chapitre des métaphores se penche sur ce mot: "Cloporte — Son nom est cependant clair ; du moins, malgré la phonétique, il est permis de supposer que cloporte est une altération de claus-porc (clausus-porcus). C’est l’opinion de Brachet. Elle serait bizarre, si la même image ne se retrouvait en plusieurs langues ou dialectes et si le français du XVIe siècle ne nous donnait la forme inattendue closeporte, déformation à laquelle correspond peut-être le vieux hollandais dorworm. Porcellio est un des noms latins du cloporte ; c’est le nom populaire opposé à oniscus ; en Italie on appelle aussi les cloportes, porcellini, les petits cochons ; en Champagne, c’est : cochon de S. Antoine ; en Dauphiné : kaïon (cochon), et en Anjou : tree (truie) . Le Glossaire du Centre donne : cochon, cloporte."
Ainsi aurions-nous affaire à un titre à double fond. Nommer "cloportes" ses personnages n'est déjà pas très amical mais sous-entendre qu'il s'agit de "cochons", c'est les caractériser d'une insulte qui vient de loin, puisque dès le XIIe siècle, le Liber animalium (bestiaire) le disait "bête immonde", et lui assimilait l'homme uniquement préoccupé de biens matériels.
Le récit, qu'un temps Renard avait envisagé d'intituler "Françoise",  se développe en deux parties divisées en chapitres non titrés, 39 pour la première, 45 pour la seconde, certains extrêmement brefs. L'intrigue est mince. Une jeune servante se fait, littéralement, culbuter dans le foin, par le fils de la maison qui l'abandonne à son sort. Mais l'intrigue n'est qu'un prétexte. Tout l'intérêt du roman, qui n'est pas mince, lui, quoiqu'en aient dit les critiques, réside dans l'étude des personnages, de la vie du village, dans le regard attentif du narrateur sur les êtres et les choses.
Les personnages
La famille Lérin : elle est composé d'un père, silencieux, qui s'est éloigné progressivement d'une épouse qui est son exact opposé, et de ses enfants qui l'ont déçu; d'une mère, bavarde, obstinée, aigrie aussi, sujette à des crises d'hystérie, mi-réelles mi-jouées, mais qui aime ses enfants, même si elle les aime mal, encourageant son fils, Emile, à la paresse, et ne se souciant guère de marier sa fille, Eugénie, qui en dépérit.
Le fils est un grand dadais de 26 ans que son père a poussé à faire des études et dont le rêve est de s'acagnarder chez ses parents, les pieds dans ses sabots. Heureux de flâner dans le village où il connaît tout le monde, et de passer ses dimanches soirs à l'auberge avec ses trois amis, certes plus actifs que lui, mais pas beaucoup plus malins. De temps à autre, il trouve un emploi, à Paris, où il ne dure guère. Eugénie, docile et gentille, se désespère de voir son père décourager tous ses prétendants.
La famille vit d'une petite rente que le père s'est constituée, lui fils de paysan, à force de travail. Après avoir espéré voir son fils continuer l'ascension sociale de la famille, il y a renoncé, non sans amertume.
Aux yeux des villageois, ils passent, néanmoins, pour des gens à leur aise.
Honorine : leur vieille servante, "soixante ans passés" qui va les quitter, avec chagrin, parce qu'elle y voit de moins en moins bien.  Elle va être remplacée par sa petite fille, orpheline (père mort à la guerre, mère morte de "consomption") qu'elle a élevée avec son frère, Petit-Pierre. Elle vit avec son mari et les deux enfants.




Edouard Debat-Ponsan

Edouard Debat-Ponsan, Coin de vigne, 1886, détail (pour le tableau entier, c'est ICI), Musée des Beaux-arts, Nantes


Françoise : la petite fille d'Honorine, 16 ans, "Elle avait les joues rouges, la tête nue, la peau fraîche et les yeux très doux ; elle riait d'un bon rire qui déformait sa bouche : elle ne pouvait pas sourire. Eclater lui allait mieux." (I, 5). Elle est tout le contraire de son entourage, pleine de vie et d'allant, bavarde, joyeuse, active.
Petit-Pierre : le jeune frère de Françoise (12 ans), le seul être que semble aimer M. Lérin. Il fournit de jolies pages sur une enfance campagnarde et ses jeux.
Fabrice : le facteur. Comme Françoise, bien que beaucoup plus âgé qu'elle, c'est un actif. Non seulement, il s'occupe du courrier, mais le trouvant peu suffisant, il s'est fait le coursier du village et achète en ville ce qu'on lui demande et qu'il ramène dans la carriole que tire son âne Eusèbe, puis le soir, il s'occupe de ses terres.
"Maman Suzanne" : l'aubergiste
Mme Ledru : l'épicière
Les amis d'Emile : Ludovic, fils de fermier ; Etienne, fils du maire ; Félix, fils du meunier. Tous trois, comme Emile, ont fait des études, ce qui leur donne le statut de "messieurs" par rapport aux paysans.






Durer

Albert Dürer, Grande touffe d'herbes, 1503, aquarelle et gouache, Musée Albertina, Vienne

Un roman engagé

La formule est, bien entendu, anachronique, mais elle correspond au sentiment que peut éprouver un lecteur du XXIe siècle en découvrant ce récit.
La misère paysanne
Il y a d'abord l'évocation précise, détaillée, de la vie quotidienne des paysans, en particulier à travers celle de la vieille Honorine, mais aussi, celle du facteur qui est aussi un paysan ; à travers les rencontres de l'auberge, les longues stations dehors, les soirs d'été. La liste des tâches que doit accomplir Honorine, et après elle Françoise, le pauvre repas de pommes de terre du grand-père, la nécessité pour Honorine de retrouver du travail après avoir été renvoyée de chez les Lérin. La vie des paysans se résume en deux mots : misère et travail. Une vie dure qui les rend durs, le grand-père ne menace-t-il pas de tuer sa petite-fille si elle se "dévergonde" ? Et rien ne laisse penser qu'il ne mettrait pas sa menace à exécution.
Une vie plus proche de l'animalité que de l'humanité, dont le seul rêve consiste à "avoir la paix" autrement dit que les choses restent en l'état, parce que le pire leur paraît toujours sûr. Une soumission terrible, "rester à sa place" qui a longtemps été le mot d'ordre de tous les pauvres.
Qu'ensuite, Jules Renard se soit montré de plus en plus républicain, voyant dans l'école et l'instruction la seule possibilité de changer cet ordre du monde, ne peut surprendre. Lire ces pages conduit à la révolte.
La famille délétère
Au premier plan, bien sûr, la famille Lérin. Comme la famille Lepic, quelques années plus tard, cette famille-là est une adjonction d'égoïsmes ; égoïsme du père, malheureux, mais qui se replie si fort sur lui-même qu'il ne voit plus le mal qu'il engendre autour de lui, en particulier, pour sa fille; égoïsme de la mère dont la passion maternelle se refuse à laisser grandir son fils, qui croit le protéger en soupçonnant son "crime" et en accablant Honorine d'une fin de non recevoir catégorique quand la vieille femme tente de lui parler de sa petite fille enceinte ; égoïsme d'Emile, coq en pâte, lâche autant que paresseux, indifférent à tout ce qui n'est pas son confort personnel, pas plus attentif à ses parents, qu'à sa soeur, qu'à Françoise qu'il accuse, implicitement, en son for intérieur, de l'avoir "provoqué" par sa seule existence.
Mais la seule autre famille, celle de Françoise, les Fré, si elle a plus d'excuses, n'est pas davantage un lieu protecteur. Et la toute jeune femme se sent, avec raison, abandonnée à son malheur.


La condition des femmes
A lire le Journal de Jules Renard, le lecteur a le sentiment d'avoir affaire à un misogyne, voire à un phallocrate de la belle espèce. Celui-ci, en effet, foisonne de "bons mots" dans lesquels la femme  apparaît toujours comme une "dinde", sinon pire. Les femmes, réelles, sont parfois, mieux traitées, il est vrai.
Or dans ce roman, les femmes sont des victimes. Jeunes, elles sont des proies sexuelles. Et tous les hommes, y compris ceux qui pourraient être leurs pères (ou leurs frères), les paysans, sont bien d'accord entre eux : elles sont faites pour cela, et les conséquences sont pour elles seules. Ces discours masculins sont largement développés, par deux fois, une dans chaque partie, dans la première au chapitre 25 et dans la seconde, au chapitre 43. Le narrateur intervient et stigmatise ironiquement ces discours. La critique a beaucoup reproché ces parabases à Jules Renard (en 1919), c'était oublier que dans les années 1890, il était vraisemblablement nécessaire de faire toucher du doigt au lecteur le caractère scandaleux de tels propos, qui n'étaient pas mots en l'air mais justifications d'actes ; et le commentaire du narrateur est extrêmement violent à l'encontre de cette société masculine qui absout toujours l'homme et condamne la femme à la honte, quand ce n'est pas à la mort, car on ne sache pas que les avortements clandestins se terminaient toujours bien.
Même le facteur Fabrice, qui aime Françoise et lui propose le mariage, devant son refus obstiné envisage de la violer pour la faire céder.
Si le narrateur fait de Françoise un personnage plus romantique que réaliste, sorte d'Ophélie que les odeurs de mort hallucinent tant qu'elle se couvre de fleurs sans pouvoir leur échapper, s'il la fait mourir sur un bûcher improvisé dans la forêt, c'est qu'elle doit être un personnage emblématique de cette double misère des femmes, celle du travail qui les détruit dans leur corps, celle de la violence sociale qui les détruit dans leur corps comme dans leur âme.
Si Françoise avait vécu, elle n'aurait pu finir que comme sa grand-mère, épuisée, incapable malgré tout de se révolter, et que l'on peut imaginer travaillant jusqu'à tomber morte comme elle l'imagine elle-même au début du récit : "Dans sa famille on ne s'arrêtait que pour mourir." (I, 2)
Si Eugénie Lérin vit, elle, dans des conditions matérielles meilleures, protégée par son statut des agressions masculines, elle n'est pas plus heureuse et n'a pas davantage voix au chapitre en ce qui regarde son avenir. Son hystérie, fruit de son confinement, la fera glisser dans la folie ou dans la bigoterie, autre forme d'hystérie aux yeux d'un Jules Renard qui, les années passant, deviendra de plus en plus anticlérical.

Une réflexion sur la parole et le langage

Le roman permet aussi, en effet, de s'interroger sur la parole et le langage. Rimbaud, dans une de ses lettres à Georges Izambard (13 mai 1871) écrivait "C'est faux de dire : je pense : on devrait dire: On me pense". A la fin des années 1880, Renard ne pouvait pas connaître cette formulation, pourtant il explore dans son roman, ce "On" qui prend forme dans des discours à la première personne. Ce "On" qui est celui du discours idéologique, dont la presse assure la diffusion, sur la place des femmes dans la famille et dans la société, sur les hiérarchies sociales inamovibles qui imposent la soumission aux plus démunis, mais qui est aussi celui des "lieux communs", lesquels aident à accepter et supporter à la fois l'inacceptable et l'inévitable, en les confondant le plus souvent, comme le montrent les quatre chapitres consacrés à l'enterrement de Françoise.
Il explore aussi le malheur des sans parole, des sans voix pour se plaindre, pour revendiquer, pour convaincre (Fabrice devant Françoise ou Honorine devant madame Lérin ou même Françoise devant Emile) mais aussi les catastrophes produites par le silence de ceux qui pourraient parler et ne le font pas ou alors se mettent à parler à côté, comme M. Lérin avec ses diatribes contre le mariage, résultat de son expérience personnelle transformé en discours de vérité, asséné aux prétendants de sa fille.

Les Cloportes est loin d'être un roman négligeable dans l'oeuvre de Jules Renard, sans même parler de l'attention portée à la nature, de la beauté de certaines pages, par exemple celle de la grange et du foin (I, 26 et 29), ou celle des haies, les "traces" (I, 39), comme on dit (ou disait) dans le Nivernais. Michel Tournier disait de Renard qu'il était un écrivain de la "célébration", ce que sa réputation d'ironiste avait trop tendance à masquer, il n'est que de lire le chapitre des haies pour saisir la vérité de cette affirmation.




En l'absence d'autre édition
, on peut lire le roman sur Gallica, dans l'édition de Bachelin au tome II des Oeuvres complètes de Jules Renard.



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