Les Princes de Francalanza, Federico de Roberto, 1894

coquillage




Le roman de Federico de Roberto (1866 - 1927) est publié en 1894. En trois parties, il narre l'histoire de la famille Uzeda (les princes de Francalanza) descendant d'un vice-roi espagnol, sur trois générations, des années 50 du XIXe siècle à 1882, moment où le jeune prince Consalvo est élu député de Catane. La fin du roman est constituée d'un long discours dans lequel Consalvo explique, sans fard, à sa vieille grand-tante, donna Ferdinanda (de la génération de sa grand-mère), sa position. Ce discours rassemble et résume le récit déployé dans les trois parties du roman en même temps qu'il en tire la conclusion qui pourrait, à son tour, se résumer dans  l'affirmation de Tancredi au début du Guépard de Lampedusa : "Si nous ne sommes pas là nous non plus, ils vont nous arranger la république. Si nous voulons que tout reste comme c'est, il faut que tout change." (traduction de Jean-Paul Manganaro, Seuil, 2007.)






   
  "Sans doute Votre Excellence m'en veut-elle aussi ?... Si j'ai fait quelque chose qui vous a déplu, je vous en demande pardon... Mais ma conscience ne me reproche rien... Votre Excellence se plaindrait-elle que l'un des siens soit de nouveau à la tête du pays... Peut-être regrette-t-elle la façon dont ce résultat a été obtenu... Croyez que je le regrette plus encore... Mais nous ne choisissons pas le moment où nous venons au monde ; nous le trouvons comme il est, et c'est ainsi que nous devons l'accepter. Du reste, s'il est vrai qu'on ne s'y sent pas bien de nos jours, s'y portait-on comme un charme auparavant ?"
     Pas une syllabe pour réponse.
     "Votre Excellence estime que notre époque est affreuse, et je ne dirai pas pour ma part que tout va pour le mieux ; mais il est certain que le passé semble parfois plus beau, uniquement parce que c'est le passé... L'important est de ne pas se laisser étouffer... Je me souviens qu'en 1861, lorsque mon oncle le duc fut élu pour la première fois député, mon père me dit : "Tu vois? du temps des vice-rois, les Uzeda étaient vice-rois ; maintenant que nous avons des députés, l'oncle va siéger au Parlement." Votre Excellence sait bien que je ne m'entendais pas avec notre cher disparu; mais il dit alors une chose qui me parut et me paraît fort juste... Jadis, notre famille tenait sa puissance des rois, désormais elle la tient du peuple... C'est plus une différence de mots que de faits... Certes, il n'est pas plaisant de dépendre de la canaille ; mais beaucoup de ces souverains n'étaient pas de petits saints. Et il est plus difficile de gagner et de conserver les faveurs d'un homme qui tient les rênes du monde dans ses mains, qui se considère investi d'un pouvoir divin, et transforme ses caprices en lois, qu'un troupeau humain, nombreux mais de nature servile... Et puis, et puis, le changement est plus apparent que réel. Les vice-rois d'autrefois avaient eux aussi à obtenir les faveurs du peuple ; sinon, il y avait toujours des ambassadeurs qui allaient réclamer en Espagne, et obtenaient de la cour leur rappel... Ou leur tête!... On vous aura peut-être appris qu'une élection coûte cher de nos jours ; mais souvenez-vous de ce que dit Mugnos au sujet du vice-roi Lopez Ximenes, qu'il devait offrir trente mille écus au roi Ferdinando pour conserver sa place... et il y perdit de l'argent ! En vérité, Salomon avait raison de dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil ! Tout le monde se plaint de la corruption actuelle et refuse sa confiance au système électoral parce que les votes se paient. Mais Votre Excellence sait-elle ce que raconte Suétone, célèbre écrivain de l'antiquité ? Il raconte qu'Auguste, le jour des comices, distribuait mille sesterces par tête aux tribus auxquelles il appartenait, pour qu'elles n'acceptent rien des candidats !..."
     Il disait cela pour lui aussi, pour s'affirmer dans la justesse de ses propres considérations ; mais comme la vieille femme ne bougeait pas, il pensa qu'elle s'était assoupie et qu'il parlait au mur. Il se leva donc pour vérifier : donna Ferdinanda avait les yeux écarquillés. Il continua en arpentant la chambre :
     "L'histoire est une répétition monotone ; les hommes ont toujours été, sont, et seront toujours les mêmes. Les conditions extérieures changent ; certes, il semble qu'il y ait un abîme entre la Sicile d'avant 1860, encore féodale, et celle d'aujourd'hui ; mais la différence est entièrement extérieure. Le premier élu du suffrage presque universel n'est ni un homme du peuple, ni un bourgeois, ni un démocrate : c'est moi, parce que je m'appelle prince de Francalanza. Le prestige de la noblesse n'est ni ne peut être éteint. Alors qu'on ne parle que de démocratie, savez-vous quel est le livre le plus demandé à la bibliothèque de l'université, où je me rends quelquefois pour mes études ? Le Héraut Sicule de l'oncle Eugénio, que Dieu ait son âme. On l'a tant manipulé qu'on en a cassé trois fois la reliure ! Et pensez un peu : auparavant, les nobles jouissaient de grandes prérogatives, de privilèges, d'immunités, d'exemptions de grande importance. Si tout cela s'achève à présent, si la noblesse n'est plus qu'une chose purement idéale, mais que tout le monde recherche, cela ne signifie-t-il pas que sa valeur et son prestige ont grandi ?... En politique, Votre Excellence reste fidèle aux Bourbons — et votre sentiment est certainement respectable — et les considère comme les souverains légitimes... Mais de quoi dépend leur légitimité ? Du fait qu'ils sont restés plus de cent ans sur le trône... D'ici quatre-vingts ans, Votre Excellence reconnaîtrait aussi que la maison de Savoie est légitime... Certes, la monarchie absolue administrait mieux les intérêts de notre caste ; mais elle a été renversée par une force supérieure, entraînée dans un courant irrésistible... Devons-nous nous laisser écraser pour autant ? Au lieu de mépriser les nouvelles lois, il me semble qu'il faut nous en servir !..."
     Emporté par sa fougue oratoire, par l'allégresse de son récent triomphe, par le besoin de se justifier à ses yeux et de regagner les bonnes grâces de la vieille femme, il improvisait un nouveau discours, authentique celui-là, réfutation de celui qu'il avait tenu à la canaille ; et sa tante l'écoutait, sans plus tousser, amusée et presque bercée par cette diction emphatique et théâtrale.
     "Votre Excellence se rappelle-t-elle la lecture de Mugnos ?... continuait Consalvo. Eh bien, imaginons que cet historien soit encore en vie, et veuille mettre à jour son Théâtre généalogique au chapitre : "De la famille Uzeda". Que dirait-il ? A peu près ceci : "Don Gafpare Vzeda (il prononça f le s et v le u) fut promu aux plus hautes charges, dans le bouleversement de notre royaume qui passa du roi François II de Bourbon au roi Victor-Emmanuel II de Savoie. Il fut député au Parlement national de Turin, Florence et Rome, et dernièrement, il fut élevé par une dépêche spéciale à la charge de sénateur par le roi don Umberto. Don Consalvo de Uzeda, VIIIe prince de Francalanza, assuma le pouvoir de maire de sa ville natale, puis celui de député au Parlement de Rome, et par la suite..." 
     Il se tut un moment, en fermant les yeux : il se voyait déjà au banc des ministres, à Montecitorio ; puis il reprit :
     "C'est ce que dirait Mugnos s'il revenait à la vie, et c'est ce que diront à leur façon les historiens de notre maison. Les anciens Uzeda étaient commandeurs de Saint-Jacques, et ils sont à présent commandeurs de la Couronne d'Italie. C'est une chose différente, mais ce n'est pas leur faute ! Et Votre Excellence estime qu'ils sont dégénérés ! Excusez-moi, mais pourquoi ?"
     La vieille ne répondit pas.
     "Physiquement, oui, notre sang s'est appauvri ; cela n'empêche pourtant pas nombre d'entre nous d'arriver sains et vigoureux à l'âge enviable de Votre Excellence !... Moralement, ils sont souvent têtus, extravagants, bizarres, parfois... (Il voulait ajouter "fous", mais passa outre.) Ils ne s'entendent pas, ils se déchirent même continuellement. Mais que Votre Excellence songe au passé! Qu'elle se souvienne de ce Blasco Uzeda, surnommé Sciarra en langue sicilienne, ce qui signifie Bagarre dans l'idiome toscan ; et cet autre Artale Uzeda, surnommé Sconza, c'est-à-dire Pourri!... Mon père et moi, nous ne nous sommes pas entendus, et il m'a déshérité ; mais le vice-roi Ximenes emprisonna son fils et le fit condamner à mort... Votre Excellence voit bien que, d'un certain côté, il est bon que les temps aient changé !... Et rappelez-vous aussi la félonie des fils d'Artale III ; tous les procès de famille au sujet de biens confisqués et des dots des filles... Je n'entends pas justifier ainsi ce qui se passe de nos jours. Nous sommes à la fois trop changeants et trop têtus. Regardons la tante Chiara, prête à mourir plutôt que d'épouser le marquis, puis ne faisant qu'une âme dans deux corps avec lui, et pour finir lui déclarant une guerre à outrance. Observons la tante Lucrezia qui, au contraire, fit des folies pour épouser Giulente et le méprisa ensuite comme un esclave, et maintenant n'est plus qu'un avec lui, jusqu'au point de me déclarer la guerre et de le pousser dans le ridicule du fiasco électoral ! Regardons, d'un autre côté, Teresa elle-même. Par obéissance filiale, pour jouer à la sainte, elle a épousé quelqu'un qu'elle n'aimait pas et hâté la folie et le suicide du pauvre Giovannino ; et voilà qu'elle va s'agenouiller tous les jours dans la chapelle de la bienheureuse Ximena, où brûle la lampe qu'elle a fait allumer pour la santé de son pauvre cousin ! Et la bienheureuse Ximena, que fut-elle donc, sinon une divine tête de mule ? Moi-même, le jour où je me suis proposé de changer d'existence, je n'ai vécu que pour me préparer à celle qui m'attendait. Mais l'histoire de notre famille est remplie de ces conversions soudaines, de semblables obstinations dans le bien et dans le mal... Je ferais bien rire Votre Excellence si j'écrivais notre chronique contemporaine dans le style des auteurs anciens: Votre Excellence reconnaîtrait immédiatement que son jugement est erroné. Non, notre race n'est pas dégénérée : elle est toujours la même."

Les Princes de Francalanza, Points-Seuil, 2007
traduction de Nathalie Bauer



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