Britannicus, Racine, première représentation le 13 décembre 1669, en l'hôtel de Bourgogne.

coquillage



La tragédie ? :  "une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par degré vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages." (Racine, préface de 1670)







page de titre de Britannicus

Page de titre de la première publication de la pièce, janvier 1670.

La pièce

Britannicus est le 4e tragédie de Racine. Elle vient après Andromaque qui a valu un triomphe à son auteur. Si le succès public semble assuré, Racine n'a pas encore convaincu les doctes de ses mérites. Il va donc se situer sur le terrain cher à celui qui apparaît toujours comme le maître de la tragédie, Corneille, celui de l'histoire (et non plus de la légende et du mythe comme dans les tragédies précédentes) et celui de l'histoire romaine : le début du règne personnel de Néron.
La pièce se construit comme un pendant à Cinna ou la clémence d'Auguste, jouée en 1642, et considérée comme l'une des plus grandes réussites de Corneille. Dès le premier acte , en effet, Agrippine, en s'inquiétant de Néron pose l'équivalence en réponse à sa confidente, Albine, qui loue Néron de ressembler à Auguste:



Il commence, il est vrai, par où finit Auguste ;
Mais crains que l'avenir détruisant le passé,
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.

(Acte I, scène 1, vers 32-34)


Dans sa deuxième préface (celle qui, à partir de 1676, devient la préface de l'oeuvre), Racine précise :



J'avais copié mes personnages d'après le plus grand peintre de l'Antiquité, je veux dire Tacite. Et j'étais alors si rempli de la lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne m'ait donné l'idée.



La tragédie est distribuée sur cinq actes. Elle respecte de très près les "règles" dont l'ami de Racine, Boileau, avait rappelé dans son Art poétique, chant III, les conventions : "Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli / Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli." L'acte I joue son rôle attendu d'exposition (il présente les personnages, rappelle les événements antérieurs conduisant à la crise qui fait le fond de la pièce et noue l'intrigue). Les actes II et III font monter la tension jusqu'à son acmé : la confrontation Britannicus / Néron (Acte III, scène 8). L'acte IV "apaise" relativement ces tensions puisque Agrippine semble y reprendre son ascendant sur Néron, de même que Burrhus (le sage conseiller), ce qui ne rend que plus brutal l'acte V s'ouvrant sur un coup de théâtre : la mort de Britannicus.


Comme dans toute tragédie, les spectateurs connaissent déjà le dénouement, familiers qu'ils sont alors de l'histoire romaine. L'enjeu d'une tragédie ne repose jamais sur le dénouement, toujours inévitable, mais sur les efforts des personnages pour y échapper. Ce n'est que dans ces conditions qu'elle peut, ainsi que le voulait Aristote, faire naître, dans l'âme du spectateur, "le terreur et la pitié" propres à ce spectacle.
"En un jour" : la pièce débute à l'aube et se termine à la fin de la journée. La violence de la crise est renforcée par cette durée limitée dans laquelle Racine dramaturge se meut avec aisance. Chaque action des personnages est irréversible, ce qui vaut aussi pour les paroles, puisqu'au théâtre la parole est acte.
"En un lieu" : elle se déroule dans l'antichambre des appartements de Néron et Barthes dans Sur Racine (1960) a souligné l'importance de cette porte qui dérobe le pouvoir: Néron n'est jamais aussi puissant que lorsqu'on ne le voit pas (dans tout le premier acte aussi bien que dans la scène 6 de l'acte II ou pendant le banquet où est empoisonné Britannicus, V, 4, et dont le spectateur comme les personnages en scène n'entendent que le tumulte) ; et c'est d'ailleurs ainsi qu'Agrippine (sa mère) définit sa conception du pouvoir, lorsqu'elle était "[...] derrière un voile, invisible et présente,/ [...] de ce grand corps l'âme toute puissante" (I, 1, vers 95-96)
"Un seul fait accompli" : Racine, dans sa préface, le définit comme "la naissance d'un monstre".




Les Personnages



(à partir de la didascalie initiale):

Néron, empereur, fils d'Agrippine
Il apparaît le premier, dans la logique des didascalies du XVIIe siècle qui commencent toujours par les personnages masculins, et dans l'ordre hiérarchique (qui explique aussi que certaines femmes apparaissent avant certains hommes).
Il se définit par son statut d'empereur, mais aussi par sa place dans une famille (celle du fils)
Si l'on suit Tacite, ce que dit faire Racine, il a 18 ans au moment de l'assassinat de Britannicus, en 55.
Britannicus, fils de l'empereur Claudius
Il se définit par sa place dans la légitimité, il est, lui, fils de l'empereur Claudius (10 av. J.-C.- 54). Dans sa première préface (1670) Racine précise qu'il est "le héros" et ajoute : "[...] je [...] dirai encore ici qu'un jeune prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de coeur, beaucoup d'amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulités, qualités ordinaires d'un jeune homme, m'a semblé très capable d'exciter la compassion. Je n'en veux pas davantage." Il reconnaît, par ailleurs, avoir un peu vieilli Britannicus qui n'avait que 14-15 ans au moment des faits historiques.
  Notons, d'autre part, l'absence de définition par rapport à Junie. C'est d'une certaine manière poser l'enjeu de la pièce dans la tension entre les deux héros masculins dans leur rapport au pouvoir. L'un est de fait empereur, à la légitimité suspecte (fils de l'épouse, même pas impératrice), l'autre ne l'est pas, mais s'inscrit dans une filiation légitime.
Agrippine, veuve de Domitius Enobarbus, père de Néron, et en secondes noces, veuve de l'empereur Claudius
Elle est définie par ses deux veuvages. C'est un personnage de mauvaise réputation dans l'histoire puisqu'on la soupçonne de s'être débarassée de son premier mari pour se faire épouser par l'empereur, qu'elle aurait aussi aidé à mourir une fois qu'il eut officiellement adopté Néron et ainsi écarté du pouvoir Britannicus. Racine lui fait confirmer dans la pièce à la fois ses ambitions et son peu de scrupules pour les faire aboutir.
Junie, amante de Britannicus
Elle est, aux dires de Racine, un personnage imaginaire, bien qu'une Junie, soeur de Silanus, ait bien existé.
Burrhus, gouverneur de Néron
C'est un militaire, ce qui s'accorde avec la rigueur (pour ne pas dire la raideur) que montre le personnage. Il est avec le philosophe Sénèque (dont on parle mais qu'on ne voit pas) le gouverneur de Néron. Il a pour particularité d'avoir toutes les caractéristiques d'un personnage cornélien, surtout dans sa conception du pouvoir comme devoir. Le personnage historique aurait été empoisonné par Néron en 62.
Narcisse, gouverneur de Britannicus
Personnage fort intéressant, car cette définition masque son rôle réel. Double de Néron dont il est aussi le miroir. Son nom de Narcisse semble l'y prédestiner: ce qu'il voit en Néron est lui-même et ses ambitions, comme ce que Néron voit en lui est l'affirmation, légitimée par son discours, de ses désirs les plus troubles. Tué par la foule à la fin de la pièce, il libère, d'une certaine manière la colère du spectateur. Cette mort peut aussi, par ailleurs, confirmer que Néron est devenu ce qu'il est au regard de la postérité, un tyran, et qu'il n'a plus besoin de double pour extérioriser ses désirs ; Néron, lui, ne mourant que de manière symbolique dans la folie qui le saisit.
Albine, confidente d'Agrippine
Gardes
Ces gardes sont essentiels en ce qu'ils rendent visible le pouvoir de Néron qui est celui de la force. Néron apparaît le plus souvent accompagné de ses gardes.






affiche "Britannicus", 2011


Affiche du spectacle présenté par une compagnie d'amateurs d'Angers (Maine-et-Loire), le théâtre "Ça Javelle Théâtre" en septembre 2011.
Elle témoigne de l'intérêt que suscite toujours la pièce, probablement une des plus riches et complexes du théâtre de Racine.



L'accueil des spectateurs :

Tragédie remarquable où Racine a su nouer ensemble une tragédie politique (celle du pouvoir), une tragédie de l'amour (dont sont victimes les deux jeunes amants, Junie et Britannicus, les seuls capables d'amour, broyés par la violence d'autrui, pions manipulés par Agrippine et par Néron pour lesquels l'amour n'est que possession et domination), mais aussi une tragédie psychologique (que se passe-t-il lorsque les passions prennent le pas sur la raison ?), elle a pourtant été un échec, pour ne pas dire un four sur la scène. On loue les beaux vers de Racine et on lui fait grief de son sujet : "je déplore le malheur de cet auteur d'avoir si dignement travaillé un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable [...]" écrit Saint-Evremond, parce que ses personnages en sont trop noirs, explique-t-il: "L’idée de Narcisse, d’Agrippine et de Néron, l’idée, dis-je, si noire et si horrible qu’on se fait de leurs crimes, ne saurait s’effacer de la mémoire du spectateur ; et quelques efforts qu’il fasse pour se défaire de la pensée de leurs cruautés, l’horreur qu’il s’en forme détruit en quelque manière la pièce."
Alain Viala l'explique dans La Stratégie du caméléon :




Les superstitieux diront que c'était écrit : on la joua pour la première fois un vendredi 13, en décembre 1669... Les méticuleux anecdotiers expliqueront que : le théâtre se donnait en après-dînée, qu'on dînait vers le milieu de nos après-midi d'aujourd'hui, et qu'on finissait la journée au spectacle,  que, ce jour-là, il y eut, deux heures avant, en place de Grève, spectacle gratuit et sanglant où on exécutait le marquis de Courboyer, seigneur enforfaituré, que les amateurs de sensations préfèrent la tragédie vraie et d'actualité, et qu'on ne fait pas deux spectacles d'affilée. Soit.
Des anecdotiers rapportent bien que la salle était peu garnie, et que, les rivalités et les rumeurs ayant fait leur office, elle était noyautée par les auteurs concurrents et inamicaux. Corneille s'y était offert une loge pour lui seul, afin de bien savourer l'échec du godelureau qui prétendait le dépasser. La première fut mauvaise. Les suivantes, pires. Au bout de sept, les vaillants petits acteurs renoncèrent : la recette ne venait pas, on décloua les affiches de Britannicus. C'est le plus grave échec de toute la carrière de Racine.

Alain Viala, La Stratégie du caméleon, éd. Seghers, 1990




La postérité se chargera de réétablir l'équilibre, dès le XVIIIe siècle, et Voltaire lit dans la pièce "toute l'énergie de Tacite exprimée dans des vers dignes de Virgile." Comme nous y voyons une des plus belles réussites de Racine, plus brillant il est vrai dans la peinture des "monstres", Agrippine, Néron, Narcisse que dans l'évocation des vertus. Il n'en reste pas moins qu'il pose avec toute la violence requise la question de la tyrannie, non pas avec la grandeur de Corneille qui parvient toujours à conduire ses personnages à en surmonter la tentation, mais dans la sordide réalité du sang et d'une volonté de pouvoir à usage tout personnel, d'où le génie d'avoir fait naître un tyran de la volonté de posséder une femme qui se refuse. Pour le tyran racinien, les autres ne sont que des objets, chacun y manipule chacun, de l'empereur à l'esclave affranchi manipulant l'empereur, de la mère manipulant le fils au fils qui finira par tuer sa mère. Le monde de Racine est un monde tragique en ce que les actes des personnages produisent inévitablement le contraire de ce qu'ils veulent (ironie tragique) : c'est parce qu'elle veut le pouvoir à tout prix qu'Agrippine en est écartée ; c'est parce qu'il veut être heureux que Néron entre dans la spirale des crimes ; c'est parce qu'il veut réussir que Narcisse finira massacré par une foule en furie ; c'est parce qu'il veut Junie que Néron tue Britannicus et la perd définitivement.
Le théâtre de Racine est ici, plus encore que dans ses autres pièces, un théâtre de la cruauté, dont Péguy faisait remarquer qu'il transformait toutes les contraintes esthétiques (temps, lieu, action) en instruments de torture.




Dans le dialogue racinien il n'y a pas un mot qui ne porte. Non pas seulement pas un mot, mais pas un oubli, pas un silence qui ne vaille, qui ne soit habile, voulu, fait. Qui ne porte, c'est-à-dire qui ne porte un coup. Qui ne fasse mal, qui ne serve à faire du mal à quelqu'un. Les personnages de Corneille n'offensent pas. Ils ne savent pas offenser, même et surtout quand ils se le proposent solennellement, quand ils sont venus exprès pour ça de derrière les portants. (...) Les personnages de Racine n'ont pas besoin d'une cérémonie rituelle, d'un rite et  d'une grossièreté pour offenser. Ils offensent tout le temps. Ils n'ont pas besoin de donner un soufflet pour trouver des mots qui percent le coeur. Les personnages de Racine offensent constamment, et au fond même ils ne font que cela.

Charles Péguy, Victor-Marie Comte Hugo,  Gallimard, 1934






 A découvrir : les possibilités de mises en scène de Britannicus.
 A voir : une présentation des personnages par le théâtre de l'Atelier 210.
 
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