"Lettre de la Carpe au Brochet", Vincent Voiture, 1643

coquillage





Vincent Voiture

Portrait de Vincent Voiture par Philippe de Champaigne
Musée d'Art Roger-Quilliot, Clermont- Ferrand

dans une de ses lettres-jeu où il inclut pour les jeunes femmes dont lui a parlé sa correspondante, une épître adressée "A une maîtresse inconnue", il se décrit ainsi :
[...] je veux vous dire à peu près comme je suis. Ma taille est deux ou trois doigts au-dessous de la médiocre ; j'ai la tête assez belle, avec beaucoup de cheveux gris ; les yeux doux, mais un peu égarés, et le visage assez niais. En récompense, une de vos amies vous dira que je suis le meilleur garçon du monde..."


L'auteur


     né le 23 février 1597, à Amiens, il est le fils d'un riche marchand de vins, fournisseur de la Cour. Il fait ses études au collège de Boncourt, à Paris, ce qui lui donne surtout l'occasion d'avoir pour condisciples de jeunes nobles qui faciliteront sa réussite sociale, car selon ce qu'il dit (ou ce qu'on en dit), il ignorait le latin, chose assez difficile en un temps où son enseignement faisait le fond des études. Il fait ensuite des études de droit à Orléans. En réalité, Voiture a une solide culture, mais il était, selon tous les témoignages, vaniteux, et vivant au milieu des nobles, il tenait à honneur, sans doute, d'être aussi vain qu'eux, du moins en apparence.
Il est très tôt introduit chez Madame de Rambouillet, en 1625, par M. de Chaudebonne et devient l'animateur de la Chambre bleue, comme était alors désigné ce salon où va s'élaborer la préciosité. Tallemant de Réaux en écrit dans ses Historiettes : "Comme il avait beaucoup d'esprit, et qu'il était assez né pour la Cour, il fut bientôt toute la joye de la société de ces illustres personnes : ses lettre et ses poésies en témoignent assez." (Pléiade, tome 1, 1960, p. 485)
Il entre, en 1627, au service de Monsieur, Gaston d'Orléans, frère du roi, et va progressivement cumuler les charges lucratives, jusqu'à celle de maître d'hôtel du roi, à partir 1639. Il en avait besoin, car il était joueur. Mais être au service de Gaston d'Orléans présentait parfois certains inconvénients, Monsieur ayant tendance à comploter régulièrement contre son frère le roi, ce qui le mettait dans la nécessité de voyager. C'est ainsi qu'en 1632-34, Voiture accompagne son maître en Espagne, puis à Bruxelles. De retour à Paris, le roi l'envoie en Toscane, en 1638, annoncer au grand duc la naissance de son héritier, le futur Louis XIV. En 1639, il retourne en Italie, cette fois-ci au Piémont, accompagner son ami et protecteur, le cardinal de La Valette.
Ses voyages lui permettent d'écrire des lettres qui sont une partie importante de son oeuvre. Elles font de lui, à l'instar de son contemporain, Guez de Balzac, un modèle de l'art épistolier. La lettre, alors, n'est pas un support de l'intimité, elle est destinée à une lecture collective, et doit donc être surprenante, agréable, élégante surtout. Voiture est maître de ces jeux où la galanterie le dispute à l'ingéniosité.
Il ne publia rien de son vivant, ce qui sans doute correspondait à son adhésion à l'idéologie du temps pour laquelle un "auteur" ne pouvait être qu'un pédant. Scarron le rappelait plaisamment dans son Roman comique (II, 8) en 1657 : "tout le monde presque se pique d'être sensible aux divertissements de l'esprit, tant ceux qui les connaissent que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des vers et de la prose, encore qu'ils croient qu'il y a du déshonneur à bien écrire et qu'ils reprocheraient à un homme qu'il fait des livres, comme ils lui reprocheraient qu'il ferait la fausse monnaie."
C'est son neveu, Pinchêne, qui rassemble ses oeuvres (lettres et poèmes) après sa mort, survenue en 1648 mais il donne le "ton" à toute la littérature de son époque. Il a remis au goût du jour d'anciennes formes poétiques délaissées, le rondeau, la ballade. 
Il ne s'est jamais marié, mais a eu une fille naturelle, Madeleine, religieuse, qui figure parmi ses héritiers. Ses histoires amoureuses, si l'on en croit Tallemant de Réaux sont innombrables, toujours prêt à courtiser la première venue.
Il a été du groupe de l'Académie, avant même que Richelieu l'institue en tant que telle.
Après sa mort, son influence se manifeste encore dans la querelle qui agite les milieux littéraires. A partir de 1649, à propos de la comparaison de deux sonnets, "Uranie" de Voiture et "Job" de Benserade, puis à partir de 1653 s'ouvre une dispute comparant les mérites respectifs, dans le domaine de la lettre, de Voiture et de Guez de Balzac. Comme l'écrit Roger Duchêne "Voiture, qui gagna la partie, resta le modèle des épistoliers jusqu'à la fin du siècle..."




La "lettre de la carpe au brochet" est la plus célèbre des épîtres de Voiture. Adressée au jeune duc d'Enghein (1621 - 1686), futur Prince de Condé (que ses contemporains appelleront le Grand Condé), après le passage du Rhin qui succède à la victoire de Rocroy (1643), elle continue un jeu sans doute inauguré dans "la chambre bleue" où l'on avait transformé le monde en univers piscicole. Elle témoigne à la fois du talent de Voiture et des jeux dont étaient coutumiers les salons du temps, puisque la "Chambre bleue", où s'est élaboré ce que l'on appelle "préciosité", a servi de modèle à tous les autres.
(l'orthographe a été modernisée)













Le duc d'Enghein, victoire de Rocroy

Portrait du duc d'Enghein devant la victoire de Rocroi (19 mai 1643), Juste d'Egmont (1601-1674), Musée de l'Armée.
C'est au Grand Condé que le neveu de Voiture dédiera le livre où il rassemble les oeuvres de son oncle en 1650.



Hé!  bonjour, mon compère le brochet ! bonjour mon compère le brochet ! Je m'étais toujours bien doutée que les eaux du Rhin ne vous arrêteraient pas, et connaissant votre force, et combien vous aimez à nager en grande eau, j'avais bien cru que celles-là ne vous feraient point de peur, et que vous les passeriez aussi glorieusement que vous avez achevé tant d'autres aventures ; je me réjouis pourtant de ce que cela s'est fait plus heureusement encore que nous ne l'avions espéré, et sans que vous ni les vôtres y aient perdu une seule écaille ; le seul bruit de votre nom ait dissipé tout ce qui se devait opposer à vous. Quoique vous ayez été excellent, jusques ici, à toutes les sauces où l'on vous a mis, il faut avouer que la sauce d'Allemagne vous donne un grand goût, et que les lauriers qui y entrent, vous relèvent merveilleusement. Les gens de l'empereur qui vous pensaient frire, et vous manger avec un grain de sel, en sont venus à bout comme j'ai le dos, et il y a du plaisir de voir que ceux qui se vantaient de défendre les bords du Rhin, ne sont pas à cette heure assurés de ceux du Danube. Tête d'un poisson* comme vous y allez ! Il n'y a point d'eau si trouble, si creuse, ni si rapide, où vous ne vous jetiez à corps perdu. En vérité, mon compère, vous faites bien mentir le proverbe qui dit, jeune chair et vieux poisson ; car n'étant qu'un jeune brochet comme vous êtes, vous avez une fermeté que les plus vieux esturgeons n'ont pas, et vous achevez des choses qu'ils n'oseraient avoir commencées. Aussi vous ne sauriez vous imaginer jusques où s'étend votre réputation, il n'y a point d'étangs, de fontaines, de ruisseaux, de rivières, ni de mers, où vos victoires ne soient célébrées; point d'eau dormante où l'on ne songe à vous, point d'eau bruyante où il ne soit bruit de vous, votre nom pénètre jusques au centre des mers, et vole sur la surface des eaux ; et l'océan qui borne le monde, ne borne pas votre gloire. L'autre jour que mon compère le turbot, et mon compère le grenaut, avec quelques autres poissons d'eau douce, soupions ensemble chez mon compère l'éperlan, on nous présenta, au second** un vieux saumon qui avait fait deux fois le tour du monde, qui venait fraîchement des Indes Occidentales, et avait été pris comme espion en France, en suivant un bateau de sel. Il nous dit, qu'il n'y avoit point d'abîmes si profonds sous les eaux, où vous ne fussiez connu et redouté, et que les baleines de la mer Atlantique suaient à grosse goutte, et étaient toutes en eau dès qu'elles vous entendaient seulement nommer. Il nous en eût dit davantage, mais il était au court-bouillon, et cela était cause qu'il ne parlait qu'avec beaucoup de difficulté. Pareilles choses à peu près, nous furent dites par une troupe de harengs frais qui venaient de vers les parties de Norvège. Ceux-là nous assurèrent que la mer de ces pays-là s'était glacée cette année deux mois plus tôt que de coutume, par la peur que l'on y avait eue, sur les nouvelles que quelques macreuses y avaient apportées que vous dressiez vos pas vers le nord, et nous dirent, que les gros poissons, lesquels, comme vous savez, mangent les petits, avaient peur que vous fissiez d'eux comme ils font des autres ; que la plupart d'entre eux s'étaient retirés jusque sous l'ourse, jugeant que vous n'iriez pas là ; que les forts et les faibles, sont en alarme, et en trouble, et particulièrement certaines anguilles de mer qui crient déjà comme si vous les écorchiez, et font un bruit qui fait retentir tout le rivage. A dire le vrai, mon compère, vous êtes un terrible brochet, et n'en déplaise aux hippopotames, aux loups marins, ni aux dauphins mêmes, les plus grands et les plus considérables hôtes de l'océan, ne sont que de pauvres cancres*** au prix de vous, et si vous continuez comme vous avez commencé, vous avalerez la mer et les poissons. Cependant votre gloire se trouvant à un point qu'il est assuré qu'elle ne peut aller plus loin, ni plus haut, il est, ce me semble, bien à propos, qu'après tant de fatigues, vous veniez vous rafraîchir dans l'eau de la Seine ; et vous récréer joyeusement avec beaucoup de jolies tanches, de belles perches, et d'honnêtes truites, qui vous attendent ici avec impatience. Quelque grande pourtant que soit la passion qu'elles ont de vous voir, elle n'égale pas la mienne, ni le désir que j'ai de vous pouvoir  témoigner combien je suis,

votre très-humble et très-obéissante servante, et commère,

la carpe.

* "tête d'un poisson" : transposition d'un juron courant, "tête" bleue pour tête Dieu.
** "au second" = au second service
*** "cancres" = crabes




En décembre 1649, après la mort de Voiture, se déclenche la querelle des sonnets qui met aux prises les partisans de Voiture (les Uranistes) et ceux de Benserade (les Jobelins), chacun s'efforçant de prouver la supériorité de son candidat, en usant du vers ou de la prose. Corneille y donne sa propre réponse, vers 1650, mais seulement publiée en 1653 dans Sonnets et épigrammes sur la "querelle des sonnets",  en mettant, en quelque sorte, les deux poètes à égalité.
(orthographe modernisée)




Il faut finir mes jours en l'amour d'Uranie,
L'absence ni le temps ne m'en sauraient guérir,
Et je ne vois plus rien qui me pût secourir,
Ni qui sût r'appeler ma liberté bannie.

Dès longtemps je connais sa rigueur infinie,
Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr,
Je bénis mon martyre, et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.

Quelquefois ma raison par de faibles discours
M'incite à la révolte, et me promet secours,
Mais lors qu'à mon besoin je me veux servir d'elle,

Après beaucoup de peine, et d'efforts impuissants,
Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle,
Et m'y r'engage plus que ne font tous mes sens.

Voiture (sans doute écrit vers 1621, car Malherbe le loue)



Job de mille tourments atteint,
Vous rendra sa douleur connue
Et raisonnablement il craint
Que vous n'en soyez point émue.

Vous verrez sa misère nue,
Il s'est luy-même icy dépeint.
Acoûtumez-vous à la vue
D'un homme qui souffre et se plaint.

Bien qu'il eût d'extrêmes souffrances,
On voit aller des patiences,
Plus loin que la sienne n'alla.

Il souffrit des maux incroyables,
Il s'en plaignit, il en parla,
J'en connais de plus misérables.

Benserade, "Sur Job", 1648


Deux sonnets partagent le ville,
Deux sonnets partagent la cour,
Et semblent vouloir à leur tour
Rallumer la guerre civile.

Le plus sot et le plus habile
En mettent leur avis au jour,
Et ce qu'on a pour eux d'amour
A plus d'un échauffe la bile.

Chacun en parle hautement
Suivant son petit jugement ;
Et s'il faut y mêler le nôtre,

L'un est sans doute mieux rêvé,
Mieux conduit et mieux achevé,
Mais je voudrais avoir fait l'autre.

Corneille, vers 1650




A découvrir : les oeuvres de Voiture dans l'édition de 1650, procurée par son neveu.
A lire : deux poèmes de Vincent Voiture, "Pour vos beaux yeux..." et "Belles fleurs, dont je vois..." et  quelques autres...



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