Erec
et Enide, Chrétien de Troyes, vers 1169-1170
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Lettre historiée dans un
manuscrit d'Erec et Enide, XIIIe
siècle
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Le texteSi l'on suit ce que dit le prologue de Cligès, il s'agirait du premier roman de Chrétien, puisqu'il est le premier cité, encore qu'on pourrait aussi l'interpréter comme sa composition la plus célèbre, celle qui a établi sa réputation, mais il n'en reste pas moins le premier des cinq qui nous sont parvenus. C'est celui dans lequel apparaît le nom de "Chrétien de Troyes" (vers 9).Il reste 7 manuscrits de ce récit et des fragments éparpillés dans 4 autres manuscrits qui s'échelonnent du début à la fin du XIIIe siècle ; par ailleurs, le récit a été traduit et mis en prose en 1454. Composé de plus de 6900 octosyllabes en rimes plates, l'auteur affirme s'inspirer d'un "conte d'aventure" que diffusent à l'envi (et fort mal, précisent les vers 20-23) les jongleurs. Le titre qui semble lui être donné est Erec ,"D'Erec, le fil Lac, est li contes" (vers 19), alors que dans le prologue de Cligès, il est dit "D'Erec et d'Enide". La composition du récitLe texte est divisé, par l'écrivain lui-même, en deux parties : la première débute par la chasse au cerf blanc lancée par le roi Arthur qui verra l'heureux chasseur désigner par un baiser la plus belle dame de la cour et se termine par l'élection unanime d'Enide qu'Erec vient d'y conduire pour l'épouser "Ci fine le premerains vers" (vers 1840).La seconde partie, bien plus longue donc, débute avec le mariage des deux jeunes gens et se termine par leur couronnement à Nantes après le décès du père d'Erec, et après qu'Erec, à travers neuf aventures savamment graduées, aura reconquis son titre de chevalier mis à mal par sa passion exclusive pour sa jeune femme. Mais on pourrait tout aussi bien considérer que le rythme du récit dessine trois parties : la première se terminant avec les fêtes accueillant les jeunes mariés au royaume du roi Lac, puisqu'à la tonalité joyeuse et festive de cette première partie, roman d'amour qui se clôt, comme |
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dans les contes de fées, par un mariage, va succèder une deuxième partie, moins joyeuse, dominée par la tension qui habite le personnage principal, Erec, | ||||
fonçant
droit devant lui à travers la forêt et combattant tout ce qui se trouve
sur son passage jusqu'à tomber dans un évanouissement qui ressemble à
la mort, avant que le récit ne retrouve, dans une troisième partie, un
rythme plus amène, où amour et prouesse vont de pair, qui le conduit à
sa
conclusion qu'est l'apothéose de l'intronisation de ses deux jeunes
héros. Cette distribution ne rend pas compte, toutefois, de la subtilité d'une composition qui joue des reprises tout d'abord. L'aventure commence à la cour d'Arthur, à Pâques, et Erec est d'abord défini comme chevalier de la Table Ronde, et épisodiquement, mais avec régularité, le narrateur propose des listes des chevaliers lui appartenant, conférant à cet univers un caractère familier porté par cette répétition même. |
La cour d'Arthur
apparaît quatre
fois dans le récit : au début, elle est le point de départ de
l'aventure, et présentée comme connue des auditeurs/lecteurs : "A
Caradigant son chastel / ot li rois Artus cort tenue", ce que renforce
l'intervention de Gauvain, "Mes sire Gauvain", pas davantage présenté.
De même qu'Erec est dit "chevalier de la Table Ronde" sans qu'il soit
expliqué de quoi il s'agit. C'est au cours de la chasse lancée par le
roi, pour clore
les fêtes de Pâques, qu'Erec insulté indirectement, puis directement,
par le nain d'un chevalier, part à sa poursuite pour se venger, ce qui
le conduit à Enide ; La deuxième fois, lorsqu'il ramène Enide à la cour,
ce qui clôt l'aventure de la chasse au cerf blanc ; la troisième fois,
au cours de son errance dans la forêt, où la cour est rassemblée
pour la chasse, halte bénéfique mais rapide ;
enfin dans la conclusion, lorsqu'il la rejoint et qu'Arthur organise
son couronnement à Nantes, à Noël, lui donnant une splendeur que ni
Alexandre (la Grèce), ni César (Rome) n'auraient pu donner. Discrète,
mais présente conclusion, sur la "translatio" (la migration) ici de la
chevalerie que le prochain roman, Cilgès, développera. L'aventure et donc toute entière inscrite dans l'espace-temps du monde arthurien. De même, les combats successifs d'Erec, contre deux, contre cinq, contre cent chevaliers (ceux d'un comte enivré de la beauté d'Enide), contre le hardi Guivret le petit, contre les deux géants, contre le comte Oringle de Limors, de nouveau contre Guivret en raison de la nuit, sont à la fois des reprises et des variations (les deux comtes sont mus par le même désir de "s'approprier" Enide, mais le premier est joué par la jeune femme et, blessé, se repent de son acte ; le second malgré les avertissements de ses pairs, la bat, et meurt) sur un même schéma, faisant apparaître de plus en plus clairement la prouesse d'Erec, la fidélité et l'amour d'Enide ; car les deux héros ont à prouver quelque chose: Erec semble avoir surtout été blessé par le fait que sa femme mette en doute ses qualités, et veut savoir si elle l'aime vraiment ; et Enide doit être témoin de ses prouesses pour se repentir de ses doutes ; les deux combats avec Guivret, eux, mettent en évidence l'impétuosité, mais aussi la générosité de ce dernier. La première partie, par ailleurs, se construit sur un enchâssement, puisque la chasse au blanc cerf encadre l'épreuve de l'épervier qui consiste aussi à déclarer une jeune femme la plus belle et à être prêt à défendre cette affirmation les armes à la main. Erec fait ainsi reconnaître la beauté d'Enide malgré sa pauvreté, comme elle sera reconnue, somptueusement vêtue par la reine, à la cour. La "Joie de la Cour", dernière aventure que doit mener Erec fait aussi écho à sa propre histoire puisque la demoiselle qui retient le Chevalier vermeil dans son verger enchanté le coupe de la société, comme Erec s'en était coupé, volontairement, lui, en se retranchant dans sa chambre avec Enide. En "désenchantant" le verger par sa victoire sur le chevalier, il prouve que le chemin qu'il a parcouru a bien été formateur pour lui, et que la mesure dont il fait maintenant preuve, capable à la fois d'aimer et de combattre, le qualifie définitivement pour gouverner ses terres. |
La Table ronde, dans une enluminure illustrant le Lancelot en prose, texte du XIIIe siècle, dans un manuscrit du XVe. |
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Un chef-d'oeuvreLire Erec et Enide, c'est éprouver le sentiment que Chrétien le propose comme une sorte de "chef-d'oeuvre" au sens où un compagnon, qui aspire à devenir maître, montre tout ce qu'il sait faire à ceux qui vont le juger apte ou non à l'être. Jouant avec la "matière de Bretagne" c'est-à-dire avec des contes où le merveilleux est continuel (blanc cerf, chevalier énigmatique précédé d'un nain arrogant et agressif, comparaison d'Enide à Iseult, géants cruels à souhait, onguents magiques — préparés par la fée Morgane —, tissu féerique offert à Enide par la reine, verger enchanté qui rappelle aussi la prison de verre dans laquelle Viviane enfermera Merlin — dans des romans plus tardifs —, robe de couronnement brodée par les fées), matière à laisser aux jongleurs, il n'en souligne pas moins tout ce qu'il doit à la culture savante, celle des clercs, héritée de l'antiquité, et s'il cite nommément Macrobe, (vers 6730) dont il fait son maître en description, il utilise aussi bien Martianus Capella, et la robe brodée par les fées loue les enseignements du Quadrivium (Géométrie, Arithmétique, Musique et Astronomie) comme le faisait Capella à travers ses allégories, que Virgile, puisque la décoration de la selle offerte par Guivret à Enide raconte l'histoire d'Enée (vers 5330-5345).Par ailleurs, les descriptions occupent une grande place dans ce récit, et il semble que Chrétien ait eu à coeur d'en explorer toutes les possibilités: descriptions de lieux (la ville où vit Enide ; le château du père d'Erec ; le château des soeurs de Guivret ; Le château de l'aventure "La Joie de la cour" et son verger enchanté derrière sa muraille d'air) ; descriptions d'objets, dont le moindre n'est pas le sceptre du couronnement; descriptions de vêtements, d'armements, de chevaux ; évocations variées et nombreuses de nourritures ; portraits des personnages. Sans parler bien sûr des descriptions d'activités : la chasse, les combats, "la joie du lit" elle-même, les fêtes si nombreuses dans ce récit. L'ensemble est d'une tonalité heureuse, joyeuse. Le livre entier apparaît comme une succession d'enluminures, délicates et raffinées, extrêmement colorées, si exactement tissées dans la progression de l'aventure qu'elles sont source de plaisir sans d'abord attirer l'attention du lecteur qui se laisse entraîner par la verve du conteur, par son humour explicite ou implicite, car on se dit que si la robe du couronnement ne célèbre pas le Trivium (Grammaire, Dialectique, Rhétorique), c'est d'abord, naturellement, que cet enseignement concerne le latin et Chrétien écrit en roman, mais c'est surtout parce que le récit tout entier est démonstration de cette maîtrise dans la langue de la "modernité" dont Chrétien a bien raison d'affirmer qu'il sait en faire vibrer tous les accords dans sa "mout bele conjunture" (vers 14). L'élan qui entraîne tout le récit, l'allégresse qu'il fait ressentir, le sentiment de jeunesse qui l'habite, ne tient pas seulement à son début au printemps dont l'air vivifiant enveloppe l'histoire, ni à la jeunesse des personnages eux-mêmes, mais à la "largesse" qui en est la vertu dominante: Le roi, La reine, Erec, Enide, même le jeune écuyer croisé à la sortie de la forêt, offrant gracieusement vin, fromage et pain, Guivret, tous les personnages rivalisent de générosité ; les fêtes du couronnement portant cette libéralité à son comble. Erec et Enide est une fête perpétuelle sur tous les plans. |
Anonyme, combat d'Erec et d'un chevalier voleur, miniature, XIIIe s.
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A visiter : Les pages de la BnF sur le monde arthurien. A lire : une analyse intéressante de la rencontre entre Erec et Enide, mettant en évidence les codes courtois à l'oeuvre dans le récit. |