Jacques
le Fataliste
et son maître, Denis Diderot, 1765-1784
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A propos de Diderot, on peut lire aussi sur ce site : Contexte : les Lumières - 1. Denis Diderot - 2. Eloge de Richardson (théorie du roman) - 3. Les Deux amis de Bourbonne (théorie du roman) 4. Amour et liberté dans Jacques le fataliste - 5. Humour et ironie dans Jacques le fataliste - 6. Bresson, Les Dames du bois de Boulogne (adaptation cinématographique de l'histoire du Marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye tirée de Jacques le Fataliste) - 7. Diderot et le roman. 8. Extraits de Tristram Shandy, Laurence Sterne. 9. Une Présentation du Neveu de Rameau. - 10. Une présentation du Supplément au voyage de Bougainville. - 11. Qu'est-ce que fatalisme ? disait le lecteur - |
Histoire du texte :Sans doute Diderot a-t-il connaissance dès 1765 du tome VIII de Vie et opinions de Tristram Shandy dont Sterne a fait parvenir un exemplaire au baron d'Holbach, grand ami de Diderot. Par ailleurs, il connaissait bien le roman, puisque, le 26 septembre 1762, il écrivait à Sophie Volland : "Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres." Remarque qu'il complète le 7 octobre : "Ce livre si fou, si sage et si gai est le Rabelais des Anglais. Il est intitulé La Vie, les mémoires et les opinions de Tristram Shandy. Il est impossible de vous en donner une autre idée que celle d'une satire universelle. M. Sterne qui en est l'auteur est aussi prêtre." Diderot lit l'oeuvre en anglais. Mais Jacques... procède du tome VIII. C'est en effet des amours du caporal Trim, racontées dans ce livre, que naît Jacques le Fataliste et son maître. Entre les premiers mots de cette confidence du caporal et les derniers (l'histoire de la friction), Diderot va déployer toute sa verve et sa réflexion. Peut-être commence-t-il à le rédiger alors : Jacques, en effet, est blessé à la bataille de Fontenoy (1745) et affirme boîter depuis vingt ans, ce qui donnerait au temps de la fiction : 1765. En 1771, le père de Meister signalait dans une de ses lettres : "Diderot n'a pas encore commencé son traité De Vita bona et beata, mais il écrit un conte charmant, Jacques le fataliste." ce qui nous apprend en même temps le projet non réalisé d'écrire un traité de morale dans les règles (le titre latin l'indique) et l'avancement de la rédaction du conte. En septembre 1771, le récit en est lu à Meister (qui remplacera Grimm à la tête de La Correspondance littéraire, en 1773), et cette lecture occupe deux heures. On retrouve la trace du récit, 7 ans après, lorsqu'il est publié en quinze livraisons dans la Correspondance littéraire entre 1778 et 1780. Mais Diderot ne cesse d'ajouter à son manuscrit, dont le dernier état partira avec ses autres papiers et ses livres à Saint-Pétersbourg, après sa mort. Ce manuscrit dit "de Leningrad" (ou de "Petrograd", sans doute, aujourd'hui, ou de Catherine II, pour éviter de choisir un nom à la ville) est donc le dernier sur lequel ait travaillé Diderot. Jacques... apparaît ainsi comme un récit qui accompagne l'écrivain pendant vingt ans, peut-être comme le miroir d'une pensée en mouvement, raison pour laquelle il serait sans doute vain de vouloir en figer le sens, d'y rechercher des certitudes plutôt que des questionnements. C'est d'abord en Allemagne que le texte sera édité : Schiller en extrait l'histoire de Mme de La Pommeraye (le "mariage saugrenu" commme dit la narratrice de l'histoire) qu'il traduit et publie sous le titre Exemple d'une vengeance de femme, pour le journal Thalie. Cette partie du roman aura toujours un sort particulier. Naigeon, secrétaire et disciple de Diderot, qui publiera une première oeuvre complète (bien incomplète) affirmait qu'elle était, dans le roman, "au fond la seule qui soit véritablement digne d'être lue et qui méritât d'être écrite." (Cité par Pierre Lepape, Diderot). C'est encore cet épisode qui, au XXe siècle, inspire le cinéaste Robert Bresson. Avant cela, on en trouve trace dans La Confession d'un enfant du siècle, de Musset (1836) où le héros Octave cherche à connaître les véritables sentiments de sa maîtresse :
En 1792, paraît, toujours en Allemagne, sous le titre Jacob und sein Herr, une traduction de Mylius. Puis l'Institut de France [remplace à la Révolution française toutes les Académies qu'il regroupe], en quête d'un autre texte, s'étant adressé au prince Henri de Prusse (frère de Frédéric II) celui-ci offrit en compensation du texte qu'il ne possédait pas, Jacques le Fataliste et son maître. En 1796, le texte est enfin publié en français. Il le sera de nouveau en 1798 et suscitera à la fois des admirations (et comme toujours, dans ces cas-là, on lui donnera une continuation et on l'adaptera au théâtre), mais aussi bien des restrictions. La plus courante lui reprochait d'être une imitation de Rabelais et de Sterne, dans ce qu'ils avaient de pire : leur décousu et leur immoralité. |
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Quelle place dans l'oeuvre ?Diderot a déjà écrit, et même publié, des romans avant d'écrire Jacques... quoiqu'il ne semble guère y avoir attaché d'importance. Il a plus ou moins officiellement renié Les Bijoux indiscrets (1748) qui offraient, pourtant, l'exemple d'une série de contes reliés par le fil léger de la bague à faire parler les "bijoux". Il n'en reste pas moins que dans Les Bijoux... , comme dans La Religieuse (1760), il faisait l'expérience de la capacité du roman à poser des questions d'ordre philosophique en racontant des histoires plaisantes ou non. Et si l'écrivain n'a pas, pour le roman, à l'encontre du théâtre, théorisé vraiment sa pratique, deux de ses textes permettent d'éclairer ses idées sur la question. Le premier est L'Eloge de Richardson, dans lequel les qualités qu'il reconnaît au romancier anglais permettent de déduire à la fois ce qu'il récuse dans les romans habituels et ce qu'il prône dans ce qui serait un "nouveau" roman plus en accord avec ses attentes et celles de son temps. Le second est la sorte de postface qui clôt les Deux amis de Bourbonne.Par ailleurs, ni Rabelais, ni Montaigne, ne sont étrangers à son écriture, pour la désinvolture, le plaisir du jeu, le dialogue perpétuel avec les autres écrivains : "Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thin ny marjolaine : ainsi les pieces empruntées d'autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien, à sçavoir son jugement." (Montaigne, Essais, I, 26 "De l'institution des enfants", Pléiade, p. 150-51) |
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Le titreIl a une double
importance, en soi et par rapport au texte. Il fait si bien partie du
texte que ce dernier commence par le pronom "ils" qui ne peut
renvoyer qu'aux deux personnages évoqués par le
titre. Ce qui n'est pas si courant. Que, par ailleurs, c'est
à partir de ce titre que s'ouvre le dialogue que le
narrateur va entretenir avec le lecteur tout au long du texte.
Ce titre est constitué de deux noms : Jacques / le maître. Le premier est un nom propre et renvoie donc à une identité, le second est une fonction, mais une fonction seconde puisque dépendant de l'existence du premier comme le souligne le possessif, ce qui est amusant puisque le titre suggère que Jacques possède ce maître. Le prénom ne manque pas d'intérêt : il évoque la paysannerie (un jacques = un paysan et une jacquerie = une révolte paysanne) c'est-à-dire la partie la plus exploitée de la population du temps [dans le récit, cette origine paysanne est corroborée par l'histoire du dépucelage ; elle l'est aussi par la revendication de Jacques lui-même, dans l'ambivalence de l'exclamation, en raison du déterminant précédant le nom propre : "Un Jacques ! un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre." ce que récuse le maître]. Si bien qu'il est à la fois prénom (et Jacques n'a pas de nom de famille) et aussi indice de statut social. Par ailleurs, l'indication "son maître" semble désigner Jacques comme un valet, un domestique. Le titre énonce donc ce qui peut sembler être les deux personnages principaux de l'histoire. Le titre est aussi surprenant qui octroie la première place au valet et qui lui donne une apparence de philosophe : "Jacques le Fataliste" ce qui fait de lui le tenant d'une philosophie, le fatalisme. Le mot dérive de l'adjectif "fatal", lui-même issu du latin fatalis (= relatif au destin, dérivé de fatum: prédiction). Le fataliste sera donc celui pour lequel il n'y a pas de liberté puisque tout est fixé par le destin. Ce qui fait du titre une petite énigme : qui (ou que) peut bien être le maître d'un fataliste, puisque cette détermination pourrait en faire le disciple de celui qui lui enseignerait le fatalisme ? (cette question "qui est le maître ?" sera glosée par le narrateur p. 83) Le titre n'est d'ailleurs pas sans évoquer Candide ou l'optimisme de Voltaire (1759). Les deux écrivains jouent avec des notions récentes (le vocabulaire sinon les idées) qu'ils vont contribuer à diffuser. Le titre ouvre donc une piste énigmatique, une piste dialogique (deux personnages unis par une conjonction de coordination), une piste philosophique (le fatalisme et donc, par contre coup, la question de la liberté), peut-être une piste politique (opprimé/ oppresseur), voire une piste comique puisque les rapports maîtres-valets sont, par tradition théâtrale, source de comique. |
Denise frictionnant le genou de Jacques, illustration anonyme du XVIIIe siècle (BnF) |
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La structure du récit1. A un premier niveau : elle s'organise sur un triple enchâssement : un narrateur dialogue avec un lecteur ; à l'intérieur de ce dialogue, il raconte l'histoire de Jacques et de son maître (ils font un voyage de neuf jours qui les conduit à un endroit qui ne sera pas nommé, où ils arrivent le 10e jour et où le maître tuera dans un duel un ancien rival, prendra la fuite, laissant Jacques aller en prison, ce qui par là même marque aussi la conclusion d'une histoire d'amour) et Jacques raconte lui-même, à son maître, l'histoire de ses amours. 2. Mais il s'agit d'un enchâssement complexe dans lequel s'entrecroisent d'autres histoires prises en charge outre ces deux premiers narrateurs par d'autres, occasionnellement, sans que les deux premiers cessent pour autant d'intervenir dans ces récits. 3. On compte CINQ narrateurs essentiels : le narrateur (qui s'adresse au lecteur), Jacques (qui s'adresse à son maître), le maître (qui s'adresse à Jacques), l'aubergiste du Grand Cerf (qui s'adresse à Jacques et à son maître), le marquis des Arcis (qui s'adresse au maître, mais quoiqu'absent de cet échange, Jacques paraît en connaître le contenu). Chacun d'entre eux prend en charge un certain nombre d'histoires qui peuvent être très brèves (fable de la gaine et du coutelet racontée par Jacques ; mort de Socrate racontée par le maître ou apologue d'Esope raconté par le narrateur) ou avoir la dimension d'une nouvelle (Histoire de Mme de la Pommeraye et du marquis des Arcis racontée par l'aubergiste ou histoire de Richard et du père Hudson racontée par le marquis des Arcis). ATTENTION: certaines histoires rapportées peuvent avoir une origine démultipliée, ainsi l'histoire de "l'homme qui grattait la basse" a été racontée par Gousse au narrateur qui la rapporte au lecteur, ou de celle de M. Le Pelletier, advenue à Orléans, racontée par un barbier et rapportée par Jacques, p. 90. Il arrive même, une fois, que le narrateur garantisse la véracité d'une histoire (celle du maître et de son camarade) en citant une autre source et en la cautionnant lui-même (p. 99). Particularité : un personnage du voyage (le marquis des Arcis) est le héros d'une histoire racontée avant de devenir, à son tour, narrateur d'une histoire qui est celle d'un autre. 4. Il ne faut pas réfléchir longtemps pour comprendre qu'une telle désinvolture apparente suppose une grande rigueur pour ne pas décourager le lecteur : celui-ci accepte de s'amuser à condition qu'on lui fournisse un minimum de cohérence et de sens. Diderot le sait très bien. Et son "tissage" s'organise sur une chaîne solide malgré les apparences, le fil de trame peut ensuite donner l'impression de la fantaisie et de l'impromptu. Les numéros de page correspondent à l'édition Gallimard, coll. folio-classique (édition d'Yvon Belaval), 1973 (réimpression 2006) - les chiffres surlignés notent l'ordre dans lequel s'organisent le tissage et les enchaînements.
Ainsi ce roman si
joueur, qui semble
avancer de manière fantaisiste, obéit
à une
structuration précise. Chaque journée apporte une
information nouvelle sur la progression des amours de Jacques,
à
l'exception du jour de l'arrivée au lieu où ils
se
rendaient. Chaque journée est aussi (là encore,
sauf pour
la dernière) ponctuée d'interventions du premier
narrateur,
lequel a commencé le récit et le terminera, non
pas sur
les deux personnages du début mais sur Jacques seul, le
maître y occupant la même place de comparse que
Desglands,
au nom bien fait pour faire sourire, sur une manière de
pirouette : le "fatalisme" de Jacques est une forme de sagesse qui lui
permet de mieux vivre. Si bien que chaque journée du voyage
s'inscrit dans le triple enchâssement qui construit et que
construit le texte.
Par ailleurs, Diderot ménage la complexification du tissage en commençant par les trois fils, qui seraient les fils de la chaîne pour poursuivre la métaphore du tissage, qui vont se tendre du début à la fin: l'intervention du narrateur (1 et 4), le voyage (2), les amours de Jacques (3). Ce qui est poser les trois niveaux essentiels où doit être lu le roman : celui du romanesque (une histoire), celui d'une réflexion sur le romanesque (une problématisation de l'écriture), celui d'une réflexion philsophique (déterminisme et liberté). Dès le 2e jour, le fil de trame joue plus librement, d'abord simplement (narrateur, amours, voyage - 1, 2, 3), puis deux interventions du narrateur encadrant les amours (4, 6) et voyage (5,7). Les deux interventions sont relatives aux possibles narratifs ouverts par le voyage d'une part, par les amours de Jacques d'autre part. Le narrateur se dévoile ainsi comme "maître du jeu", un jeu dont le partenaire est le lecteur, sommé à la fois d'être le lecteur fictif (impliqué dans le récit, "s'identifiant" comme le préconise, d'une certaine manière, L'Eloge de Richardson) et de ne pas l'être, c'est-à-dire de prendre de la distance, de la hauteur pour saisir l'ensemble, de devenir le lecteur du lecteur. Puis la chaîne va se complexifiant (le dernier jour du voyage entrecoisant 35 fois les fils du récit), avec parfois des ralentissements (les 11 entrecroisements du 6e jour), comme si Diderot voulait laisser souffler son lecteur et lui permettre de s'y retrouver plus aisément dans l'entrecroisement des fils. Le personnage de l'éditeur qui introduit les derniers paragraphes sans prendre de décision quant à la fin convenable vient relayer (et sans doute appuyer) la position du narrateur en faveur des possibles, de l'ouverture du récit, de son indécidabilité. Cette fin "ouverte" (donner trois fins possibles, c'est n'en donner aucune, d'autant que la dernière est totalement inscrite dans le romanesque que récuse Diderot: bandits, attaque du château, reconnaissance, mariage final, que la première est elle-même "ouverte" et que la seconde n'est que la "copie" du texte de Sterne, lequel, par ailleurs, met fin aux amours de Trim puisque la jeune fille est une béguine dont le seul amour est Dieu) nous semble ménager le plus grand espace possible à la liberté : si le voyage est une allégorie de la vie, on ne sait d'où l'on vient, on ne sait où l'on va, il ne peut avoir de fin sous peine de perdre ce sens allégorique. La seule fin possible est celle du romanesque, clos sur lui-même, que toutes les interventions du narrateur ont pris soin d'écarter. Dernière pirouette et dernier jeu avec le lecteur, comme si le narrateur disait : continue si tu veux... En quoi, il rejoindrait Tristram Shandy qui ne s'interrompt qu'à la mort du narrateur, mort réelle, mort factuelle dans le hors jeu du roman, ou Montaigne affirmant avoir pris une route qui durera autant qu'il y a d'encre et de papier et dont les Essais ne s'interrompent, eux aussi, qu'avec la mort de l'écrivain. Ce qui invite peut-être à voir dans le remplacement du narrateur par l'éditeur le seul point final possible du récit, celui de la "mort" de l'auteur-narrateur. La structure du roman est donc une pièce essentielle des deux niveaux de réflexion, à la fois concurrents et complémentaires, celui de la problématisation du romanesque et celui de la dimension philosophique. |