Chrétien de Troyes, XIIe
siècle
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La plus haute figure de l'art de "trouver", le poète parfait, qui réunit la grandeur du romancier à la force du chanteur. |
Jongleurs, enluminure, milieu XIe siècle, BnF Le jongleur est un personnage indispensable à la littérature du XIIe siècle. Musicien, acrobate, acteur, menant le plus souvent une vie itinérante, il est celui qui transmet les oeuvres, en les chantant (pour les poèmes), en les récitant voire en les jouant (pour les romans). Comme sa contemporaine, Marie de France, Chrétien s'en méfie (ils altèrent les oeuvres) et l'Eglise les condamne, à l'exception de ceux qui récitent les chansons de geste ou les hagiographies (vies des saints) |
Un bel inconnuQui
est Chrétien ? Quelle est son histoire ? Quand est-il né et quand
est-il mort ? A ces questions, nous ne pouvons répondre. Chrétien est
un nom qui apparaît dans cinq, peut-être six, manuscrits (le dernier
est contesté). Les médiévistes nous assurent qu'il a composé entre
1170
et 1190.
Tout le reste, il faut le
déduire des oeuvres. Mais comme elles sont belles, qu'en outre elles
cconstruisent un univers littéraire d'une cohérence peu commune dans la
littérature médiévale, comme de plus elles ont
"ensemencé", pour reprendre le mot que l'écrivain lui-même utilise dans
le prologue du Conte du graal,
tous les siècles suivants : ouvertement jusqu'au XVe,
on le continue, on l'adapte en prose ou comme, au XVIe
siècle, en
vers français, ce que fait Pierre Sala avec Le Chevalier au lion (vers 1520) ;
souterrainement
ensuite, jusqu'à resurgir en plein XXe siècle sur le clavier
d'un
écrivain barcelonais, Manuel Vasquez Montalban (1939-2003), dont le
dernier roman est une réécriture d'Erec
et Enide, décision est prise de lui faire débuter notre
calendrier littéraire personnel.
Alors les oeuvres ? Erec et Enide (vers 1169-1170) fournit le nom "Chrétien de Troyes" (vers 9). Les quatre autres romans, Cligès, Le Chevalier de la charrette, Le Chevalier au lion, Le Conte du graal ne diront plus que Chrétien. Ce qui veut peut-être dire que ce roman a suffi pour établir sa notoriété et qu'il ne peut plus, ensuite, y avoir d'équivoque sur le nom de Chrétien. Ce nom apparaît dès le prologue, sauf pour Le Chevalier au lion où il est rejeté dans l’explicit. Sans doute parce que le roman est dépourvu de prologue, il débute in medias res, à la cour d’Arthur. Cligès (vers 1176-1177) fournit une liste d'oeuvres : "Les commandements d'Ovide" (Remedia amoris, Remèdes d'amour) ; "Le mors de l'épaule" (la morsure de l'épaule ; probablement l'histoire de Pélops tirée des Métamorphoses d'Ovide), "Du roi Marc et d'Iseult la blonde" (Tristan et Iseult) sont des textes perdus. En revanche, "l'Art d'amors", L'Art d'aimer, autre texte d'Ovide, nous est parvenu ainsi que Philomène (tiré aussi des Métamorphoses — muance —de la huppe, de l'hirondelle et du rossignol). Il n'est pas impossible qu'il soit, par ailleurs, l'auteur de Guillaume d'Angleterre (aux alentours des années 1180), un texte signé aussi Chrétien, mais dont certains médiévistes mettent en doute l'attribution. Par ailleurs, il est aussi crédité de deux poèmes dans la tradition courtoise "Amor, tençon et bataille" et "D'amors qui m'a tolu a moi". |
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Un clercDe la lecture de ces oeuvres, il ressort qu'il est un clerc, un homme formé par l’Eglise, qui a le monopole de l'instruction : il maîtrise le latin, ce qui apparaît à la fois dans le fait qu'il traduit Ovide, mais aussi dans sa connaissance des textes religieux, le Prologue du Conte du Graal commente saint Paul, par exemple ; il a fréquenté la bibliothèque de l’église St-Pierre de Beauvais (Cligès, vers 22). Wolfram von Eschenbach (l’auteur de Parzifal) le nommera d’ailleurs “maître”. Mais sa culture littéraire se trahit aussi par de très nombreuses allusions à d'autres oeuvres (romans, poèmes, voire chansons de geste) à l'intérieur de ses romans. Par ailleurs, Cligès se réfère au thème de la “Translatio studii” (vers 25-45) : la migration des savoirs, le déplacement du foyer de la civilisation d’Athènes à Rome et enfin dans l’Occident chrétien. Ce thème, élaboré par Jean Scot Erigène au IXe s. devient un lieu commun pour les lettrés du XIIe s. Il partage aussi un autre lieu commun avec les lettrés de son temps, l’idée qu’écrire se justifie par la nécessité de transmettre ce que l’on sait (cf. Erec et Enide), développement et glose de la parabole des talents (Mathieu). |
Un homme de courLe Chevalier de la Charrette (vers 1178-1180) est dédié à Marie de Champagne, ou plus exactement le prologue affirme qu'elle en est la commanditaire, mais Chrétien la nomme "ma Dame", mêlant ainsi référence courtoise et préséance seigneuriale. De cette dédicace, on déduit que l'écrivain a vécu dans l’entourage de Marie, c’est-à-dire dans une cour dont les fastes et le raffinement étaient renommés en leur temps. Le Comté de Champagne est alors une grande puissance, située entre les domaines français et l'Empire, frontalière des Flandres. En épousant Marie, en 1164, Henri le Libéral poursuit ses alliances avec la cour de France ; sa soeur a épousé Louis VII, père de son épouse et son frère Thibaut, comte de Blois, a épousé Alix, soeur de Marie ; mais avec ce mariage il noue aussi des liens avec l'Angleterre dont la mère de Marie, Aliénor, est devenue reine, en épousant, après la dissolution de son premier mariage, Henri II Plantagenêt, en 1152. Toutes ces alliances sont, comme souvent, à l'époque, fort instables, mais elles sont peut-être pour l'écrivain Chrétien bénéfiques ; il n'est pas exclu que ce soit dans cet entourage qu'il découvre ses sujets de prédilection. Ces cours seigneuriales développent une nouvelle manière de vivre, la courtoisie, héritée des cours du sud de la Loire, de Poitiers en particulier, célèbre tant pour ses poètes que pour son art de vivre. Le premier des troubadours n'a-t-il pas été Guillaume IX, duc d'Aquitaine, le grand-père d'Aliénor ? De nombreux écrivains fréquentent la cour de Champagne, parmi lesquels André Le Chapelain qui y commence son bréviaire de l’amour courtois, De Amore. Marie est la demi-soeur d’un futur roi de France, Philippe, et de futurs rois d’Angleterre, Richard Coeur de Lion et Jean sans Terre qui lui succèdera. Lorsqu’elle devient veuve, en 1181, Philippe d’Alsace, comte de Flandre, la demande en mariage, mais elle refuse. Elle meurt en 1198.Le Conte du graal est, lui, écrit à la demande de Philippe de Flandre. Philippe, c’est-à-dire le parrain et tuteur du jeune roi de France, un des hommes les plus puissants de son temps qui a su appuyer son pouvoir sur celui des villes affranchies. Comme Henri en Champagne, Philippe, malgré ses démêlés avec le jeune roi de France, a permis à la Flandre un développement économique certain. Il avait la réputation d’être un “parfait chevalier” , mais c’était aussi celle de Richard Coeur de Lion. C’est en tous cas le signe que le modèle chevaleresque que nous livrent les récits était un idéal auquel les hommes du temps estimaient bon de se référer. Philippe de Flandre, comme Philippe-Auguste et Richard Coeur de Lion, les deux demi-frères de Marie, partent pour la troisième croisade en 1191. Peut-être est-ce l'explication du non-achèvement de ce conte. Au XIIIe siècle, un continuateur affirmera que la mort de Chrétien en a été la cause, mais où et quand est-il mort, nous l'ignorons. Dans les romans, nous voyons le narrateur attentif aux détails d'une vie quotidienne qui est celle des cours. Reportés dans le cadre arthurien, ils n'en parlent pas moins du luxe des vêtements, des plaisirs de la conversation, du désir masculin de briller devant les dames, du désir féminin d'élire le plus courtois, mais aussi le plus valeureux des chevaliers, comme "ami". Les fêtes évoquées, ainsi dans Le Chevalier au lion, la réception d'Arthur dans le château de Laudine, permettent d'imaginer ce qu'il pouvait en être dans les cours de Champagne ou de Flandre, lorsqu'elles accueillaient des visiteurs de marque. Le poète diffuse à travers les comportements de ses personnages des manières d'être qui tranchent sans doute avec la réalité du temps, qui s'offrent peut-être comme "idéal", et dont, a contrario, le personnage de Keu, valeureux, mais fort mal embouché, pourrait être le témoin. |
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Lettre historiée, représentant
Marie de Champagne, dans l'incipit d'un manuscrit du Chevalier de la charrette, XIIIe
siècle.
Marie (1145-1198), fille d'Aliénor d'Aquitaine et du roi de France, Louis VII, promise en mariage dès 1647 au comte de Champagne, Henri le Libéral, l'épouse en 1164. De nombreux poètes et écrivains lui dédient leurs oeuvres, hommage à la fois à son rayonnement personnel et à la puissance de son mari, lui-même suffisamment lettré pour correspondre avec le philosophe Jean de Salisbury. |
Lettre historiée représentant un copiste, XIIe siècle |
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3. L’écrivain est un artisan, un
technicien. Son premier travail
consiste à structurer, dirions-nous aujourd’hui, la “matière” fournie.
Chrétien emploie le mot CONJUNTURE dans Erec et Enide (vers 13). Il
commente ce mot en rappelant que ces histoires sont “mises en pièces”
par les jongleurs, il s’agit donc de leur restituer une cohérence. Il
s’agit qu’elle soit très belle. Et Chrétien est maître d’un art proche
du tissage, tant sont fins et subtils les échos qu’il sait ménager dans
ses oeuvres, les suspens, les retournements, les parallèles, les
symétries et les dissymétries, la progression, les détours et les
détournements, là frustrant l’auditeur de ses attentes, là au contraire
le surprenant en lui fournissant ce qu’il imaginait, jouant des topoï, des lieux
communs, avec une adresse consommée. La structure des oeuvres de
Chrétien est plus musicale qu’architecturale, mais elle obéit très
souvent à un schéma qui rappelle celui de la Genèse
: le héros vit dans une sorte de paradis (Erec et l'amour d'Enide,
Yvain et Laudine, Perceval dans le château de sa mère, etc.) mais par
sa "faute", il le perd, et doit ensuite, péniblement, traverser maintes
épreuves pour le retrouver et être capable vraiment d'apprécier son
bonheur. Cette trame se complexifie dans Le Chevalier de la charrette et dans Le Conte du graal, mais elle n'en
est pas moins présente. Par ailleurs, Chrétien semble avoir eu aussi conscience qu'il s'agit là d'un travail d'orfèvre, comparable à celui du graveur qui a décoré les arçons de la selle d'Enide, dans Erec et Enide (vers 5329-5345), lequel a travaillé sept ans pour aboutir à un chef-d'oeuvre dont il a dû tirer un grand prix. Manière de rappeler discrètement que l'oeuvre a un prix, au sens monétaire du terme. N'avait-il pas prévenu dès la fin du prologue de ce roman de son grand "prix" (au sens de valeur cette fois) par quatre vers où il affirme "Des or commencerai l'estoire / Que toz jors mais iert en memoire / Tan con durra crestïentez / De ce s'est Crestïens ventez." ("Maintenant, je peux commencer l'histoire / qui à tout jamais restera en mémoire, / autant que durera la chrétienté. / Voilà de quoi Chrétien s'est vanté.", traduction de Jean-Marie Fritz) avec le demi-sourire qui le caractérise, mais la ferme certitude de créer une oeuvre durable par sa beauté. 4. L’écrivain est ce que nous appelons un poète : il écrit en vers et il rime. Il choisit l'octosyllabe, comme nombre de romans écrits à la même époque, sans qu'il y ait là une "obligation" puisque le choix du décasyllabe, ou du vers de douze syllabes (qui deviendra "alexandrin" du nom du Roman d'Alexandre où il est employé la première fois) est aussi une possibilité choisie par d'autres écrivains. Les chansons de geste, ou un texte comme Aucassin et Nicolette, à peu près contemporain lui aussi, utilisent la laisse (ensemble de vers) assonancée (répétition en fin de vers de la même voyelle accentuée); Chrétien, lui, utilise des rimes plates (ex. esprit / despit, vers 1-2 d’ Erec et Enide), comme beaucoup d'autres, y compris Marie de France, qui compose durant la même période, mais il en joue déjà en maître. Il en fait varier les associations, de la complémentarité à l'opposition, comme il jongle, en somme, en brisant le couplet, séparant syntaxiquement et sémantiquement des vers qui riment cependant ; il use volontiers de l'enjambement et du rejet. Très attentif aux mots, il en tire des effets certains dans l'évocation, par répétition de mots proches (isolexies), de paysages ou d'émotions, ainsi dans Le Chevalier au lion, lorsqu'il plonge une jeune fille seule dans la nuit d'une forêt sous la pluie. 5. Dans ses prologues Chrétien semble utiliser “estoire” (Erec et Enide), “livre” (Le Chevalier de la charrette), “conte”, “roman” (dans tous) comme des synonymes. Le mot “conte” étant, cependant, celui qu’il emploie le plus. Peut-être peut-on y voir l’indice de ce moment de transformation où le livre n’est plus seulement destiné à une lecture à voix haute, ou à une récitation par des jongleurs, mais devient aussi le support d’une lecture intime, pour un petit groupe, comme il le met en scène dans un épisode du Chevalier au lion, voire d'une lecture silencieuse, d’une réflexion individuelle, même si sans doute, ce comportement est encore loin de prédominer sur celui de l’oralité [une grande partie des reprises, des “stéréotypes”, description de personnages ou de combats, des interventions du narrateur destinées à relancer l’attention, relèvent de cette oralité]. A l’origine, l’expression “mettre en romanz” est première : il s’agit de traduire du latin en langue vernaculaire. Le roman est donc, d’abord, et par définition, le texte en langue vulgaire. 6. Le récit transmet un SEN (le mot est utilisé dans Le Chevalier de la charrette), conformément au lieu commun déjà cité qui veut qu’un écrit transmette un “savoir”, lequel, chez Chrétien, est souvent énigmatique, pour nous, sans doute plus que pour ses contemporaines. Le "sen" est donc la valeur didactique du récit. Comme le prologue fonctionne comme un pacte de lecture, il n’est pas inutile de regarder dans quelle direction il oriente la lecture. C’est la raison pour laquelle les 28 vers consacrés à la charité sur les 65 du prologue du Conte du Graal ne sont pas à négliger, en se rappelant que charité (caritas) c'est d'abord l'amour de Dieu et partant l'amour des autres, ou que les 44 vers du prologue de Cligès qui évoquent la "translatio studii" (la migration des savoirs) orientent peut-être notre lecture vers une interrogation sur ce qu'est le "savoir" : comment parvenons-nous à savoir ? comment peut-on interpréter les apparences ? On pourrait résumer ce qu'est l'art poétique de Chrétien de Troyes (voire de ses contemporains comme Marie de France, par exemple, par ces mots de Pascale Bourgain définissant le travail de l'auteur du Moyen Age: « Que fait donc un auteur ? Il compose, il traite, il assemble, il combine, il rédige, il met en ordre, il répartit, il forge, il tisse, il entrelace, il comprime. Mais surtout il dit et il écrit. Ou encore il met la main à la plume, il gribouille, il laboure la page. Il peut mentir, si c’est un auteur païen à qui tout est permis. Il invente fort peu, il ne crée jamais." Pourtant, au bout du parcours, l'écrivain nous laisse des oeuvres que nous ne nous lassons pas d'admirer dans leur singularité. |
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une petite
histoire de l'écriture et de la lecture au Moyen Age.
A
lire :
Les romans de Chrétien, de préférence dans l'édition du livre de poche
(Pochothèque) où le texte original est présenté en regard de
traductions, souvent
élégantes, respectant la disposition des vers, ce qui permet au lecteur
de profiter du texte original même s'il a peu de connaissances en
ancien français.
Curiosité : comment on percevait Chrétien à la fin du XIXe siècle. |