"Lettre de la Carpe au Brochet", Vincent Voiture, 1643 |
Portrait de Vincent Voiture par Philippe de Champaigne Musée d'Art Roger-Quilliot, Clermont- Ferrand dans une de ses lettres-jeu où il inclut pour les jeunes femmes dont lui a parlé sa correspondante, une épître adressée "A une maîtresse inconnue", il se décrit ainsi : [...] je veux vous dire à peu près comme je suis. Ma taille est deux ou trois doigts au-dessous de la médiocre ; j'ai la tête assez belle, avec beaucoup de cheveux gris ; les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez niais. En récompense, une de vos amies vous dira que je suis le meilleur garçon du monde..." |
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La "lettre de la carpe au brochet" est la plus
célèbre des
épîtres de Voiture. Adressée au jeune duc
d'Enghein (1621
- 1686), futur Prince de Condé (que ses contemporains appelleront le Grand Condé), après le passage
du Rhin
qui succède à la victoire de Rocroy (1643), elle
continue
un jeu sans doute inauguré dans "la chambre bleue"
où
l'on avait transformé le monde en univers piscicole. Elle
témoigne à la fois du talent de Voiture et des
jeux dont
étaient coutumiers les salons du temps, puisque la "Chambre bleue",
où s'est élaboré ce que l'on appelle
"préciosité", a servi de modèle à tous les autres. (l'orthographe a été modernisée) |
Portrait du duc d'Enghein devant la victoire de Rocroi (19 mai 1643), Juste d'Egmont (1601-1674), Musée de l'Armée. C'est au Grand Condé que le neveu de Voiture dédiera le livre où il rassemble les oeuvres de son oncle en 1650. |
Hé! bonjour, mon compère le brochet ! bonjour mon compère le brochet ! Je m'étais toujours bien doutée que les eaux du Rhin ne vous arrêteraient pas, et connaissant votre force, et combien vous aimez à nager en grande eau, j'avais bien cru que celles-là ne vous feraient point de peur, et que vous les passeriez aussi glorieusement que vous avez achevé tant d'autres aventures ; je me réjouis pourtant de ce que cela s'est fait plus heureusement encore que nous ne l'avions espéré, et sans que vous ni les vôtres y aient perdu une seule écaille ; le seul bruit de votre nom ait dissipé tout ce qui se devait opposer à vous. Quoique vous ayez été excellent, jusques ici, à toutes les sauces où l'on vous a mis, il faut avouer que la sauce d'Allemagne vous donne un grand goût, et que les lauriers qui y entrent, vous relèvent merveilleusement. Les gens de l'empereur qui vous pensaient frire, et vous manger avec un grain de sel, en sont venus à bout comme j'ai le dos, et il y a du plaisir de voir que ceux qui se vantaient de défendre les bords du Rhin, ne sont pas à cette heure assurés de ceux du Danube. Tête d'un poisson* comme vous y allez ! Il n'y a point d'eau si trouble, si creuse, ni si rapide, où vous ne vous jetiez à corps perdu. En vérité, mon compère, vous faites bien mentir le proverbe qui dit, jeune chair et vieux poisson ; car n'étant qu'un jeune brochet comme vous êtes, vous avez une fermeté que les plus vieux esturgeons n'ont pas, et vous achevez des choses qu'ils n'oseraient avoir commencées. Aussi vous ne sauriez vous imaginer jusques où s'étend votre réputation, il n'y a point d'étangs, de fontaines, de ruisseaux, de rivières, ni de mers, où vos victoires ne soient célébrées; point d'eau dormante où l'on ne songe à vous, point d'eau bruyante où il ne soit bruit de vous, votre nom pénètre jusques au centre des mers, et vole sur la surface des eaux ; et l'océan qui borne le monde, ne borne pas votre gloire. L'autre jour que mon compère le turbot, et mon compère le grenaut, avec quelques autres poissons d'eau douce, soupions ensemble chez mon compère l'éperlan, on nous présenta, au second** un vieux saumon qui avait fait deux fois le tour du monde, qui venait fraîchement des Indes Occidentales, et avait été pris comme espion en France, en suivant un bateau de sel. Il nous dit, qu'il n'y avoit point d'abîmes si profonds sous les eaux, où vous ne fussiez connu et redouté, et que les baleines de la mer Atlantique suaient à grosse goutte, et étaient toutes en eau dès qu'elles vous entendaient seulement nommer. Il nous en eût dit davantage, mais il était au court-bouillon, et cela était cause qu'il ne parlait qu'avec beaucoup de difficulté. Pareilles choses à peu près, nous furent dites par une troupe de harengs frais qui venaient de vers les parties de Norvège. Ceux-là nous assurèrent que la mer de ces pays-là s'était glacée cette année deux mois plus tôt que de coutume, par la peur que l'on y avait eue, sur les nouvelles que quelques macreuses y avaient apportées que vous dressiez vos pas vers le nord, et nous dirent, que les gros poissons, lesquels, comme vous savez, mangent les petits, avaient peur que vous fissiez d'eux comme ils font des autres ; que la plupart d'entre eux s'étaient retirés jusque sous l'ourse, jugeant que vous n'iriez pas là ; que les forts et les faibles, sont en alarme, et en trouble, et particulièrement certaines anguilles de mer qui crient déjà comme si vous les écorchiez, et font un bruit qui fait retentir tout le rivage. A dire le vrai, mon compère, vous êtes un terrible brochet, et n'en déplaise aux hippopotames, aux loups marins, ni aux dauphins mêmes, les plus grands et les plus considérables hôtes de l'océan, ne sont que de pauvres cancres*** au prix de vous, et si vous continuez comme vous avez commencé, vous avalerez la mer et les poissons. Cependant votre gloire se trouvant à un point qu'il est assuré qu'elle ne peut aller plus loin, ni plus haut, il est, ce me semble, bien à propos, qu'après tant de fatigues, vous veniez vous rafraîchir dans l'eau de la Seine ; et vous récréer joyeusement avec beaucoup de jolies tanches, de belles perches, et d'honnêtes truites, qui vous attendent ici avec impatience. Quelque grande pourtant que soit la passion qu'elles ont de vous voir, elle n'égale pas la mienne, ni le désir que j'ai de vous pouvoir témoigner combien je suis, votre
très-humble et très-obéissante
servante, et commère,
la carpe. * "tête d'un poisson" : transposition d'un juron courant, "tête" bleue pour tête Dieu. ** "au second" = au second service *** "cancres" = crabes |
En décembre 1649, après la mort de Voiture, se déclenche la querelle
des sonnets qui met aux prises les partisans de Voiture (les Uranistes)
et ceux de Benserade (les Jobelins), chacun s'efforçant de prouver la
supériorité de son candidat, en usant du vers ou de la prose.
Corneille y donne sa propre réponse, vers 1650, mais seulement publiée
en 1653 dans Sonnets et épigrammes sur la "querelle des sonnets", en
mettant, en quelque sorte, les deux poètes à égalité. (orthographe modernisée) |
Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie, L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir, Et je ne vois plus rien qui me pût secourir, Ni qui sût r'appeler ma liberté bannie. Dès longtemps je connais sa rigueur infinie, Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr, Je bénis mon martyre, et content de mourir, Je n'ose murmurer contre sa tyrannie. Quelquefois ma raison par de faibles discours M'incite à la révolte, et me promet secours, Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle, Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants, Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle, Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens. Voiture (sans doute écrit vers 1621, car Malherbe le loue)
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Job de mille tourments atteint, Vous rendra sa douleur connue Et raisonnablement il craint Que vous n'en soyez point émue. Vous verrez sa misère nue, Il s'est luy-même icy dépeint. Acoûtumez-vous à la vue D'un homme qui souffre et se plaint. Bien qu'il eût d'extrêmes souffrances, On voit aller des patiences, Plus loin que la sienne n'alla. Il souffrit des maux incroyables, Il s'en plaignit, il en parla, J'en connais de plus misérables. Benserade, "Sur Job", 1648
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Deux sonnets partagent le ville, Deux sonnets partagent la cour, Et semblent vouloir à leur tour Rallumer la guerre civile. Le plus sot et le plus habile En mettent leur avis au jour, Et ce qu'on a pour eux d'amour A plus d'un échauffe la bile. Chacun en parle hautement Suivant son petit jugement ; Et s'il faut y mêler le nôtre, L'un est sans doute mieux rêvé, Mieux conduit et mieux achevé, Mais je voudrais avoir fait l'autre. Corneille, vers 1650
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A découvrir : les oeuvres de Voiture dans l'édition de 1650, procurée par son neveu. A lire : deux poèmes de Vincent Voiture, "Pour vos beaux yeux..." et "Belles fleurs, dont je vois..." et quelques autres... |