Rhinocéros
: Eugène Ionesco, première représentation, 20 janvier 1960,
théâtre de l’Odéon
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Rhinocéros est une pièce en trois actes et quatre tableaux d'Eugène Ionesco. Si sa première française date bien du 20 janvier 1960, avant cela elle avait déjà été représentée en Allemagne, à Düsseldorf, dans une mise en scène de Karl-Heinz Stroux (première : 31 octobre 1959). Sa traduction anglaise a été diffusée sur la BBC en août 1959. Et Ionesco lui-même en avait fait une lecture publique au théâtre du Vieux-Colombier en novembre 1958. La pièce trouve son origine dans une nouvelle précédemment rédigée par l'auteur. Montée par la Compagnie Renaud-Barrault (Jean-Louis Barrault dirige l'Odéon depuis 1959 et il restera à sa tête jusqu'en 1969), la pièce est le premier grand succès public de Ionesco. Jusqu'alors son théâtre suscitait la controverse, et recevait plus d'anathèmes que de louanges, du moins en France. Barrault met la pièce en scène avec le soin dont il est coutumier et joue le rôle de Bérenger. Jacques Noël est chargé des décors et des costumes (il a assuré cette fonction pour toutes les mises en scène de Ionesco) et Michel Philippot compose la musique du spectacle. Lorsque le texte de la pièce est publié dans le tome III de son Théâtre complet, chez Gallimard, en 1963, il est dédié "A Jean-Louis Barrault, A Geneviève Serreau et au Docteur T. Fraenkel" : deux acteurs qui sont aussi metteurs en scène mais Geneviève Serreau est aussi historienne du théâtre et elle est alors en train d'écrire une Histoire du "nouveau théâtre" qui paraîtra en 1966 ; le troisième des dédicataires est un médecin très lié dans les années 1920 au dadaïsme puis au surréalisme, anti-conformiste notoire, un de ceux qui ont toujours su dire non : engagé aux côtés des Républicains espagnols en 36, dans l'escadrille Normandie-Niemen pendant la Seconde guerre mondiale, signataire du manifeste des 121 (droit à l'insoumission pendant la guerre d'Algérie), le Dr Fraenkel (1896-1964), comme Béranger, n'aurait jamais pu devenir rhinocéros. |
Albrecht Dürer (1471-1528), "Rhinocéros", 1515, gravure sur bois (British Museum). Dürer l'a gravé à partir d'une description faite d'un rhinocéros offert à la Cour du Portugal, en 1514. Lui-même n'a jamais vu l'animal mais sa puissance évocatrice en a fait l'image exemplaire de l'animal malgré toutes les erreurs qu'un naturaliste pourrait y relever, en particulier la corne dorsale. |
Le titre :lIl renvoie à la fable que met en scène la pièce : la métamorphose des hommes en rhinocéros. Ionesco s'est expliqué du choix de cet animal dans un entretien publié dans Le Figaro littéraire du 23 janvier 1960. Il y précisait qu'ayant fait l'expérience lui-même du fanatisme (i.e. la montée du nazisme en Roumanie à la fin des années trente), il avait vu à quel point les hommes s'y déshumanisaient : "J'avais l'impression physique que j'avais affaire à des êtres qui n'étaient plus des humains, qu'il n'était plus possible de s'entendre avec eux. [...] J'ai eu l'idée de peindre sous les traits d'un animal ces hommes déchus dans l'animalité, ces bonnes fois abusées, ces mauvaises fois qui abusent.» et il raconte avec humour comment son choix s'est fixé sur le rhinocéros : « Le taureau ? Non : trop noble. L'hippopotame ? Non: trop mou. Le buffle ? Non: les buffles sont américains, pas d'allusions politiques... Le rhinocéros ! Enfin, je voyais mon rêve se matérialiser, se concrétiser, devenir réalité, masse. Le rhinocéros ! Mon rêve!»L'expression "mon rêve !" est à entendre au double sens de "parfait pour mon projet", mais aussi au sens propre puisque Ionesco insiste souvent sur le fait que ses pièces sont toujours des expressions de "rêves", de "productions nocturnes", de scènes déjà vues sur "l'autre scène". Et de fait, il suffit d'observer le dessin de Dürer qui a si fortement alimenté l'imaginaire européen relatif à cet animal, pour saisir le caractère lourd, fermé de la bête, sans négliger, chez quelqu'un qui joue tant avec le langage, l'homophonie que permet le français "le rhino c'est rosse". L'absence de déterminant met le spectateur autant que le lecteur sur la piste d'une abstraction et partant d'une énigme : qu'est-ce que "rhinocéros" ? singulier ? pluriel ? Que recouvre une telle étiquette ? C'est dire qu'avant même l'arrivée du premier rhinocéros, le spectateur est invité à en lire le symbole. |
Acte I, Jean (William Sabatier) et Bérenger (Jean Louis Barrault)
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La structuration de la pièce :Ionesco, à son sujet, a affirmé : "je respecte les lois fondamentales du théâtre : une idée simple, une progression également simple et une chute."Le premier acte se joue un dimanche, vers midi, sur une place, à la terrasse d'un café-épicerie : monde ordinaire, personnages ordinaires. Mais dans cet univers ordinaire se produit un événement extraordinaire : le passage, par deux fois, au grand galop, d'un rhinocéros dont sont témoins l'épicier, l'épicière, la serveuse, un vieux monsieur, une ménagère, un logicien outre les trois personnages que sont Bérenger, Jean et Daisy. Cette répartition en noms génériques, en quelque sorte, et noms propres (dans la didascalie puisque seuls les trois personnages portant de vrais noms sont nommés sur scène avec l'exception du "logicien" qui est présenté comme tel) permet de mettre en évidence, dans le dialogue, le caractère banal de la situation tout en soulignant le caractère dérisoire et comique des échanges entre ces personnages qui sont des fonctions et sont, par ailleurs, interchangeables (nombreuses répétitions de répliques qui passent d'un |
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personnage à l'autre, et souvent, comme le veut l'auteur, sont formulées simultanément). | ||||
Des trois personnages portant des noms, c'est Bérenger
qui apparaît comme le plus important,
dans la mesure où il est "marginal" par rapport aux autres : il est
dépenaillé, mal rasé, sous le coup d'une gueule de bois. Ce nom a
déjà été utilisé par l'auteur pour un autre de ses personnages (Tueurs sans gages, 1959) et il le
donnera aussi à son roi dans Le Roi
se meurt, 1962. Bérenger en devient une incarnation de
l'humanité. Ici, son ennui existentiel ("Non, je ne m'y fais pas à la
vie."), plus encore que sa posture (avachie), son goût pour l'alcool
(Jean le traite d'ivrogne), le définit comme "autre". Il est le seul à
constater la poussière et le seul à chercher des causes matérielles à
la présence du/des rhinocéros, au lieu de se lamenter, ou de protester dans
le vide. Son humanité s'exprime aussi dans son souci de l'autre : il
voudrait bien plaire à Daisy, mais ne se sent pas à la hauteur ; il
regrette de s'être disputé avec Jean pour des futilités. L'acte II se subdivise en deux tableaux. Le premier se déroule au bureau, le lundi matin. Les employés et leur chef se disputent sur la réalité ou non des rhinocéros, lorsque l'épouse d'un employé absent, au nom prédestiné, M. Boeuf, vient l'excuser. Tout le monde découvre alors que M. Boeuf est devenu un rhinocéros, que l'escalier est démoli, et les pompiers venant délivrer les prisonniers, le spectateur apprend la multiplication des rhinocéros. Le second se déroule au domicile de Jean à qui Bérenger va rendre visite pour s'excuser de la dispute de la veille. La scène est particulièrement spectaculaire puisque Bérenger assiste à la transformation de Jean en rhinocéros, transformation progressive qui permet à Jean d'exprimer tout son mépris à l'égard des hommes, son aspiration à un retour à la nature, affirmant que "l'humanisme est périmé". Bérenger s'affole : les rhinocéros sont partout. Le troisième acte se déroule au domicile de Bérenger, et se déroule en trois temps : la visite de Dudard ; l'arrivée de Daisy, suivie du départ de Dudard, qui ouvre sur une vie de couple en accéléré, de la séduction à la rupture en passant par l'évincement du rival et la vie à deux ; enfin, après le départ de Daisy que l'on ne voit pas muer, mais dont on comprend que c'est ce qui va lui arriver, Béranger reste seul en scène. Comme dans le deuxième acte, le dialogue tourne à la confrontation dans laquelle se cherchent les raisons d'un comportement incompréhensible et inacceptable pour Bérenger, mais qui est acceptable, et presque légitime pour les autres : ne pas se séparer de ses "semblables", "suivre son temps", dit Botard, ou comme Daisy se laisser séduire par la force, l'énergie, sentiment que voudrait bien pouvoir partager Bérenger, mais qui lui reste étranger. |
Simone Valère (Daisy), Gabriel Cattand (Dudard ) et Jean-Louis Barrault (Béranger) dans le dernier acte de la pièce. |
Actualité :Cette pièce, vieille maintenant d'un demi-siècle, n'a — hélas, a-t-on envie d'ajouter — pas pris une ride, ce dont témoignent les nombreuses mises en scène contemporaines, partout dans le monde. On n'a que trop tendance à n'y voir qu'une représentation des totalitarismes politiques dont l'histoire du XXe siècle n'a pas été avare, et même si c'est aussi cela, la "rhinocérite" n'en est pas moins, de manière moins spectaculaire, moins évidente, l'une des maladies les plus répandues et les plus insidieuses des sociétés, le conformisme. La publicité, elle-même, ne vante-t-elle pas ses produits, en particulier ses "produits culturels" (encore un de nos paradoxes que de ne plus voir là aucun oxymore), en faisant tenir leur excellence au nombre des consommateurs qui les ont acquis? Le monologue final de Bérenger expose bien la difficulté qu'il y a à ne pas choisir le confort de la "masse", le nombre travaille avec notre esprit grégaire, et ne pas s'abandonner au confort de "suivre" est douloureux, parce qu'il implique toujours une solitude, au moins intérieure, difficile à vivre. L'homme est souvent, comme Bérenger : "La solitude [lui] pèse. La société aussi." Trouver sa propre voie est ardu. Et sur ce plan-là, la pièce de Ionesco est d'un grand réconfort, car le spectateur ne peut faire que le même choix que Bérenger, même s'il est le seul à ne pas pouvoir l'expliquer; devoir rester un homme relève de l'intuition davantage que de l'argumentation dont chacun des autres personnages use mais en se déconsidérant par les raisons mêmes qui les font glisser dans le camp des rhinocéros: fatuité, ambition, propension à la violence, volonté de puissance, peur, conformisme, étant entendu que dans "conformisme", il y a "confort", facilité, absence de pensée ...Dans Notes et Contre-notes, 1962, Ionesco écrivait ceci qui vaut commentaire de l'oeuvre : |
Regardez les gens courir, affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l'air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet connu d'avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde, c'est pareil. L'homme moderne, universel, c'est l'homme pressé, il n'a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu'une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c'est l'utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l'utilité de l'inutile, l'inutilité de l'utile, on ne comprend pas l'art ; et un pays où on ne comprend pas l'art est un pays d'esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, un pays de gens qui ne rient ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n'y a pas d'humour, où il n'y a pas de rire, il y a la colère et la haine. Car ces gens affairés, anxieux, courant vers un but qui n'est pas un but humain ou qui est un mirage, peuvent tout à coup, au son de je ne sais quels clairons, à l'appel de je ne sais quel fou ou démon se laisser gagner par un fanatisme délirant, une rage collective quelconque, une hystérie populaire. Les rhinocérites, à droite, à gauche, les plus diverses, constituent les menaces qui pèsent sur l'humanité qui n'a pas le temps de réfléchir, de reprendre ses esprits ou son esprit, elles guettent les hommes d'aujourd'hui qui ont perdu le sens et le goût de la solitude. |
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A lire : sur un sujet proche (le choix de l'animalité contre l'humanité), mais qui inverse les conclusions, quoique l'animal serve toujours à critiquer les comportements humains, Plutarque, "Que les animaux ont l'usage de la raison", où les compagnons d'Ulysse changés en animaux par Circé refusent de retrouver leur statut premier ; La Fontaine y a puisé le thème de la première fable du livre XII, "Les compagnons d'Ulysse". A découvrir : le théâtre de l'Odéon et son histoire. |