Le Christ s'est arrêté à Eboli, Carlo Levi, 1945/1948
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Publié par Einaudi en 1945, Le Christ s'est arrêté à Eboli (Cristo si è fermato a Eboli), est le premier livre du peintre Carlo Levi. Il est traduit en français par Jeanne Modigliani et publié chez Gallimard, en 1948. En Italie, d'abord, le livre a eu un grand retentissement. Il a suscité des vocations d'ethnologues, des réactions politiques, des interventions des pouvoirs publics. En un mot, il a rendu visibles des réalités connues, certes, mais mal connues, abandonnées à ce qui était jugé une "infériorité" native de ces habitants rebelles au progrès, depuis les origines (l'unification de 1861). Francesco Rosi en fera un film, sous le même titre, sorti sur les écrans en 1979, dans lequel le personnage de Carlo Levi est incarné par Gian-Maria Volontè. |
Carlo Levi, autoportrait 1943.
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L'écrivainIl est né le 29 novembre 1902, dans une famille de bonne bourgeosie turinoise, d'origine juive. Son père, Ercole Raffaele Levi, est médecin. Sa mère, Annetta Treves, est la soeur de Claudio Treves (1869-1933), deputé socialiste, antifasciste qui s'exile en 1926 et mourra à Paris. Il a une soeur aînée, Luisa (1898-1985), médecin neuro-psychiatre infantile, un frère, Ricardo, né en 1904 et une jeune soeur, Adèle.Il fait des études de médecine qu'il termine en 1924 et travaille jusqu'en 1928 à l'hôpital de l'université de Turin (Clinica Medica dell'Università di Torino) mais la médecine n'est pas sa véritable vocation. Ce qu'il veut, et ce qu'il fait le plus, c'est peindre. En 1923, il a fait un premier séjour à Paris où il a rencontré Modigliani, Chaïm Soutine et ceux que l'on appelle les Fauves. Compte tenu de son environnemnt intellectuel (ses amis s'appellent Pavese, Noventa, Gramsci, Einaudi qui deviendra son éditeur) on comprend que le fascisme (Mussolini est au pouvoir depuis 1922) ne correspond en rien à sa vision du monde. En 1930, il rejoint le groupe "Justice et liberté", mouvement antifasciste créé par des exilés italiens, à Paris, en 1929. Il en devient l'un des responsables italiens avec Leone Ginzburg qui, né en 1909, fonde, en 1933, avec Einaudi, une maison d'édition qui deviendra célèbre. En 1944, à Rome, il est arrêté et, torturé par la Gestapo, il en meurt. En 1934, Carlo Levi est arrêté et incarcéré une première fois mais libéré. En mai 1935, sa seconde arrestation se solde par une assignation à résidence de trois ans qu'il doit passer dans une ville éloignée de la Basilicate (qu'on appelle alors Lucanie de son nom romain), tout à fait au sud de l'Italie, dans la région la plus misérable du pays. Ces trois ans se réduiront, en fait, à un, en raison de la grâce concédée à certains "exilés" après la prise d'Addis-Abeba par les troupes italiennes en mai 1936. Levi quitte alors l'Italie pour la France où il restera jusqu'en 1941. De retour en Italie, il entre en résistance ; en 1943, il adhère à un parti de centre gauche récemment formé et prend part à la direction de La Nation du peuple (La Nazione del Popolo) organe du comité de libération de la Toscane. il est emprisonné de nouveau à Florence, mais libéré par l'arrestation de Mussolini. Il trouve alors refuge chez Eugenio Montale (1896-1961, peintre et poète) et rédige Le Christ s'est arrêté à Eboli (décembre 43 / juin 44) que son ami Einaudi publiera en 1945. Chez Montale, il fait la connaissance de Umberto Saba dont la fille unique, Linuccia, elle-même peintre et écrivain, devient sa compagne. |
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Photographie Karl van Vechten, 1947
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La vie de Carlo Levi
va se partager dorénavant entre la peinture qui
lui est essentielle, ce qui signifie des expositions, mais aussi des
commandes comme celle du panneau (18,5 m sur 3,20) qui deviendra
"Lucanie 61" exécuté pour l'exposition Italie 61
montée à Turin pour célébrer le premier centenaire de l'unification de
l'Italie et qu'il dédie au poète et écrivain Rocco Scotellaro
(1923-1953) ; l'écriture, tout aussi essentielle, car elle lui permet
d'explorer, de tenter
de comprendre le monde pour envisager des solutions aux malheurs des hommes, par exemple dans Les Mots sont des pierres (Le parole sono pietre. Tre giornate in Sicilia, 1955) enquête sur la Sicile, ou dans Tout le miel est fini - Voyages en Sardaigne (Tutto il miele è finito, 1964) et quelques autres tout aussi importants. En 1945, à Rome, il dirige L'Italie Libre (Italia libera) et il collabore à La Stampa, quotidien turinois de diffusion nationale jusqu'à aujourd'hui. Ses articles représentent un part importante de son oeuvre ; beaucoup ont été publiés en volumes après sa mort. Dans l'oeuvre de Levi, picturale ou littéraire, la politique n'est jamais loin. Mais elle va finir par se rapprocher encore puisqu'en 1963, largement poussé par ses amis, il se décide à affronter les urnes pour un siège de sénateur, sous l'étiquette d'indépendant rallié au Parti communiste. Il est élu et réélu en 1968. Il assumera son mandat jusqu'en 1972. Il meurt en 1975. Lire Carlo Levi c'est découvrir un écrivain (un homme) profondément humaniste, profondément poète aussi si être poète, c'est révéler un pan ignoré du monde, comme le voulaient aussi bien Cendrars que Cocteau écrivant en 1926 que la poésie "dévoile" : "Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement." Toute sa vie, Levi n'a eu de cesse de dévoiler, de rendre visible le monde autour de lui avec une admirable générosité. |
Lucania 61. Panneau de 18,5 m sur 3,20. Centro Carlo Levi, Matera, Basilicate. |
L'oeuvreElle est composée de 23 séquences, ou chapitres si l'on veut (24 si l'on tient compte du premier chapitre qui est davantage un prologue, voire un avant-propos) dans l'édition française. Dans la réédition italienne de 1963, précédée d'une lettre de l'auteur à l'éditeur, elle en compte 24 (ou 25) parce que la onzième séquence de l'édition française est subdivisée en deux, d'une part la fête de la Madone et de l'autre la question de l'émigration stoppée net par la crise de 1929.Ces séquences ne sont ni numérotées, ni titrées. Il s'agit d'un récit à la première personne qui présente, à première vue, toutes les caractéristiques de l'autobiographie. Le narrateur-personnage s'y nomme Carlo, les lieux décrits correspondent à des réalités géographiques à la toponymie vérifiable. Grassano, Matera, même Gagliano (Aliano dans la prononciation locale) sont localisables sur des cartes. Carlo Levi a bien été envoyé là en résidence surveillée, en 1935, et il y est restée une année, libéré comme d'autres "exilés" (selon le terme des paysans) par le régime fasciste se glorifiant de la prise d'Addis-Abeba en mai 1936. Ecrire ces "mémoires" quelques dix ans après l'expérience vécue, donc méditée, repensée, réévaluée entraîne une nécessaire distance. De fait, ce récit se révèle bien plus complexe qu'il ne semblait. Dans la lettre à l'éditeur, son ami de longue date, qui précède la réédition de 1963, il en écrit ceci : "Le Christ s'est arrêté à Eboli fut d'abord expérience, et peinture, et poésie et puis théorie et joie de la vérité [...] pour devenir enfin et ouvertement une histoire" Une expérience Celle d'un jeune intellectuel turinois, plus familier du monde culturel et politique dans lequel il gravitait, tant dans sa ville natale qu'à Paris où il séjournait régulièrement, que de la vie quotidienne des paysans du sud de l'Italie, ce qu'il est convenu de nommer "Mezzogiorno" (Le "midi", à ceci près que les connotations du mot français sont toutes positives, celles du mot italien, toutes négatives). Et le voilà, brutalement plongé dans un monde aux antipodes du sien, sevré d'amitiés, d'échanges, forcé de coexister d'un côté avec des individus travaillés de mesquinerie (ses geôliers, en somme) et de l'autre avec des malheureux dont la misère semble venir du fond des temps et ne devoir jamais s'achever. Et le plus étonnant dans ce face à face, c'est que le jeune homme, non seulement ne se détourne pas de cette réalité âpre sur tous les plans, mais qu'il se met à l'écoute, avec beaucoup d'attention et d'empathie, de ce qu'il découvre de la terre et des humains qui y survivent. Et il regarde, là aussi avec beaucoup d'attention, ses descriptions (comme ses peintures) en font foi qui détaillent avec rigueur et patience tous les attendus d'un paysage, d'une météorologie, des visages humains (hommes, femmes, enfants), mais aussi des bêtes ; et il s'efforce de comprendre, même ce qui aurait pu (ou dû) faire ricaner un bourgeois turinois, l'importance de la magie dans ce monde élémentaire (à tous les sens du terme), la vision syncrétique qui amalgame univers religieux catholique (Dieu, le diable, les anges, les démons, la Madone) et un profond paganisme qui ignore les frontières entre visible et invisible, entre humains et animaux, entre morts et vivants. |
Carlo Levi, Paysage de Gagliano et lune, 1935 "Une grande lune, frêle, transparente et irréelle, était suspendue dans l'air rosé, au dessus des oliviers et des maisons, pareille à un os de seiche, rongé par le sel, sur le rivage de la mer. J'étais [...] très ami de la lune [...] C'est pourquoi je la peignis pour la saluer et lui rendre hommage, ronde et légère au milieu du ciel..." (chap. 8) |
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Cette
expérience est aussi, d'une certaine manière, un apprentissage, peut-être
même une initiation, car au cours de ce séjour, le jeune homme mûrit,
grandit en somme, en découvrant que toute altérité est déjà et toujours
une identité. Moi et l'autre sommes interchangeables, et ce que l'on
croit souvent appartenir à un passé révolu n'est jamais qu'un présent
que l'on se refuse à voir. Par exemple, dans les villes, la mort a été
repoussée hors de vue, mais les paysans savent bien que les morts sont
là, partout présents, sous la forme d'ossements (on en trouve partout)
ou celle d'esprits plus ou moins dangereux. Les rituels de deuil sont
impressionnants et une fois le mort enterré se perpétuent dans les
draperies noires laissées le long des portes des maisons, et dans la
nécessité pour les femmes de la famille de rester enfermées pour des
durées dépendant de la proximité du mort, trois ans pour un père, un an
pour un frère. Ce que les paysans entendent
à la radio leur semble parvenir "d'un pays d'activité facile et de
progrès, qui avait oublié la mort au point de l'évoquer en plaisantant
avec la légèreté de celui qui n'y croit pas" (chap. 8), un pays où l'on
peut célébrer la guerre qu'ils ne perçoivent que comme une autre
catastrophe naturelle et nul, malgré le monument aux morts, n'évoque
jamais la Grande guerre. Quant à la guerre éthiopienne, elle leur paraît
une entreprise d'injustice criante, supposée leur donner des terres
dont on chasse les habitants légitimes. La mort, c'est leur réalité
quotidienne, d'autant plus que tout ce
sud est en proie au paludisme
(malaria, du mot italien, incriminant le "mauvais air" de la maladie).
Malnutrition, conditions d'hygiène inexistantes, absence de remèdes,
souvent indifférence (et/ou incompétence) des médecins locaux, tout se
ligue pour perpétuer les infections. Autre réalité, tout aussi puissante que la mort, la sexualité : "L'amour ou l'attrait sexuel est considéré par les paysans comme une force de la nature, d'une puissance telle qu'aucune volonté n'est en mesure de s'y opposer" (chap. 10), ni la morale, ni l'âge même. Et la sexualité, c'est la puissance des femmes. Les relations entre les hommes et les femmes sont régies par des codes que nul ne peut vraiment enfreindre, sauf les "sorcières", nombreuses naturellement. Quand Carlo Levi arrive au village, il est aussitôt mis en garde, ne rien accepter d'une femme sous peine d'être ensorcelé. Et les histoires ne manquent pas qui prouvent la réalité du fait. Mais, avec un certain humour, après avoir avoué qu'il n'a jamais rien refusé, il conclut "ils [les philtres] ne m'ont fait aucun mal ; peut-être au contraire m'ont-ils aidé, d'une façon mystérieuse, à pénétrer dans ce monde fermé, voilé de noir, fait de sang et de terre, ce monde étranger des paysans, où l'on n'entre pas sans une clé magique." (chap. 2) |
Carlo Levi, portrait d'enfant, détail
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Peinture et poésie Le lecteur ne peut manquer d'être frappé par l'attention accordée au monde extérieur, les montagnes, le village (voire les bourgs comme Grassano qui a été la première résidence de Levi et où il est autorisé à retourner une semaine), la disposition spatiale, l'ordonnance des maisons, des ruelles, les couleurs (ou leur absence), les formes. Cette attention donnée au paysage ne manque pas davantage pour les conditions météorologiques qui s'imposent à la vie quotidienne, la chaleur avec ses cortèges de mouches (surabondantes) et de moustiques (prometteurs de malaria), le froid, la pluie, la neige qui interdisent les transhumances quotidiennes pour rejoindre les champs, le vent "un cri continu, un hurlement, un gémissement, comme si tous les esprits de la terre se plaignaient en même temps de leur captivité sans espoir" (chap. 17). Les conditions de vie objectives permettent ensuite de mieux saisir les humains qui y sont confrontés. C'est un regard de peintre qui se retrouve dans les nombreux tableaux de cette époque, peintures d'extérieurs ou portraits. Mais l'écriture en garde quelque chose, Levi écrit comme on pose des touches sur une toile. La force du texte tient à la juxtaposition de remarques ou d'observations portant à la fois sur le monde objectif, le paysage et les humains (pauvreté d'une alimentation réduite au strict minimum, pas de feu le soir dans les maisons pour cuisiner, du moins en été, le bois étant rare, vêtements proches de haillons, longues journées de travail sur une terre ingrate) et sur les croyances, les légendes, les interprétations du monde, qu'il s'agisse de celles des paysans ou de la petite bourgeoisie qui tient le haut du pavé dans la bourgade, tout autant d'ailleurs que les conditions de vie de ceux qui, comme lui, sont en résidence surveillée, un univers de minuscules et néanmoins pénibles vexations, de la surveillance du courrier, à l'interdiction de se voir et de se parler, de l'examen des livres reçus au gendarme qui surveille le peintre devant sa toile. De ce monde ingrat tel qu'il le voit quand il arrive : "tout autour rien que de l'argile blanche, sans arbres et sans herbe, où les eaux avaient creusé des trous, des cônes, des plages d'aspect malveillant, comme dans un paysage lunaire", il a tiré toute la beauté cachée, de même que progressivement, il verra de mieux en mieux la beauté de ces hommes, femmes, enfants, à première vue peu engageants. Chaque chapitre ajoute des touches, rapides, mais fortes, à l'ensemble de la réalité, qui vont constituer, in fine, le tableau complet de ce coin de Basilicate vécu par Levi en 1935-36 : comportements des petits bourgeois, vie quotidienne des paysans, croyances et légendes, mémoire des brigands, poids de l'émigration, condition de vie des "confinés" (Confinato, les personnes en résidence surveillée), états du ciel et de la terre, fêtes locales et coutumes diverses. |
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Théorie Plongé dans ce monde nouveau et incompréhensible, le narrateur-personnage y est intégré, presque contre son grè, parce que la rumeur s'est répandue qu'il était médecin. Ses capacités d'empathie feront le reste, même s'il ne peut rien faire pour le premier malade qu'on lui amène le soir de son arrivée. Aussi le premier chapitre (ou avant-propos) explique-t-il le titre, une sorte de proverbe local mettant l'accent sur le caractère d' «ailleurs» de ce territoire. "Le Christ s'est arrêté à Eboli" et il "n'est jamais arrivé ici [en Lucanie], ni le temps, ni l'âme individuelle, ni l'espoir, ni la liaison entre causes et effets, ni la raison, ni l'histoire" en offrant le résumé du parcours initiatique du narrateur qui lui a permis de comprendre cet «ailleurs», d'en partager, comme il dit, la contemporanéité. Il se fait, en même temps, ethnologue et sociologue, mettant à jour à la fois les rapports de force qui structurent ce petit monde en le maintenant dans le temps de l'éternel retour, celui des saisons qui se succèdent et se répètent, sans rien changer aux malheurs quotidiens (misère, maladies, accidents), comme il le dit à propos du soir du 31 décembre 1935, alors que sa montre s'est arrêtée : "Ainsi finit, à un moment indéterminé, 1935, cette année fastidieuse, pleine d'un ennui légitime, et 1936 commença, semblable à l'année précédente, comme à toutes celles qui étaient venues avant et qui viendront après, dans leur course indifférente et inhumaine" (chap. 18). A un autre moment, à propos de la vivacité des enfants, qui s'éteindra avec les années, il parle de "la prison monotone du temps" (chap. 19). Le "sociologue" (marxiste, mais aussi très stendhalien) met en évidence la lutte des classes implicite entre ceux qui se nomment "galantuomini" et qu'il appelle "seigneurs" et les paysans que ces derniers nomment "cafoni" "Braves gens, mais primitifs". Les premiers appartiennent au monde du pouvoir, tous fascistes, pour la raison que "le Parti c'était le Gouvernement, c'était l'Etat, le Pouvoir, et ils se sentaient, eux, naturellement, partie de ce pouvoir" (chap. 8). A l'intérieur de ce groupe, il y a pourtant deux factions, en guerre, par dénonciations interposées, celle du podestat, Luigi Magalone, de son vieil oncle, le docteur Milillo nanti de deux filles, dont l'âme est la soeur du podestat, Donna Caterina Magalone Cuscianna, dont le mari est parti volontaire en Abyssinie (le seul du village) ce qui fait d'elle la femme d'un héros ; et celle de l'autre médecin du village, le Dr Gibilisco qui a deux nièces à qui appartient la pharmacie. Entre ces deux groupes, des haines recuites. De l'autre côté, il y a les paysans, pressurés de tous côtés. Les deux médecins s'entendent surtout pour extorquer l'argent d'interventions sans résultat, ou pis encore, désastreuses ; le malheureux prêtre du lieu se plaint continuement de ne pas recevoir ce qui lui est dû. L'Etat ne se manifeste que pour percevoir des impôts que personne ne peut payer. La séquence des cadeaux obligés aux autorités, pour Noël, en est emblématique. Mais le regard "sociologique" ne suffit pas à rendre compte d'une réalité bien plus complexe, d'où la nécessité de se faire quelque peu ethnologue, d'entrer dans les croyances, d'éclairer des pans obscurs de ces vies minuscules et au premier chef d'éclairer ce pan du passé toujours vivant dans les mémoires paysannes, celui du "brigandage", par lequel ils sont connus du reste de l'Italie. Les faits remontent à l'unification italienne des années 1860. Mélange de révolte contre le Nord, au profit des Bourboniens chassés du royaume des deux Siciles, et de pur et simple banditisme, les "brigands" sont restés la légende des paysans. On pourrait y lire un vieux fond de jacquerie, la colère, le sentiment d'injustice, un beau jour (si l'on peut dire) explose en violences, comme en fait l'épreuve le narrateur lorsque les atermoiements du podestat à l'autoriser à aller soigner un malade qui meurt apparaissent aux paysans comme la cause même de cette mort. La violence est contenue à grand peine et finit par se manifester dans une pièce de théâtre improvisée jouée toute une journée aux portes des autorités ainsi nommément accusées de meurtre. Levi voit dans cette époque du "brigandage" l'origine des passions qui se perpétuent, à la fois la résignation des paysans (avec, de temps à autre, des explosions brutales, rapides) et les luttes intestines des seigneurs : "À cette époque remontent les haines qui divisent le pays, transmises à travers les générations et toujours actuelles". Certains chapitres ont ainsi une tendance à glisser vers l'essai, par exemple dans le chapitre 8 s'efforçant d'éclairer à la fois le comportement des notables et le rejet de l'Etat par les paysans "L'Etat est une des formes de ce destin, comme le vent qui brûle les récoltes ou la fièvre qui nous consume le sang", ou dans le chapitre 22 où, retournant à Turin, en raison d'une mort dans sa famille, il mesure l'incompréhension de ses amis et réfléchit à ce que sont les besoins du Mezzogiorno. Une histoire Ainsi expérience, peinture, poésie, théorie, cette complexe alchimie, qui a mis presque dix ans a porter ses fruits, débouche, selon l'écrivain lui-même, sur une histoire (racconto), ce qui se raconte. Elle commence par l'arrivée du narrateur sur les lieux "Je suis arrivé à Gagliano un après-midi d'août, dans une petite auto déglinguée. J'avais les mains liées et j'étais accompagné de deux vigoureux représentants de l'Etat..." et se termine par son départ, un an environ après : "Après le tournant, derrière le terrain de sport, Gagliano disparut et je ne l'ai plus revu." (Toutefois, il n'est pas indifférent de savoir que Levi a demandé à être enterré là-bas, preuve s'il en est de l'importance de cette expérience et qu'il y était retourné, comme en témoigne le photographe Mario Carbone, en 1960). L'histoire qui se développe entre ces deux moments est celle de la découverte d'un monde. les paysages, nous l'avons dit, mais aussi les portraits vont être nombreux puisqu'ils donnent accès à ce nouveau monde ; les anecdotes aussi qui permettent de situer un personnage, en même temps que sa place dans les relations villageoises. Ainsi du vieux, très vieux fossoyeur, qui a la réputation d'avoir été meneur de loups, ou de la femme de charge de Levi, Giulia, sorcière, qui, à 41 ans, selon ses dires, a accouché 17 fois. Dans ce monde, nouveau pour lui, les femmes qui ont l'air si effacées, occupent pourtant une place primordiale. Chargées de vie, elles font des enfants (légitimes ou non, cela n'a guère d'importance), les protègent, les soignent, les aiment passionnément ; chargées de mort, ce sont elles qui mènent les deuils, qui les portent, et les sorcières, en sus, peuvent se charger de la distribuer. Sans compter une charge de travail imposante pour assurer la survie. Souvent seules, quittées par des maris qui ont émigré (aux Etats Unis) et ne sont jamais revenus, le narrateur les admire et même lorsqu'il se moque un tant soit peu, par exemple de l'exubérance un peu sotte des filles du Dr Milillo, il corrige ce qui glisserait à la caricature par "C'étaient de bien braves filles, sans une seule idée en tête, merveilleusement naïves et ignorantes". Très souvent, les relations entre habitants du village, sous la plume de Levi, frisent la comédie. Sa plume, on le conçoit, est assez féroce à l'égard des fascistes, dont le "podestat" (terme fasciste, repris du Moyen-Age pour désigner le maire), en première ligne, imbu de son pouvoir, prétentieux, rassemblant autoritairement les paysans pour leur faire écouter la radio, instituteur qui n'enseigne rien à ses malheureux élèves, pusillanime devant ses supérieurs, arrogant vis-à-vis de ceux qu'il juge ses inférieurs. Tout ce que Levi a ainsi appris durant son séjour est intégré dans une "histoire", les croyances et les légendes racontées par les personnages eux-mêmes, les coutumes vécues (dans les fêtes, dans les deuils, dans les jeux des enfants regardés avec beaucoup de tendresse) et regardées par le narrateur à la fois avec distance (d'où, souvent, des remarques où transparaît l'humour) et empathie. Comme le narrateur a du mal à quitter Gagliano lorsqu'il est libéré, le lecteur a du mal à se déprendre d'hommes et de femmes qu'il a appris à respecter et à aimer. Et parce que c'est une histoire, toute relecture est un bonheur. |
A lire : Le Guépard, Tomasi de Lampedusa. Un autre regard sur ce sud de l'Italie et les débuts de l'unification. Pour en savoir plus sur le "brigandage" en Basilicate, la thèse de doctorat de Pierre-Yves Manchon (2011)
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