Le Décaméron, Giovanni Boccacio, 1349/1353

coquillage


Ce récit complexe, qu'il est sans doute possible aussi de ranger dans la catégorie des romans compte-tenu de sa construction reposant sur un triple enchâssement comme sur la présence de personnages qui ne sont ni des prétextes, ni de simples fonctions, a rencontré dès sa publication un grand succès qui a très vite et largement dépassé son propre univers linguistique. Traduit en latin d'abord (c'est la langue commune alors aux lettrés), puis dans d'autres langues vernaculaires, en français dès 1414 par Laurent de Premierfait (sous le titre "Le Livre de Décaméron", tiré de la version latine d'Antonio d'Arezzo), il circule et irrigue les littératures européennes, à commencer par les oeuvres italiennes qui lui succèdent. En France, Les Cent Nouvelles nouvelles (sans doute de 1462) s'en réclament, Marguerite de Navarre met sous ses auspices son Heptaméron (publié après sa mort, en 1559); en Angleterre, Chaucer lui doit ses Contes de Canterbury ; rédigé entre 1387 et la mort de l'écrivain en 1400, il a été le premier livre imprimé en anglais en 1478 ; et Shakespeare lui doit aussi beaucoup. Mais son influence ne se limite pas à la période que nous nommons Renaissance, puisque les Contes de la Fontaine (1665 puis 1669) en font leur source privilégiée, comme on en retrouve encore la trace chez Keats (1820), chez Anatole France, et bien d'autres.








Boccace


Détail d'une fresque de Andrea del Castagno, vers 1450. Le personnage est identifié par son nom "Dominus Iohannes Boccacius" gravé sous la peinture. La fresque avait été peinte pour la villa du gonfalonnier Filipo Carducci. Galerie des Offices, Florence.

L'écrivain

      Giovanni Boccacio, que nous appelons plus souvent Boccace, est, avec Dante (1265-1321) et Pétrarque (1304-1374), ce que les Italiens jugent être l'origine de leur littérature, puisque tous trois ont choisi d'écrire une grande partie de leurs oeuvres en langue vulgaire ce qui pour eux voulait dire en toscan, tous trois étant, en effet, originaires de la Toscane, Florence pour Dante, Arezzo pour Pétrarque, Florence ou Certaldo, on ne sait pas au juste, pour Boccace.
      L'écrivain est né en 1313, peut-être en juin ou juillet, peut-être à Certaldo (à une cinquantaine de km de Florence), peut-être à Florence même. C'est une époque où la date de naissance, en dehors de celle des princes ou grand seigneurs, n'est que rarement enregistrée. En revanche, on attachait une certaine importance, religion oblige, à la date de la mort. Aussi savons-nous que Boccace s'est éteint le 21 décembre 1375 à Certaldo où il a passé la plus grande partie de sa vie à partir de 1360-1361.
Il est le fils, illégitime (né hors mariage) mais reconnu, d'un homme d'affaires, Boccaccino di Chellino, employé ou associé des Bardi, une maison de banque. Pris en charge par ce père, il grandit dans sa maison, même lorsque ce dernier épouse Margherita de' Mardoli, en 1319 ou 1320. Il reçoit l'éducation convenable à un garçon de bonne bourgeoisie.
En 1327, le père part pour Naples, toujours au service de la Compagnie Bardi, dont l'un des clients les plus importants est le roi de Naples, Robert d'Anjou. Ce séjour va être essentiel dans la formation du jeune homme qui côtoie à la fois la cour, les lettrés de l'université (fondée en 1224), et le monde des affaires dans lequel son père l'a fait entrer. C'est là qu'il entreprend l'étude du grec, qu'il se familiarise probablement avec la littérature française et provençale, et qu'il affermit sa conviction qu'il est fait pour les lettres et l'étude, non pour le "négoce", pour l'otium et non le negotium.
Il compose ses premières oeuvres, probablement vers sa vingtième année, et il choisit d'écrire en toscan. De 1334 date sans doute La Caccia di Diana (La Chasse de Diane) ; probablement de 1336/38, Filocolo, réécriture de Floire et Blancheflor ; Filostrato (Philostrate, récit des amours malheureuses de Troïlus pour Cressida, nom qu'il donnera ensuite à l'un des personnages du Décaméron) ; puis vers 1339-1340, Teseida delle nozze d'Emilia (dont les personnages, entre autres, sont Thésée et la reine des Amazones, Emilia, autre nom conservé pour un des personnages du Décaméron).
     La période faste du séjour napolitain s'achève alors puisque le père demande son retour à Florence. Les Bardi ont fait faillite, et lui aussi par la même occasion. Il quitte avec regret Naples durant l'hiver 1340-41. Il a 27 ans, c'est assez dire que Boccace ne guérira jamais de Naples.
Il continue à écrire, mêlant oeuvres en latin et oeuvres en vulgaire. Il voyage aussi.
En mars 1348, la peste s'abat sur Florence. Elle va être désastreuse. Si la ville comptait en 1335 quelques 150.000 habitants, en 1353, elle est réduite à 40.000. En 1349, son père meurt,  avec sa nouvelle épouse, semble-t-il, et Boccace hérite d'un petit bien. Cette année-là aussi, il commence la rédaction du Décaméron qu'il termine sans doute vers 1353, mais qu'il a peut-être revu et corrigé ensuite. L'année suivante, il fait la connaissance de Pétrarque, de dix ans son aîné, et qu'il traitera toujours comme son "maître". Leur amitié durera toute leur vie, Pétrarque mourant une année (1374) avant son ami.
     Durant les années 1350, il est souvent sollicité comme ambassadeur de la Commune (en Romagne, puis envoyé en mission à Ravenne, puis à Padoue, à Naples, dans le Tyrol, auprès du pape, plusieurs fois.) Parmi les nombreuses oeuvres qu'il compose se détache un pamphlet extrêment agressif contre les femmes, Il Corbaccio, que certains datent de 1355, d'autres de 1365.
A partir de 1360, il se retire à Certaldo, ce qui ne l'empêche pas de continuer à mener une vie très sociale. Ses oeuvres sont maintenant rédigées de préférence en latin. Vers 1360-61, il écrit les 106 biographies composant le De mulieribus claris (Des dames de renom, traduit en français par Guillaume Rouillé, 1551). Il semble, en 1363, traverser une forte crise spirituelle, prêt à renier son oeuvre, ce dont le dissuade Pétrarque.
Les années 1370 vont être difficiles, l'écrivain est malade, il perd ses forces et quoique sollicité pour commenter publiquement l'oeuvre de Dante, en 1373, il ne peut achever ses leçons. Cette année-là, Pétrarque traduit en latin la dernière nouvelle du Décaméron, "Grisélidis", ce qui va lui assurer une publicité certaine.
Il s'éteint le 21 décembre 1375 en laissant une oeuvre considérable à la fois sur le plan matériel des volumes, tant en prose qu'en vers, en toscan qu'en latin, et sur le plan intellectuel tant philosophique qu'esthétique.




L'oeuvre

Ainsi que nous l'avons précisé plus haut, l'oeuvre est sans doute rédigée entre 1349 et 1353. Tout un chacun en connaît plus ou moins le contenu : un ensemble de cent nouvelles que se racontent un groupe de jeunes gens ayant fuit la peste dans la campagne, aux environs de Florence. Cent nouvelles qui justifient le titre de l'oeuvre, néologisme imaginé à partir de deux étymons grecs: "deka", dix, et "hemera", jour, le livre des dix jours recueille les contes proposés, chaque jour, par dix jeunes gens, sept jeunes femmes et trois jeunes hommes. Toutefois, cette simplicité apparente est loin de rendre vraiment compte de ce récit.




Tadeo Crivelli



Miniature de Tadeo Crivelli, détail d'un manuscrit de 1467, Bodleian Library, Oxford.
La miniature présente les personnages organisant leur villégiature. Les sept femmes à l'origine du projet et les trois jeunes gens qu'elles invitent à se joindre à elles. Chaque personnage est identifié par un phylactère. Assises, de droite à gauche, en vert, Laurette, en bleu, Emilia, en vert, Elissa, Néiphile dont on ne voit que le visage, Philomène en bleu avec une coiffe plus complexe que celle de ses compagnes, en rouge Fiammetta ; debout, Pampinée et devant elle, Pamphile en bleu, Philostrate en vert et Dioneo en rouge. La scène se déroule à Santa Maria Novela, comme écrit sur le mur au-dessus de l'autel ; au premier plan le bénitier.



Un dispositif narratif complexe

     Loin d'être un simple recueil de nouvelles, Le Décaméron obéit à une organisation complexe fondée sur un triple enchâssement. Un auteur discourt sur son projet de "raconter cent nouvelles, qui pourraient aussi bien recevoir le nom de fables, de paraboles ou d'histoires...", pour ce faire il invente un narrateur qui raconte l'histoire de sept jeunes femmes et de trois jeunes hommes qui, à leur tour, proposent des histoires. L'auteur s'adresse d'abord à l'ensemble de ses lecteurs/auditeurs (nous sommes encore au temps des manuscrits) pour expliquer que son oeuvre est d'abord destinée à un public féminin. Le narrateur s'adresse donc directement aux dames : "Ô gracieuses dames".
Quant aux histoires des personnages, il arrive qu'elles soient elles-mêmes construites sur le principe de l'enchâssement, conteur ou conteuse proposant alors un cadre dans lequel un personnage raconte une histoire, par ex. en I,3 où Melchisédech raconte une histoire à Saladin en réponse à la question qu'il lui pose. Quoique le groupe soit composé de femmes et d'hommes, les conteurs ne s'adressent explicitement qu'aux dames : "mes très chères dames" (Philostrate, I, 1), "Chères compagnes" (Emilie, IV, 7) ou encore "mes indulgentes dames" (Dioneo, 10,10).
Au premier niveau, donc, le discours de l'auteur "je". Il intervient à trois reprises, dans un avant-propos (c'est le sens du mot "proemio" qu'il emprunte au latin), au début de la quatrième journée, et après la centième nouvelle pour clore l'ensemble. Il justifie son projet, au nom de sa propre expérience de la souffrance, proposer un remède à celle des autres, le divertissement de la littérature. Ce propos n'a rien de révolutionnaire, et les écrivains médiévaux en faisaient l'une des fonctions majeures des récits (cf. Aucassin et Nicolette), en particulier pour vaincre la mélancolie. Mais l'auteur définit un lectorat précis, celui des femmes auxquelles leur statut (leur mise en tutelle et leur enfermement) interdit tout autre consolation. Il explique à la fois comment il s'y prendra, répond aux objections que l'on peut lui faire, en particulier au début de la quatrième journée, où il en profite aussi pour raconter une histoire de son cru. il précise qu'il raconte ses histoires "en vulgaire florentin et en prose et sans titre, mais encore dans le style le plus humble et le plus simple qu'il se puisse." (NOTER le "sans titre", car toutes les éditions contemporaines fournissent un titre), et encore, ajoute-t-il dans sa conclusion, "afin de ne tromper personne, elles portent toutes marqué au front ce qu'elles tiennent caché au-dedans de leur sein." autrement dit une sorte de résumé chapeaute chacune des nouvelles
A un deuxième niveau, il y a le récit, donc un narrateur inventé par l'auteur ; narrateur omniscient qui décrit Florence aux prises avec la "mortifère pestilence". C'est pendant ce malheur qu'un groupe de sept jeunes femmes (la "brigade" dit le narrateur) décide de quitter la ville pour la campagne et se fait accompagner de trois jeunes hommes rencontrés dans l'église de Santa-Maria-Novela. Il leur attribue des noms qui ne sont pas les leurs, mais "conforme[s] en tout ou en partie à leur caractère propre". Ce narrateur enchaîne le récit en introduisant et cloturant chaque journée. C'est lui qui assure les descriptions, celles de la peste, celles des lieux où se réfugient les jeunes gens, le premier palais, puis le second avec ses jardins et son "val des dames", qui narre les activités auxquelles se livrent ses personnages, leur réflexions après l'écoute des diverses histoires dont ils sont à la fois les auteurs et les auditeurs.
Les jeunes femmes ont entre 18 et 28 ans, les jeunes gens sont un peu plus âgés puisque le plus jeune a 25 ans. La plus âgée des jeunes femmes est Pampinea, l'âge des autres est inconnu mais elles sont introduites dans l'ordre suivant : Fiammetta (Flammette), Filomena (Philomène), Emilia (qui était le nom de la reine des Amazones dans Teseida...), Lauretta, Neifile (Néiphile), et Elissa. Quatre des dames, en voyage, sont accompagnées de leurs servantes, Pampinea de Misia (Mysie), Filomena de Licisca (Lycisca), Lauretta de Chimera et Fiammetta de Stratilia, ce qui ferait penser que les trois autres, Emilia, Neifile et Elissa sont les plus jeunes, peut-être confiées à la garde des plus âgées. Il faut se rappeler que toute la structure sociale a été détruite par les ravages de l'épidémie, et Pampinea lorsqu'elle propose de quitter la ville rappelle que lorsqu'elle rentre chez elle, elle n'y trouve "de toute [sa] nombreuse maison que sa chambrière".





enluminure

Enluminure (détail), par le maître de l'Echevinage de Rouen, d'un manuscrit de la traduction de Laurent de Premierfait, vers 1465-70, représentant le groupe des jeunes gens réunis autour de la fontaine (à partir du cinquième jour du séjour qui est le troisième des récits) pour écouter leurs contes respectifs.


Dans l'église où elles prennent cette décision, elles rencontrent trois jeunes hommes qui leur sont connus puisque non seulement ils courtisent trois de ces jeunes femmes, sans que le narrateur précise jamais leur nom, sauf pour Néifile qui est une des trois, mais encore parce que "certaines d'entre elles étaient proches parentes de certains d'entre eux." Il s'agit de Panfilo, Filostrato (Boccace avait donné ce mot pour titre à la triste histoire de Troïlus abandonné par Cressida) et Dioneo.
Au troisième niveau se situent les récits racontés par les protagonistes. En effet, selon les dispositions prises le premier jour, chaque fin d'après-midi, après la sieste, est consacrée à une réunion où chacun son tour doit conter une histoire s'inscrivant dans une thématique définie (exception faite du premier et du neuvième jour) par la reine ou le roi élu qui préside la journée. Tous obéissent à la règle sauf Dioneo à qui est accordé le droit de parler le dernier, et de choisir son sujet, ce qui lui est octroyé car "le seul but de sa requête était d'égayer la compagnie avec une nouvelle pour rire si elle était lasse de ce dont on devisait." Sans oublier que chaque jour se termine sur une chanson dont le thème est invariablement les sentiments amoureux.
On peut suivre une certaine progression dans ces dix jours, malgré la diversité des récits. Le premier jour, parce que sans thématique, permet de poser les sujets de réflexion explorés par la suite : la religion, comme institution, et la foi ; le poids de la Fortune (déesse capricieuse) dans l'existence humaine ; le rôle essentiel de l'intelligence, qui s'oppose à la crédulité et prend souvent la forme d'une parfaite maîtrise du discours à la fois dans ses dimensions concises, la répartie, la pointe, ou dans ses développements lorsqu'elle est poussée aux limites de l'absurde, par exemple en VI,10 dans le discours du moine itinérant, frère Ciboule, vantant les mérites de ses reliques ; la nature et ses exigences, en particulier, sur le plan sexuel.
Le dernier jour est consacré à louer les beaux gestes. L'homme est donc une créature problématique, et les histoires s'emploient à en explorer toutes les dimensions, du paysan au grand seigneur, en constatant que les hiérarchies établies ne rendent pas compte de la réalité. Un marchand peut être plus noble qu'un grand seigneur et un artisan digne de louange pour sa sagesse et son intelligence; inversement, un religieux peut être fourbe, avare, luxurieux ; l'amour peut entraîner ceux qu'il frappe à devenir meilleurs mais aussi pires. Nombre de ces histoires sont certes comiques, quelquefois fort coquines et l'art du sous-entendu y fait merveille ; d'autres romanesques, voire tragiques ; mais toujours, comme le revendique l'auteur, dans sa conclusion, proposées à la réflexion. Chez Boccace, comme plus tard chez Rabelais, ou encore plus tard chez Queneau, par exemple, le rire est une propédeutique.






Winterhalter, 1837
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Franz Xaver Winterhalter (1805-1873), Le Décaméron, 1837.


Les personnages

Pampinea : la plus âgée du groupe (28 ans), la plus résolue aussi ; selon les commentateurs son nom signifie "la rigoureuse". C'est elle qui propose de quitter Florence, en usant d'arugments médicaux ; c'est elle qui va organiser la vie quotidienne durant la villégiature, en attribuant leurs fonctions aux serviteurs disponibles. Elle semble y être le mieux préparée ayant dirigé une grande maison. Elle appartient à la même famille que l'un des jeunes hommes. Il semblerait logique que le palais où ils se rendent appartienne à cette famille, puisque tout y est prêt pour les recevoir (chambres balayées et fleuries). Elle est nommée "reine" de la première journée. Les dix histoires dont elle est responsable ont toutes, sauf une (VI,2), pour sujet l'amour et se caractérisent par la violence, par exemple en V,6 où les amants menacés de mort sont liés nus à un poteau sur une place de Palerme ou en VIII, 7 où, victime de la méchanceté d'une femme, un jeune homme se venge cruellement de celle-ci. Mais sa chanson (à la fin de la deuxième journée, demandée par Néifile à qui Filomena a transmis la royauté) chante un amour heureux et partagé.
Filomena : celle qui aime le chant, porte un nom qui la rapproche de ce personnage de la mythologie grecque changé en hirondelle (Philomela). Personnage ambivalent, c'est elle qui insiste pour que des hommes les accompagnent dans leur voyage considérant les femmes comme faibles et inférieures à leurs seigneurs et maîtres, en même temps, lorsqu'elle devient reine, c'est elle qui impose une règle pour la création des histoires qu'elle veut voir répondre à une thématique. Par ailleurs, nombre de ses histoires mettent en scène des femmes fortes, intelligentes, capables de se sortir, seules, de situations difficiles, par exemple en II,9 ou en IX,1. Elle semble aussi apprécier l'intelligence et le sens de la répartie, l'art de conter comme elle le met en scène en VI,1. Elle chante à la fin de la 7e journée, le désir avivé par la séparation. Ses auditeurs jugent ainsi qu'elle s'est donnée à un nouvel amour. Ce qui éclaire peut-être la tristesse de Philostrate ; les trois jeunes gens courtisent des dames de la Brigade, or Filomena regrette un amour resté en ville, que ses compagnes jugent nouveau. Elle était donc peut-être la Cressida de ce nouveau Troïlus.




Lucian Zabel

Le Décaméron
, èd. Neufeld & Henius, Berlin, 1924. Illustration de Lucian Zabel (1893-1936).

Fiammetta : porte le nom de la jeune femme (équivalente de la Laure de Pétrarque ou de la Béatrice de Dante) que Boccace aurait connue et aimée à Naples et à laquelle il a consacré plusieurs de ses écrits. C'est le seul personnage a être décrit, à la fin de la quatrième journée : "Fiammetta, dont les cheveux frisés, longs et dorés retombaient sur de blanches et délicates épaules, dont le visage rondelet resplendissait de la teinte véritable de lis candides, avec des yeux pareils à ceux du faucon pélerin, et sa jolie bouche menue dont les lèvres semblaient deux petits rubis [...]" (traduction de Giovanni Clerico, Folio, 2006) Elle est le personnage le plus rieur, et son caractère joyeux se manifeste aussi dans le choix du thème de sa royauté (5e journée) : des histoires d'amour qui finissent bien. Elle est la dernière à chanter (10e journée), et rappelle que l'amour peut engendrer la jalousie et la vindicte à l'égard des autres femmes, potentielles rivales. On peut juger que la chanson s'accorde au nom du personnage, tout feu, tout flamme.
Emilia : un bien curieux personnage dont Boccace emprunte le nom à son histoire de Thésée, c'était celui de la reine des Amazones. Les commentateurs font de son nom "la flatteuse". Elle est la première à chanter et son chant célèbre sa propre beauté, et lorsque Lauretta lui transmet la couronne, elle affirme "Madame, je ne sais quelle aimable reine nous aurons en vous, mais pour le moins l'aurons-nous belle ; faites donc que vos oeuvres répondent à vos beautés." Mais curieusement, elle est capable de conter une histoire dans laquelle une vaniteuse jeune fille est ridiculisée (VI, 8). Même si elle suit les règles durant tout le séjour, lorsqu'elle devient "reine" de la neuvième journée, elle les abolit, jugeant que les conteurs, comme les boeufs de labour, ont besoin de repos, et donc peuvent conter ce qui leur plaît. Et ce qu'elle choisit de conter est une histoire curieusement ambivalente, car si d'un côté elle est parfaitement misogyne : un mari y bat sa femme pour lui apprendre l'obéissance (IX, 9), qu'elle fait précéder d'un discours justifiant la domination masculine, de l'autre, il est conseillé au second personnage masculin d'aimer s'il veut être aimé.
Neifile : le nom de la jeune fille est constitué, comme le titre du récit, de deux étymons grecs : "neo", nouveau et "phil", amour. On peut l'interpréter comme "la novice en amour" ou comme "aimant la nouveauté". Elle pourrait ainsi être la plus jeune du groupe des femmes. Elle prend pourtant des initiatives ; nommée reine pour la troisième journée, c'est elle qui décide que le vendredi et le samedi ne seront pas des jours de contes, le premier consacré à la religion (méditations sur la mort du Christ) donc à l'univers spirituel, le second consacré au corps, jour où les dames se préoccupent de leur hygiène et rendent un culte à "la Vierge mère du Fils de Dieu" en délaissant "tout travail". Par ailleurs, elle propose pour le dimanche, un changement de résidence auquel elle a déjà pensé et pourvu. Enfin, elle donne pour thème, celui de l'habileté, de l'intelligence. La Fortune n'est pas, aux yeux de Néifile, souveraine, l'être humain possède en lui les qualités requises pour l'affronter. Neifile est donc une personne énergique et volontaire. Elle est aussi soucieuse de sa réputation, et a une propension certaine à rougir. Elle semble, à travers ses histoires, particulièrement respectueuse des autorités constituées, ce qui ne l'empêche pas d'avoir de la répartie. Elle est aussi la personne qui complimente le plus ceux dont elle vient d'écouter les histoires, elle est donc particulièrement courtoise. Sa chanson du 9e jour est consacrée à l'éveil amoureux associé à la nature, un amour heureux puisque partagé.


Lauretta : dont le nom évoque bien sûr la muse de Pétrarque. Elle chante, le 3e jour, une chanson de mal mariée et pourtant ses histoires, souvent, rappellent que les femmes doivent se soumettre aux hommes. C'est le personnage dont il y a le moins à dire, encore que sa servante porte le nom intriguant de "Chimère". Est-ce un indice pour s'interroger sur cette "soumission" apparente à la suprématie masculine?
Elissa : porte un nom qui renvoie à Didon (Enéide, Virgile), donc à la passion, elle n'a guère non plus de particularité. Au départ, lorsque Filomena juge nécessaire la présence d'hommes à leurs côtés, elle s'en inquiète, puisque ceux de leurs familles soit sont morts, soit dispersés, et qu'il ne serait pas prudent de se confier à des inconnus.  Dans sa chanson, elle se plaint d'aimer sans être aimée, ce qui est rendre justice à son nom (Didon-Elissa, on se le rappelle, est abandonnée par Enée et se suicide), sans que ses compagnons parviennent à deviner qui la fait ainsi souffrir.
Filostrato (Philostrate) : Boccace commente son nom ainsi : "celui que l'amour a abattu", mais la jonction des deux étymons grecs renverrait plutôt à la guerre, puisque "stratos" en grec c'est l'armée, la troupe. Lui-même se définit comme un homme malheureux, il aime "l'une [d'elles]" dit-il aux dames lors de sa prise de pouvoir symbolique (fin de la troisième journée), et elle l'a abandonné pour un autre. Il veut donc qu'on lui raconte des histoires d'amours malheureuses, tant et si bien que la nouvelle reine, Fiammetta,  lui ordonne de chanter ce jour-là "afin que tes malheurs ne viennent point troubler d'autres jours que celui-ci", ce dont il s'acquitte comme on s'en doute par une chanson sur l'abandon, la souffrance, le désir de mourir de l'amant délaissé. Mais curieusement, c'est lui qui raconte la plus jolie de toutes les histoires d'amour, celle du rossignol (V, 4), l'éveil amoureux de deux très jeunes gens.
Panfilo (Panphile) : celui qui aime tout, celui qui est plein d'amour. Le personnage occupe une position particulière.  Il est le premier conteur de la série (I,1) et le dernier roi élu, il détermine donc le thème de la dixième journée, la grandeur des hommes ; c'est aussi lui qui propose, à la fin de cette journée, de mettre un terme à la villégiature et de retourner à Florence. Dans la plupart de ses histoires, Pamphile invite à ne pas se contenter de l'évidence, à chercher, comme dira plus tard Rabelais, "la substantifique moëlle". C'est encore lui qui fait l'éloge de Giotto (VI, 5) ou de l'amour éveilleur d'esprit (V, 1).
Dioneo : la première syllabe est reconnaissable, "dio" c'est dieu, et "neo", nouveau. Mais cette première syllabe entraîne aussi du côté de Dionysos, "dieu nouveau" d'une certaine manière, dieu qui prône la danse, les chants, la fête, dieu des corps et dieu des femmes entraînant derrière lui son cortège de bacchantes. Dioneo est certes plus policé, ses infractions aux bonnes moeurs ne passant pas le stade de la parole, mais c'est lui qui raconte les histoires les plus grivoises, les plus moqueuses ; c'est encore lui qui, dans la querelle opposant Tyndare (serviteur de Philostrate) à Lycisca (servante de Philomène) quant à la chasteté des femmes (sixième journée), tranche en faveur de la servante, les femmes ont une sexualité ; enfin, en VII, 10, son histoire rappelle que, s'il est des péchés punis dans l'au-delà, la sexualité n'en fait pas partie ; et lorsqu'il est prié de chanter par Elissa, la cinquième journée, il propose toute une série de chants dont les titres seuls donnent le contenu, mais n'en chante pas moins un délicat appel à l'Amour pour qu'il attendrisse le coeur d'une belle qu'il aime. Il est toujours le dernier à parler, privilège obtenu dès la fin du premier jour. Elu roi à la suite d'Elissa pour la septième journée, il propose comme thème "les tours joués par les femmes à leurs maris", Dioneo aime particulièrement l'intelligence, l'habileté, et "l'art du baratin" (il a un sens aigu de la rhétorique), mais c'est aussi lui qui termine sur l'histoire de Griselidis (X, 10) promise à un grand avenir, en particulier parce que Pétrarque en l'adaptant en latin lui a donné une signification directement religieuse, bien plus discrète ici, même si dès le début il s'agit bien d'une épreuve (cruelle, certes) que le marquis fait subir aux vertus de son épouse.






VI, 7, enluminure.
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Ludovico Ceffini (copiste et enlumineur), XVe siècle. Enluminure illustrant la septième nouvelle (contée par Philostrate) de la sixième journée.


Multiples plaisirs, multiples lectures

     Le Décaméron est un livre à lire dans tous les sens. Passé le prologue qui détermine les conditions des récits, il est loisible de lire une journée après l'autre, ou de choisir de suivre le fil d'une conteuse ou d'un conteur, de lire toutes les premières histoires d'affilée, etc. Chacun de ces parcours soulève des réflexions différentes, et d'abord en raison de l'avertissement de l'auteur qui annonçait, dans son avant-propos, des "fables, paraboles ou histoires". Car des "fables" au sens de récits rapportant des faits totalement imaginaires, comme la création magique d'un jardin printannier (X, 5) au coeur de l'hiver ou l'envolée d'un lit qui se conduit comme un tapis volant (X, 9), il y a en a bien, même si leur présence est relativement réduite ; si l'on rapproche la fable du fabliau, petit conte à teneur divertissante, il y a en bien davantage dont les prêtres ou moines ou les maris trompés sont en général des victimes privilégiées, ou les imbéciles lesquels se déconsidèrent par une crédulité excessive souvent liée à la vanité ou à l'absence totale de jugement.
Il y a aussi, en effet, des paraboles, des contes à teneur morale, voire philosophique ou politique. Le narrateur ne cache pas que chez les dames, certaines en tiennent fort pour les Gibelins (ce qui est alors une manière de les dire proches du groupe qui était celui de Dante ou du père de Pétrarque).
Fables ou paraboles, elles ont souvent pour point commun de s'inscrire dans un cadre exotique, le monde arabe, l'extrême-orient (le Catay, autrement dit la Chine), la Grèce ancienne.
Mais les "histoires" sont sans doute les plus nombreuses. Elles mettent en scène des personnages dont les noms se rattachent à ceux de familles connues, non pas qu'il s'agisse toujours de personnes réelles, les prénoms venant contredire ces ancrages dans la réalité, mais l'idée est quand même essentielle, ce sont des récits qui se veulent "vrais", qui peuvent servir d'exemples d'actions louables ou condamnables. Ils sont d'autant plus crédibles qu'ils se déroulent dans un cadre géographique connu, Florence, Naples, Palerme, Venise, etc.


     Ces trois dimensions du récit bref permettent au lecteur d'explorer la multiplicité du monde, de s'émerveiller de sa richesse, de sa diversité, de s'interroger sur ses ambivalences voire ses paradoxes. Les personnages de conteuses et de conteurs sont contradictoires, affirmant une chose et son contraire, ce qui est particulièrement sensible s'agissant du statut des femmes. L'déologie dominante (chrétienne) affirme bien l'infériorité des femmes, la société la confirme, mais la plupart des histoires du Décaméron prouvent tout le contraire : les femmes sont fortes, intelligentes, habiles, mues elles aussi par des désirs, et d'abord le désir sexuel, tout comme les hommes. Il n'est jusqu'au domaine guerrier, supposé masculin, qu'elles ne sont capables d'investir et où elles se révèlent au moins aussi douées que les hommes. Tout se passe comme si le livre se donnait pour tâche (entre autres) d'enquêter sur ces contradictions entre la croyance (les femmes sont inférieures) et l'expérience qui la contredit, cas par cas.
     La trajectoire dessinée à la fois par le récit cadre et les récits encadrés pourrait se lire comme un hymne à la vie, à ses forces, contre toutes les puissances délétères des mauvaisetés, celle de la Fortune dont la peste serait la pire des incarnations, mais celles des hommes aussi, et la première nouvelle, celle de Pamphile qui raconte la fin blasphématoire (compte tenu du temps) d'un homme entaché de tous les défauts possibles, mais que la puissance de la parole transforme en saint, en pose le premier indice : le mal est là, qu'en faire ? Changer de regard sur lui. C'est le même Pamphile qui est roi de la dernière journée et choisit pour thème d'exalter les qualités humaines : bonté, générosité, libéralité. Et les récits de renchérir sur ces qualités pour s'achever sur l'histoire de Grisélidis dont la patience et l'amour infini sont, sans doute, la seule réponse possible devant l'insupportable. Ce n'est pas du tout une réponse religieuse, c'est une réponse humaine, puisant dans ce que l'homme a de meilleur en lui, le souci de l'autre, l'acceptation de sa condition mortelle, et les joies qu'offrent des corps jeunes et sains, leçon répétée conte après conte par Dioneo, mais aussi, mais surtout, le don du langage. Les mots changent le monde, font d'un bandit un saint, réduisent à quia un ennemi (cf. le thème de la sixième journée), inventent l'idéal auquel l'homme peut tenter de se conformer, car les récits de la dixième journée appartiennent plus que les autres à l'ordre de l'imaginaire. Boccace n'essaie-t-il pas de nous dire ce qu'au fond les poètes n'ont jamais cessé de dire, le monde est à nous et il dépend de nous de le faire enfer ou paradis.
 Armés de ce viatique, les jeunes gens, après leur séjour de deux semaines dans une sorte de paradis (le jardin de la fontaine, comme le val des dames) peuvent de nouveau affronter les malheurs qui les attendent à Florence.




A découvrir
: le manuscrit copié et enluminé par Ludovico Ceffini (1396-1424)
le manuscrit de la première adaptation en français de Laurent de Premierfait.
Un coffret de mariage (cassone) décoré de l'histoire d'Alatiel (II, 7)
A consulter : la traduction de Francisque Reynard, dans une édition illustrée de 1928.
A écouter : le cours de Patrick Boucheron au Collège de France (16 janvier 2018) pour des pistes de lecture particulièrement intéressantes sur la dimension politique des récits.
A voir : Le Décaméron, Pier Paolo Pasolini, 1971



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