Le Roman comique, Paul Scarron, 1651 et 1657

coquillage


Un roman inachevé

Diderot, dans la recette plaisante qu'il communique à sa fille, devenue madame de Vandeul, le 28 juillet 1781, met le roman au premier rang des drogues salvatrices :



J'avais toujours traité les romans comme des productions assez frivoles ; j'ai enfin découvert qu'ils étaient bons pour les vapeurs ; j'en indiquerai la recette à Tronchin la première fois que je le verrai. Recipe huit à dix pages du Roman comique ; quatre chapitres de Don Quichotte ; un paragraphe bien choisi de Rabelais ; faites infuser le tout dans une quantité raisonnable de Jacques le Fataliste ou de Manon Lescaut, et variez ces drogues comme on varie les plantes, en leur en substituant d'autres qui ont à peu près la même vertu.

Diderot, Correspondance, éd. établie par Laurent Versini, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1997



De fait, de tous les écrits, nombreux, de Scarron, ce seul roman a traversé les siècles sans perdre aucune de ses vertus : il réjouit autant qu'il étonne, il témoigne autant qu'il emporte, il interroge et il invente, et aujourd'hui comme hier aucun lecteur ne se console de n'en pas connaître la troisième partie, aucun des continuateurs n'étant parvenu à retrouver la verve si particulière de l'auteur, parce que ce n'est pas tant la fin, le dénouement, que le lecteur voudrait lire, ce sont les voies qui y conduisent. La fin, tout un chacun la devine, elle s'inscrit dans la logique du récit autant que dans les histoires enchâssées. Les deux jeunes couples, Le Destin et L'Etoile d'une part, Angélique et Léandre de l'autre, découvriront le mystère de leurs naissances et se marieront, c'est une évidence, mais comment Scarron imaginait-il d'en arriver là, voilà ce dont le lecteur est en peine.



Callot

Franca Trippa et Fritellino, deux personnages de la Commedia dell'arte, gravure de Jacques Callot, (1592-1635),  BnF


Retour en arrière : en 1651, au plein de la Fronde des Princes (c'est aussi l'année où paraît, à Bruxelles, La Mazarinade, première du nom, qui est attribuée à Scarron), paraît la première partie du Roman comique dédiée à Paul de Gondi, ami de longue date de Scarron et frondeur patenté. Nonobstant, le livre rencontre un grand succès.
Il est composé de 23 chapitres racontant les aventures d'une troupe de comédiens ambulants dans la ville du Mans et aux environs. Le récit est entrecoupé de deux "nouvelles" enchâssées, une au début (chapitre IX) l'autre à la fin (chapitre XXII).
La deuxième partie se fait attendre six ans, puisqu'elle est publiée en 1657 et dédiée à "madame la Surintendante", l'épouse de Fouquet devenu son protecteur attitré (il lui verse une pension de 1600 livres). Elle se déroule sur 20 chapitres et contient aussi deux histoires enchâssées, plus rapprochées, l'une au chapitre XIV, l'autre au chapitre XIX.
A ces récits enchâssés que le narrateur retransmet, mais qui ont été dit ou lus par des personnages de l'histoire (Ragotin puis Inézilla, La Garouffière et, de nouveau, Inézilla), il faut ajouter pour chacune des parties, le récit qu'un personnage fait de ses tribulations. Dans la première partie, c'est Le Destin qui raconte à la Caverne et à sa fille Angélique, son histoire et celle de l'Etoile ; dans la deuxième partie, en retour, La Caverne raconte la sienne à l'Etoile seule, et Léandre se confie à Destin.
Trois ans après, malgré l'augmentation de ses souffrances, Scarron envisage toujours la publication de la troisième partie, puisqu'il demande pour elle un privilège royal. Dans une lettre du 8 mai 1660, il en cite le début : " Il faut que je vous dise de quelle manière commence le volume de mon Roman comique. 'Il n'y avait point encore eu de Précieuses dans ce monde et ces Jansénistes d'amour n'avaient point encore commencé à mépriser le genre humain. On n'avait point encore ouï parler du Trait des traits, du Dernier doux et du Premier désobligeant, quand le petit Ragotin...' " (cité par Jean Serroy, Gallimard, coll. Folio, 1985). Mais le 6 octobre 1660, Scarron meurt et si manuscrit il y avait, il a disparu.
Le lecteur est donc en possession d'un récit inachevé.




couverture du roman, 1888

Première de couverture de l'édition de la librairie artistique H. Launette, 1888, illustrations d'Edouard Zier.

Le titre

Il est à lui seul un indicateur multiple. D'une part parce que l'adjectif comique avait, en 1651, le même sens qu'il a aujourd'hui, "ce qui fait rire", qu'il avait en outre un sens plus large à rattacher au mot "comédie" synonyme de théâtre, en général. Ce sens-là entrant en opposition avec le mot "roman" qui renvoie lui à ce que Furetière dans son Dictionnaire définit encore comme "livres fabuleux qui contiennent des histoires d'amour et de chevaleries, inventées pour divertir et occuper les fainéants", il est vrai qu'il corrige aussi en ajoutant "Nos Modernes ont fait des romans polis et instructifs comme L'Astrée de d'Urfé..." Il y a donc un paradoxe à associer le roman, domaine de l'imaginaire héroïque et le rire, ou le théâtre comme représentation d'un quotidien proche du lecteur.

Un livre gai

Si l'on demande à un lecteur contemporain la signification du titre, il n'hésitera pas à dire qu'il s'agit d'un roman annonçant sa couleur : le rire ! Ce qui n'est pas faux. Le comique est partout présent, tant dans les aventures (comique de situation, comme au théâtre, souvent à la limite de la farce) qu'au niveau des personnages dont un grand nombre frise la caricature, ainsi du petit Ragotin, dont les prétentions, l'activité incessante, les colères démesurées lui valent systématiquement des malheurs aussi cruels que désopilants (car le lecteur, c'est bien connu, aime à rire de la misère d'autrui), du pied prisonnier d'un pot de chambre à la chute dans un égout, aucune mésaventure ne lui est épargnée ; ou encore de la dame Bouvillon, la si bien nommée, toute prête à ne faire qu'une bouchée du pauvre acteur avec lequel elle s'est isolée dans sa chambre. Mais le rire naît aussi de la désinvolture avec laquelle le narrateur traite son lecteur, dès les titrages de ses chapitres quand il énonce par exemple "Qui ne contient pas grand chose" (I, 5) ou "Qui contient ce que vous verrez, si vous prenez la peine de le lire" (I, 11) ou encore "Qui peut-être ne sera pas trouvé fort divertissant" (I, 21) jusqu'à "Qui n'a pas besoin de titre" (II, 18). Car ce narrateur intervient souvent dans son récit et ce dès le début où après avoir pris le ton des romans développant la métaphore du char d'Apollon, il y coupe court par "Pour parler plus humainement et plus intelligiblement, il était entre cinq et six..."


C'est prévenir le lecteur que l'histoire racontée sera terre à terre, foin des envolées lyriques. Il intervient aussi pour rappeler régulièrement qu'il est le maître du récit, comme il le fait dès le premier chapitre à propos d'une comparaison : "Quelque critique murmurera de la comparaison, à cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue à un homme ; mais j'entends parler des grandes tortues qui se trouvent dans les Indes et, de plus, je m'en sers de ma seule autorité.", ce même chapitre qu'il conclut par "[...] cependant que les bêtes mangèrent, l'auteur se reposa quelque temps et se mit à songer à ce qu'il dirait dans le second chapitre." Il dialogue avec le lecteur en lui rapportant certaines de ses particularités, en lui faisant part de certaines réflexions, par exemple constatant que la province du Maine "abonde en personnes ventrues. Je laisse aux naturalistes le soin d'en chercher la raison aussi bien que de la graisse des chapons du pays." (II, 6)
Bref, il semble s'amuser et le lecteur s'amuse avec lui.

Le roman des comédiens

Mais "comique" dans un sens plus ancien, c'est l'adjectif qui qualifie ce qui appartient au théâtre. Dans la première acception relevée par Furetière dans son Dictionnaire, comédie signifie "pièce de théâtre composée avec art en prose, ou en vers, pour représenter quelque action humaine."  Sens toujours actif dans le mot "comédien", par exemple, synonyme d'acteur.
Et de fait, l'intrigue du Roman comique suit les tribulations d'une troupe de théâtre itinérante et en particulier deux personnages, Le Destin et L'Etoile, un jeune homme et une jeune fille, qui se sont joints à la troupe pour échapper aux persécuteurs de la jeune fille. Le lecteur y suit dans le détail la vie quotidienne des comédiens, parfois agréable quand la compagnie est invitée à jouer dans des maisons cossues à l'occasion de fêtes, plus difficile quand elle improvise un théâtre dans une salle d'auberge.
Le narrateur fournit des détails précis sur la troupe, sa composition :



La troupe comique était composée de Destin, de l'Olive et de la Rancune, qui avaient chacun un valet prétendant devenir un jour comédien en chef. Parmi ces valets il y en avait quelques-uns qui récitaient déjà sans rougir et sans se défaire ; celui du Destin entre autres faisait assez bien, entendait assez ce qu'il disait et avait de l'esprit. Mademoiselle de l'Etoile et la fille de mademoiselle de la Caverne récitaient les premiers rôles. La Caverne représentait les reines et les mères, et jouait à la farce. Ils avaient de plus un poète ou plutôt un auteur, car toutes les boutiques d'épiciers du royaume étaient pleines de ses oeuvres tant en vers qu'en prose ; ce bel esprit s'était donné à la troupe quasi malgré elle.

I, 8 'Dans lequel on verra plusieurs choses nécessaires à savoir pour l'intelligence du présent livre"



Il donne à connaître l'engouement que suscite le théâtre, de l'hôtelière du premier chapitre (I, 1) au marquis d'Orsé de la fin (II, 17), en même temps que la méfiance à l'égard des comédiens. L'usage des pseudonymes fait des acteurs une catégorie particulière dans la société, comme leur nomadisme les rend inquiétants. On les confond aisément avec les bohémiens et on les traite avec la même brutalité comme en témoigne la Caverne (II, 3), ou les réactions des hôteliers après le combat de nuit, dont ils ne sont en rien responsables, qui "chantèrent cent injures aux pauvres comédiens, les appelant bateleurs et baladins et jurant de les faire déloger dès le lendemain." (I, 12). Il est vrai que la Rancune, mal embouché, mauvais plaisant et voleur, prouve que les troupes se composaient de toutes sortes de gens ; les comédiennes sont poursuivies par les assiduités des petits ou grands seigneurs, pouvant aller jusqu'à la violence.
Pourtant ces comédiens ont du talent et leur répertoire est moderne, puisqu'ils jouent La Mariane de Tristan L'Hermite (1637) dans la première partie,  Dom Japhet d'Arménie  de Scarron lui-même (1647), Nicomède de Corneille (1658) dans la seconde. Ils sont bien accueillis et bien traités par la partie la plus cultivée de la population. Scarron, d'une certaine manière, dans ce récit, témoigne pour ceux qui, malgré une ordonnance de Louis XIII du 16 avril 1641, incitant au respect de la profession, demeurent, à quelques exceptions près, toutes parisiennes, des marginaux.
Mais le théâtre est aussi ce qui donne forme souterrainement au récit. De nombreuses situations s'organisent comme les scènes d'une pièce avec entrée des personnages, progression de l'action, sortie, par exemple celle de la dispute, au théâtre justement, entre Ragotin et La Baguenodière, au cours de la représentation de Dom Japhet... (II, 17) que structure la répétition d'un ccomportement et des échanges verbaux.





tableau

Jean-Baptiste Coulon (actif de 1695 à 1735), scène tirée du Roman comique ("déplorable succès de la tragédie d'Hérode", I, 3), vers 1712, Le Mans musée de Tessé.
Fait partie d'une série de peintures, d'après le roman, commandée par le maréchal de Tessé pour le château de la Vernie.

L'invention d'un autre romanesque

Dès l'incipit, le narrateur du roman oppose la convention et la nouveauté en introduisant son histoire par une métaphore ampoulée décrivant le coucher du soleil avant d'y couper court en la traduisant en termes ordinaires, "entre cinq et six" heures du soir, en installant son récit dans une réalité géographique précise, la ville du Mans, et en présentant le piètre charroi des comédiens. Cette veine qui va de ce que l'on peut nommer "réalisme" au sens où les réalités de la vie quotidienne (décors, activités, personnages) sont celles que le lecteur peut reconnaître, rien d'extraordinaire ici, au burlesque, en particulier les bagarres qui éclatent régulièrement, où l'on se bat à coups de poings, de pieds et avec l'aide de tout ce qui tombe sous la main, et qui apparaissent bien comme l'inversion de l'épique, court tout le long du récit.
Et cependant, le romanesque traditionnel n'est pas pour autant exclu, il éclate dans les nouvelles enchâssées, mais il colore aussi les aventures du Destin et de l'Etoile. Les nouvelles qui, dès la première, "Histoire de l'amante invisible", renvoient à l'Espagne, pour être romanesques au sens habituel du terme (personnages de haut rang, enlèvements, déguisements, pirates, lieux exotiques) n'en font pas moins écho avec la vie des personnages du roman. Elles fournissent les cadres d'un développement sur les sentiments amoureux et une promesse implicite, les amants finissent toujours par se retrouver et se marier.
Pour tisser ensemble ces deux fils, le trivial et le romanesque, il y a le narrateur. En effet, celui-ci, qui joue sa partie dans le caractère cocasse du récit, par ses interventions, va bien au-delà. Une de ses particularités est de se définir comme l'auteur du récit. En tant que tel, il se livre à des réflexions sur son "métier". Par exemple, il constate que de l'écrivain au comédien, il n'y a pas grande différence, la même ambivalence du public se constate à leur égard : "[...] tout le monde presque se pique d'être sensible aux divertissements de l'esprit, tant ceux qui les connaissent que les ignorants présomptueux ou brutaux qui jugent témérairement des vers et de la prose, encore qu'ils croient qu'il y a du déshonneur à bien écrire et qu'ils reprocheraient à un homme qu'il fait des livres, comme ils lui reprocheraient qu'il ferait la fausse monnaie." (II, 8)


Les diverses remarques, parfois très brêves, parfois plus longues sur le roman, l'écriture, la traduction dessinent un nouveau romanesque dont le modèle est explicitement Cervantès, surtout celui des Nouvelles exemplaires, comme il appert dans la discussion entre les hôtes et les comédiens, dans la maison de campagne où ils doivent jouer (I, 21), et dont l'inspiration se retrouve dans certains événements, par exemple le "Combat de nuit" (I, 12) qui en rappelle un autre dans Don Quichotte (I, 16). Le roman "moderne" devrait être "plus à notre usage et plus selon la portée de l'humanité", il ne perd pas de vue une certaine utilité morale, en proposant des exemples "imitables", mais "imitables" c'est selon. Ainsi le chapitre 12 du premier livre commence-t-il par une apostrophe du narrateur au lecteur, l'avisant qu'il n'y aura que "badineries" dans ce livre et d'ajouter "Peut-être aussi que j'ai un dessein arrêté et que sans emplir mon livre d'exemples à imiter, par des peintures d'actions tantôt ridicules, tantôt blâmables, j'instruirai en divertissant de la même façon qu'un ivrogne donne de l'aversion pour son vice et peut quelquefois donner du plaisir par les impertinences que lui fait faire son ivrognerie." Ce balancement entre romanesque (revu et corrigé vers plus d'humanité, le Destin et l'Etoile sont "d'honnêtes gens", au sens que le XVIIe siècle donne à ce mot, des personnes bien élevées, cultivées, qui savent se conduire en société) et burlesque, semble inviter le lecteur à constater que l'homme oscille entre le pire (La Rappinière, par exemple, prévôt, c'est-à-dire auxiliaire de la justice, dont le nom dénonce la vérité : rapine = vol, ou madame Bouvillon et sa lascivité) et le meilleur (Le Destin, fils de paysan, vaut mieux que bien des nobles, par ex. Saldagne ou Saint-Far, comme Angélique et L'Etoile ont la modestie qui convient aux jeunes filles malgré leur profession).
Si le romanesque privilégie l'ordre des sentiments, le burlesque rappelle avec violence, souvent, le poids du corps dans toutes ses dimensions, corps souffrant plus souvent que corps jouissant, par ailleurs, et, plus largement, la matérialité du monde. Le personnage burlesque s'enivre, se goinfre, excrète (le pot de chambre de la Rancune) et hormis le ludion Ragotin, est souvent gros.
Le plaisir du jeu est toujours là. Le narrateur entraîne le lecteur à se moquer de lui-même, de ses attentes, de ses goûts, et par là même à réfléchir aussi. Une leçon dont se souviendra Diderot en écrivant Jacques le Fataliste, mais aussi Gautier, non seulement dans Le Capitaine Fracasse, mais déjà dans certaines de ses nouvelles et dans Mademoiselle de Maupin. Peut-être encore Queneau, au XXe siècle. Une postérité qui ne manque pas d'intérêt.




A lire
: le mémoire de maîtrise d'Alex Bellemare, La Poétique du rire dans le Roman comique de Scarron, Université de Montréal, 2012.
A découvrir : les illustrations de l'édition Lemerre, 1882, eaux fortes de Louis Monziès.



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