Diderot et le roman

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A propos de Diderot, on peut lire aussi  sur ce site
:
Contexte : les Lumières  - 1. Une biographie de Diderot - 2. Présentation et structure de Jacques le fataliste 3. Eloge de Richardson (théorie du roman) - 4Amour et liberté dans Jacques le fataliste  -  5 Humour et ironie dans Jacques le fataliste  - 6Qu'est-ce que fatalisme ? disait le lecteur  - 7. Bresson, Les Dames du bois de Boulogne (adaptation cinématographique de l'histoire du Marquis des Arcis et de Mme de la Pommeraye tirée de Jacques le Fataliste) - 8. Une présentation du Supplément au voyage de Bougainville - 9. Une présentation du Neveu de Rameau. - 10. Les Deux amis de Bourbonne (théorie du roman) - 11. Extraits de Tristram Shandy, Sterne -



1. Que reproche Diderot au roman traditionnel ?

      Dans L'Eloge de Richarson (1762), le roman traditionnel est défini comme "un tissu d'événements chimériques et frivoles". Les deux adjectifs le déconsidèrent : il est sans lien avec la réalité et tourné vers le seul divertissement, sans aucune conséquence pour le lecteur.
Mais "la lecture [en est] dangereuse pour le goût et pour les moeurs" : pour le "goût", il faut donc sous-entendre qu'il le pervertit, qu'il l'habitue à l'incohérence,  à la démesure, qu'il est école de "mauvais goût", qu'il interdit d'apprendre à hiérarchiser ce qui est beau et ce qui ne l'est pas ; et pour les moeurs (critique traditionnelle : le début du siècle a vu bien des pamphlets sérieux ou plaisants sur ce thème, ce qui perdurera jusqu'au XIXe siècle) puisque son sujet le plus courant est l'amour, la passion, dont il légitime tous les excès, il donne "de mauvaises idées" en incitant ses lecteurs à mimer les héros de roman.
     Plus loin, il précise, à travers les qualités reconnues à Richardson, le contenu de ces romans : "le sang le long des lambris  ; [...] "contrées éloignées ; [...] être dévoré par des sauvages ;[...] lieux clandestins de débauche ; [...] régions de la féerie." L'irréalisme des romans traditionnels frappe aussi bien les actions (la violence, caricature de l'action, souvent destinée à alimenter le pathétique) que les décors par un exotisme trop convenu (sauvages anthropophages aussi bien que débauche = violence et sexualité), cet excès ramène à l'adjectif "chimérique" à travers le terme "féerie".
      Dans la postface des Deux amis de Bourbonne (1770), en s'intéressant au conte, Diderot précise sa pensée. Ce qu'il reproche au"conte historique", autrement dit au roman, c'est de vouloir "être cru", vouloir "intéresser, toucher, entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes", ce qui ne peut aller sans rhétorique, donc sans mensonge, puisque cela conduit à exagérer, surfaire et amplifier. Les effets qu'il cherche à provoquer sont "vides" puisque le lecteur ne peut les rapporter au monde dans lequel il vit.
     Pour résumer, le roman traditionnel n'est pas crédible, il est gouverné par l'invraisemblance, il ne peut être, au mieux, que d'aucune conséquence pour le lecteur, à peine une manière de passer le temps, au pire, qu'une école d'idées fausses sur la réalité.

2. Ce que Diderot attend d'un "nouveau roman" dont Richardson lui donne l'exemple.

     C'est d'abord un effet sur le lecteur : élèver l'esprit,  toucher l'âme,  parce que ces romans "respirent partout l'amour du bien". Pour cela, le roman (le "conte historique" comme il dit dans Les Deux amis...) doit élargir les expériences du lecteur et lui permettre de dire comme Diderot à la fin de la lecture : "je sentais que j'avais acquis de l'expérience."
     La métaphore de la caverne, empruntée à Platon, (La République), vient d'emblée préciser la dimension philosophique que Diderot veut voir dans un roman digne de ce nom : il doit "éclairer" le lecteur, le faire sortir du monde des ombres, ce qui ne va pas sans difficulté (voire douleur) comme le rappelle le mythe de Platon.
Pour cela le roman doit gagner en vraisemblance : ses personnages, ses situations, ses événements doivent ressembler à la réalité que connaît, qu'identifie le lecteur. Le romancier doit faire "tenir aux hommes de tous les états, de toutes les conditions, dans toute la variété des circonstances de la vie, des discours qu'on reconnaît". Ce qui signifie que le romancier doit aussi accorder son intérêt à d'autres personnages qu'aux princes, princesses, et autres grands, même déguisés sous des costumes de bergers et de bergères ; "tous les états", précise Diderot, ce qui veut dire, surtout, "le tiers-état" : bourgeois, artisans, paysans, tous gens ordinaires. Et les prendre au sérieux. Ces personnages, en effet, n'étaient pas ignorés des romans mais ils y étaient essentiellement des ressorts de comique. Ce qui implique aussi un souci très grand du langage attribué à chaque personnage. Dans Jacques le Fataliste..., par exemple, le narrateur intervient lorsque le langage d'un personnage pourrait surprendre le lecteur pour en justifier l'emploi, ce qui a pour double effet de rappeler que "ceci n'est pas un roman" et, par là même, de renforcer la crédulité du lecteur au lieu de la mettre en question.
Sur le plan romanesque, les choix de Diderot ne sont pas très éloignés de ses choix de dramaturge, à un détail près, il est vrai. Dans ses pièces, Diderot, pour éviter les connotations de comique attachées aux valets, préfère ne pas les mettre en scène.
Le romancier mettra en action une idée (ou des idées) philosophiques (relatives à l'homme, comme le choix de Montaigne, Charron, La Rochefoucault et Nicole — tous moralistes, le spécifie) pour provoquer chez le lecteur la naissance d'une "image sensible". Rappelons-nous que nous sommes au XVIIIe siècle et que Condillac, entre autres, fait reposer la connaissance sur le sensible. Il faut que la lecture soit un "vécu" auquel prend part le corps du lecteur, de la sensation naîtra le sentiment qui déclenchera la réflexion.
Il s'imposera aussi un travail, que précise Les Deux amis de Bourbonne, pour construire du vraisemblable : "Il parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n'invente pas ces choses-là." Autrement dit, il produira des "effets de réel". Il pourra, pour obtenir ce résultat, utiliser l'incroyable, voire l'absurde ou l'illogique puisque par retournement, l'excès deviendra alors le crédible : "on n'invente pas ces choses-là", mais il ne pourra le faire qu'à dosage infinitésimal sous peine de retomber dans le "chimérique".


3. Jacques le fataliste... : un anti-roman ?

     Le terme "anti-roman" que nous appliquons ici à une oeuvre du XVIIIe siècle est quelque peu anachronique. Sartre l'a inventé, en 1946, pour rendre compte du deuxième roman de Nathalie Sarraute, Portrait d'un inconnu. Le texte se présentait, en effet, en rupture avec la tradition romanesque. Utiliser l'expression pour qualifier Jacques le fataliste... c'est se demander dans quelle mesure le texte de Diderot prend le contre-pied de la tradition romanesque de son temps.
     Au premier abord, c'est bien l'impression du lecteur, dès l'incipit où le narrateur entame un dialogue avec le lecteur à propos du titre, aussitôt fermé, ou plutôt déplacé puisque ce dialogue se poursuivra, mais fermé puisque ce narrateur refuse de répondre aux questions légitimes d'un lecteur de roman: pas de passé à ces personnages ni d'avenir non plus, pas davantage de cadre spatial, ni temporel. Et cette négation se poursuit dans la typographie qui rejoint celle des pièces de théâtre puisqu'elle présente un dialogue entre les personnages sans les incises de rigueur dans un roman spécifiant le locuteur et sa manière de s'exprimer, éventuellement.
     Cela ne s'améliorera guère avec l'explicit qui fait disparaître le narrateur au profit d'un éditeur chargé de transmettre trois fins possibles, entre lesquelles lui-même ne choisit pas, au lecteur de se débrouiller et s'il le désire de replonger dans le romanesque que lui propose la troisième et dernière version possible d'un dénouement: le mariage de Jacques après une attaque de bandits (de la bande de Mandrin, lequel est, par ailleurs, mort en 1755, à la date du tremblement de terre de Lisbonne dans lequel est mort le frère de Jacques, ce que Jacques avait raconté au cours du voyage, mais qui se soucie vraiment de cohérence temporelle dans un roman ?), une reconnaissance, des retrouvailles générales au château de Desglands.
Entre ces deux moments, comme l'étude de la structure le montre, le récit complexifie le tressage des histoires qui, parfois, ne sont complétées qu'après de multiples, éventuellement longues, très longues interruptions, voires digressions, contraignant le lecteur à une gymnastique mentale que peu de romans osent imposer.
      Si le roman traditionnel était une lecture divertissante par son exotisme et ses personnages hors du commun, la platitude du monde que traversent le maître et Jacques est bien le contraire du romanesque : des champs sur lesquels s'abattent des orages, des routes parfois ensoleillées, parfois inondées de pluies, des auberges, mauvaises le plus souvent, bonnes au moins une fois, des gibets sans pendus, des rencontres de hasard : un chirurgien, un colporteur, un voleur (dont on ne voit que le résultat: l'absence du cheval),  un bourreau, un paysan labourant ; on y croise aussi des paysans en colère (par trois fois), un cortège funéraire qui n'en était sans doute pas un (dans un aller et retour non justifié), un lieutenant général, des serviteurs indélicats, une aubergiste haute en couleurs, des voyageurs. Somme toute, le monde ordinaire, familier au lecteur potentiel, celui de la 2e moitié du XVIIIe siècle.
Mais les personnages des histoires rapportées ne sont pas davantage extraordinaires, chirurgiens, domestiques, officiers, grande dame et aristocrate, artisans et bourgeois ou paysannes et paysans, y compris l'exempt ou le copiste, voire l'intendant, et un coquin qui n'a même pas l'aura d'un aventurier de haut-vol, version bien prosaïque du chevalier des Grieux aux prises avec une Manon Lescaut de bas étage (le chevalier de St-Ouin et Agathe) appartiennent eux aussi à l'environnement des lecteurs.  Les aventures qui adviennent aux uns et aux autres ne sortent pas davantage de l'ordinaire, tournant toutes autour de la question amoureuse (maris ou amants trompés plus souvent que l'inverse, personnages dupés, moines scandaleux), avec souvent des soucis d'argent s'y mêlant ; tout au plus pourrait-on mettre au crédit du romanesque le choix de caractères surprenants, celui de Mme de la Pommeraye, comme celui de Gousse, voire celui de Hudson, si Jacques n'était lui-même un personnage étonnant dans son apparente banalité de fils de paysan, engagé puis devenu domestique.
    A quoi il faut ajouter l'absence totale d'intrigue : deux personnages vont d'un point à un autre... C'est ce que l'on peut trouver de plus mince comme prétexte à un récit, d'autant que chaque fois que se présenterait l'occasion de les entraîner dans des aventures plus étonnantes, le narrateur intervient pour les passer en revue, certes, mais les récuser tout aussitôt : "Qu'il est facile de faire des contes !" (p. 37), "Il est bien évident que je ne fais  pas un roman puisque je néglige ce qu'un romancier ne manquerait pas d'employer." (p. 47), "Je vous fais grâce de toutes ces choses que vous trouverez dans les romans" (p. 49), "mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai dit, je crois, et je vous le répète encore." (p. 74).
     Sans oublier, naturellement, la constante présence d'un narrateur qui se mêle de tout, commente, discute, oriente, lui-même conteur d'histoires, s'en prenant avec régularité à un lecteur inopportun, entêté, désireux d'un roman qu'on lui refuse, et disparaissant sans crier gare en prétendant devoir relire le récit pour lui trouver une fin. Tout semble, en effet, concourir à conforter l'affirmation tant de fois réitérée, sur tous les tons, au cours du texte : "ceci n'est pas un roman"

     

4. Pourtant...

     On peut se dire pour Jacques le fataliste...ce que disait Diderot lui-même à propos des romans de Richardson : "Je voudrais bien qu'on trouvât un autre nom pour [ces] ouvrages...", car malgré le soin que prend l'auteur pour entraîner son lecteur à renier le roman, il ne lui en fournit pas moins toutes ses composantes, décalées, c'est vrai, éclatées, introduites où on ne les attend pas, mais finalement présentes. L'histoire des amours de Jacques se termine bien dans le cadeau des jarretières : la jalousie de Denise et son chagrin disent qu'elle partage l'amour de Jacques, et la mère en lui conseillant de les accepter bénit le couple. Et ensuite? Il n'est guère de roman traditionnel qui ne s'achève ainsi sur l'accord des deux amoureux. La suite n'ayant plus guère d'intérêt, sauf à envisager le sort de mari trompé pour Jacques, éventualité proposée dans la 3e fin. D'autre part, tout en ayant soin de repousser tout ce qui pourrait entraîner son récit du côté du "roman traditionnel", il enfreint aussi ses propres règles. Par exemple, après avoir repoussé la possibilité de retrouver, par coïncidence romanesque, le cheval volé du maître, il est bel et bien retrouvé in fine (p. 308), par un hasard qui a tout de la coïncidence romanesque.
Le cadre spatio-temporel n'est pas défini ? mais le nom de Conches, fourni comme par inadvertance, donne un ancrage réaliste à cette chevauchée qui aboutit à la maison de la nourrice du fils supposé du maître, et par la même occasion un but (peut-être secondaire, mais un but) à ce voyage : retirer l'enfant de chez la nourrice pour le mettre en apprentissage. Le comportement des personnages permet tout aussi bien de définir le cadre temporel : contemporain de celui du lecteur, et l'allusion à la bataille de Fontenoy et aux vingt ans de boiterie de Jacques, conduit le lecteur à le situer en 1765. Ainsi, le texte prend-il le soin de signaler que le récit s'inscrit dans "l'ici et maintenant".
Les personnages ont, par ailleurs, une telle présence, que le lecteur ne les oublie guère une fois rencontrés, y compris lorsqu'ils ne font que passer : la sévérité juste du lieutenant général, la dignité du bourreau, le tourbillonnement de l'aubergiste du Grand Cerf, la sournoiserie d'Agathe ou la truculence de Suzanne et de Marguerite restent empreints dans la mémoire. Aucun des personnages de ce roman n'est fade même s'ils sont tous banals, sur le plan social. Sa force est d'ailleurs de rendre inoubliables des personnages ordinaires parce que leur comportement, exprimant le caractère de chacun d'eux, leur donne une véritable identité .
Toutes les histoires (de l'apologue à la véritable nouvelle que représente l'histoire de Mme de la Pommeraye en passant par les divers contes) sont reliées à la fois au thème des amours et à la discussion qui commence le roman : fatalisme ou liberté ? Il y a donc bien sous l'apparent désordre, sous la désinvolture joueuse que le narrateur met en avant de manière persuasive, un ordre, ou plutôt une unité vivante qui n'est pas loin de ressembler à ce que Hugo revendiquait pour sa poésie en déclarant dans la préface des Orientales (1829) : "[...] vouloir hautement le désordre, la profusion, la bizarrerie, le mauvais goût." parce que c'était la vie et se gaussant de ceux qui réclamaient "une belle littérature tirée au cordeau !" Il n'y a pas si loin de Diderot aux romantiques...
Enfin, ce roman, qui a refusé de s'insérer ouvertement dans un cadre spatio-temporel, est néanmoins un roman qui fait une place non négligeable au contexte social : du traitement des soldats blessés, piétaille abandonnée à la charité, aux difficultés de la vie quotidienne des pauvres (la discussion du paysan et de sa femme la nuit où ils recueillent Jacques, sous ses apparences grivoises, révèle à la fois les inquiétudes du mari sur le surcoût de l'action charitable de sa femme et ses inquiétudes à elle sur les bouches de plus à nourrir dans la famille ; même remarque pour la cruche cassée de la mère de Denise, pour l'anxiété du colporteur qui ameute les paysans, pour la demande d'argent du compère de l'aubergiste du Grand Cerf et l'avenir de ses enfants), sur les intrigues du clergé (là encore, les sous entendus grivois peuvent faire oublier les enjeux de pouvoir qu'ils masquent et qui ne sont pas différents dans l'histoire du frère de Jacques de ceux de l'histoire de Hudson), sur l'insécurité générale qui peut même atteindre la petite noblesse, et les femmes au premier chef, la pauvreté et la misère ne sont jamais très loin. C'est un monde dur que dépeignent les histoires de Jacques le fataliste... sous les rires qu'elles suscitent aussi.
Si bien que force est de dire que Diderot a écrit un roman.  Un roman autre. Un roman qui fait paraître bien ineptes ceux qui l'ont précédé. Mais en cela, il participe d'un mouvement qui ne lui est pas vraiment propre, Laclos aussi travaillait en ce sens, à peu près au même moment (Les Liaisons dangereuses sont publié en 1782). D'autres s'étaient efforcés, en respectant davantage les conventions relatives à une intrigue, un temps, un lieu, des personnages détaillés, de faire entrer le monde contemporain dans le roman, y compris les groupes sociaux qui en étaient exclus, Marivaux, par exemple dans Le Paysan parvenu ou La Vie de Marianne ; d'autres s'étaient servi (et se servaient) du roman comme "moyen" de transmettre une philosophie, ou, en tous cas, des idées philosophiques, parfois dans des textes licencieux, Boyer d'Argens dans Thérèse philosophe, par exemple. Diderot va "libérer" le roman d'une autre manière.
Avec Sterne, il a découvert une possibilité que nul autre n'avait exploitée, celle du jeu comme le dit Kundera. Et avec ce jeu, il a découvert aussi l'existence d'une autre voie que théorique pour affronter la question qui le persécutait, d'une certaine manière : que faire de la liberté lorsqu'on est matérialiste, qu'on a tendance à admettre, parce que c'est logique, que les effets ont des causes et que de causes en effets, on n'est pas loin de trouver que tout est déterminé, par conséquent, qu'il n'y a de liberté qu'une illusion de liberté ? Mais alors que faire du sentiment de liberté que chacun éprouve aussi bien que de la nécessité de changer un ordre inepte si celui-ci est le résultat d'une détermination sans faille ? Il faut que l'homme soit libre pour pouvoir intervenir dans le monde et sur soi-même. Mais que devient le matérialisme ? On le voit, il ne s'agit pas de transmettre une philosophie, mais de philosopher.
Jacques le fataliste... me semble ce grand jeu auquel nous convie Diderot. Un jeu, et non un essai philsophique, dans lequel il ne confrontera pas deux personnages porteurs chacun d'un choix philosophique (le fatalisme de Jacques est contradictoire, le tenant de la liberté qu'est le maître aussi), mais fera s'entrecroiser des voix multiples, des expériences multiples, y compris celle du romancier au travail ; le lecteur rira beaucoup mais ne s'en posera pas moins, avec les narrateurs, ces questions sans réponse, tout en ayant, dans le cheminement, gagné, peut-être, un peu de sagesse.

5. Une propédeutique de la lecture ou comment faire du lecteur un philosophe.

     En même temps que l'écrivain offre à son lecteur un roman tout en prétendant qu'il n'en est pas un, il lui enseigne aussi à lire. Le dialogue du narrateur avec son lecteur fictif dose un apprentissage qui progresse des remarques portant sur la composition à la question de la "vérité". En moquant la naïveté de ce lecteur supposé, le narrateur oblige le lecteur réel à adopter un regard critique propice à le dégager des ombres de la caverne pour le conduire à s'interroger sur ce que sont les hommes, les mystères dont chacun est tissé, pour lui-même aussi. Chaque fois que le lecteur, au début, voudrait se laisser porter vers des aventures divertissantes et émollientes, le narrateur se moque de sa crédulité et de sa tendance à la facilité : la chute de la paysanne, la bande en colère dans les champs, le cortège funéraire. Plus tard, chaque fois qu'il voudra s'en remettre aux interprétations fournies par les personnages, le narrateur le tirera de ce conformisme en l'entraînant vers des interprétations exactement contraires, par exemple dans l'évaluation des comportements du capitaine et de son ami, à travers les histoires relatives à Goussse, ou dans le jugement négatif à l'encontre de Mme de la Pommeraye. Le narrateur passe ainsi de remarques, souvent brèves, sur le "métier" de romancier à des "dissertations" modelant le lecteur à son image, le poussant à l'activité, au raisonnement, le conduisant progressivement à "philosopher" pour son propre compte. Il lui en donne d'ailleurs l'exemple après la scène entre le mari de l'aubergiste du Grand-Cerf et son compère : reconnaître l'identité de la scène avec la pièce de Goldoni et proposer des corrections dont le lecteur prend sa part à la fin de l'intervention. Par là, il transforme le lecteur en critique, au meilleur sens du terme, devenu capable de comparer des textes, de "dialoguer" avec un texte, de l'interpréter et de lui fournir de nouvelles dimensions.
En cela, le fil du premier enchâssement rejoint celui du deuxième enchâssement (le voyage de la vie dont l'origine comme la fin ne se peuvent dire) et celui du troisième où Jacques, jouant le rôle dominant, commence par débiter des phrases convenues, renvoyées toutes au "capitaine", et finit par une méditation sur la possiblité pour un bâtard, voué par son père adoptif à tourner des bâtons de chaise,  de devenir Cromwell.
Les trois dénouements proposés par l'éditeur, comme le retrait du narrateur affirmant qu'il faut relire, peuvent en ce sens apparaître comme une "preuve-épreuve" proposée au lecteur réel : saura-t-il trouver sa propre réponse ou restera-t-il encore prisonnier d'attentes que doit combler le narrateur ? Saura-t-il, en somme, faire usage de sa liberté, ou s'en remettra-t-il à un "c'était écrit là-haut" ?



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