Le
Cid, Pierre
Corneille, première représentation au Marais, 4
janvier 1637
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Le Cid
est la neuvième pièce de Corneille. Tragi-comédie en cinq actes et en
vers, elle témoigne d'un théâtre en liberté (pour paraphraser un titre
de Hugo dont Corneille était une des grandes admirations) que les
règles classiques n'ont pas encore corseté. Elle n'obéit pas à l'unité
de lieu et tous les critiques ont remarqué que les événements s'y
succèdent à un tel rythme qu'il semble difficile, voire impossible, de
les faire tenir en un seul jour. Quant au genre de la "tragi-comédie",
il n'aura guère de postérité. La pièce relève de la tragédie par les
questions qu'elle pose, parce qu'il y a un mort, un récit de bataille,
mais elle se termine comme une comédie par la promesse d'un mariage
imposée par le Roi. Son sujet est celui de l'honneur dont tous les personnages sont tributaires et qui exige de chacun des renoncements, le sacrifice des sentiments au devoir et à ses rigueurs. Honneur masculin qui se lave dans le sang, honneur féminin qui s'appelle gloire et exige un comportement en accord avec son statut social. Chimène doit exiger la mort de Rodrigue, en dépit qu'elle en ait, par devoir filial, comme l'Infante doit renoncer à une alliance en-dessous de sa position. Les délibérations des personnages, expression de leur souffrance plutôt qu'évaluation d'une alternative réelle, ont beaucoup fait pour le succès de la pièce. L'intrigue : Rodrigue et Chimène vont s'épouser mais leurs pères sont rivaux face à une charge. Le père de Chimène, furieux d'avoir été débouté, insulte le père de Rodrigue. La machine infernale (comme aurait dit Cocteau) est lancée. Il faut laver l'insulte dans le sang. Rodrigue provoque en duel son futur beau-père et le tue. Chimène exige du roi la tête de Rodrigue. Mais les Maures attaquent la ville, Rodrigue rassemble des hommes et les repousse. Il est le héros de la ville. Toutefois, Chimène ne peut renoncer à son droit. Son amoureux, Don Sanche, provoque Rodrigue en duel. Finalement le roi tranche : Chimène épousera Rodrigue. Au milieu de ces traverses, l'Infante qui aime Rodrigue doit se débattre elle aussi entre ses sentiments, renoncement, espoirs, et victoire finale sur elle-même qui est renoncement à celui qu'elle aime et dont les exploits guerriers avaient fait son égal. Les personnages de Corneille sont toujours admirables, mais il leur en coûte toujours très cher. |
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Portrait de Corneille (détail) d'après Charles Le Brun, musée de Versailles. |
Les personnages de la
pièce : Don Fernand, premier roi de Castille [Ferdinand Ier le Grand, v. 1017-1065 ; il règne de 1035 à 1065] Dona Urraque, infante de Castille [fille du précédent] Don Diègue : père de Rodrigue Don Gomès, comte de Gormas, père de Chimène Don Rodrigue, amant de Chimène (parce qu'il l'aime et en est aimé) [Le Cid] Don Sanche, amoureux de Chimène (parce qu'il l'aime mais sans retour) Don Arias et Don Alonse : gentilshommes castillans Chimène : fille de Don Gomès, amante de Rodrigue Léonor : gouvernante de l'Infante Elvire : gouvernante de Chimène un Page de l'infante Corneille précise, dans cette didascalie intiale que la scène est à Séville. Dans son Examen de la pièce, en 1660, l'auteur reconnaît que cette unité est quelque peu factice : "Tout s'y passe donc dans Séville et garde ainsi quelque unité de lieu en général; mais le lieu particulier change de scène en scène." La didascalie initiale présente les personnages selon leur rang, d'abord les personnages masculins, ensuite les personnages féminins. |
Page de titre de l'édition originale du Cid, 1637 |
Le personnage principalCorneille emprunte son personnage (Don Rodrigue) à l'histoire espagnole. "El Cid Campeador" est un personnage historique: Rodrigo Diaz de Bivar, né en 1043, près de Burgos. Guerrier renommé, il conquiert sur les Maures (qui occupent alors une grande partie du sud de l'Espagne, depuis le VIIIe siècle) le royaume de Valence sur lequel il règne de 1094 à sa mort, en 1099. Très vite, la légende s'empare du personnage et de son histoire qui sera chantée à travers de nombreux Romanceros (poèmes lyriques). En 1618, un dramaturge espagnol, Guillén de Castro, en avait tiré une pièce, Las Mocidades del Cid (Les Enfances du Cid). Corneille lui emprunte son canevas qu'il simplifie grandement, n'en conservant que la trame amoureuse, réduisant la durée de deux ou trois ans de son précedesseur à une journée, ce qui lui permet de nombreux rebondissements.Le personnage créé par Corneille est jeune (comme celui de Guillén de Castro) : "Je suis jeune il est vrai ; mais aux âmes bien nées / La valeur n'attend point le nombre des années." dit-il orgueilleusement à Don Gomès qui l'a traité de "jeune présomptueux" (II, 2, vers 405-406). Il n'a jamais combattu. C'est un jeune homme sensible, désespéré d'avoir à se battre contre le père de sa bien-aimée, mais dont le sens du devoir ne connaît pas de failles. Admiré par le Comte, aimé par Chimène et l'Infante, qui lui prévoit un avenir glorieux (II, 5, vers 535-545 — qui sera vraiment le sien), il paraît parfait aux yeux du spectateur. Doué de courage, il n'hésite ni à affronter un adversaire dont la renommée garantit la supériorité, ni à se lancer dans le combat contre les Maures, il est aussi généreux. En digne chevalier, il ne tue pas les deux rois maures mais les fait prisonniers et les remet au roi, lequel en récompense lui octroie le titre qu'ils lui donnent : "Ils t'ont nommé tous deux leur Cid en ma présence : / Puisque Cid en leur langue est autant que seigneur, / Je ne t'envierai pas ce beau titre d'honneur. / Sois désormais le Cid." (IV, 3, vers 1222-1225) [Cid vient de Sidi = chef, seigneur, en arabe); il laisse la vie sauve à Don Sanche, champion de Chimène, qui le provoque en duel, ce que Don Sanche rapporte en le nommant "Ce généreux guerrier" (V, 6 vers 1547) parce que le motif de Rodrigue était qu'il ne pouvait tuer celui qui défendait Chimène. De plus, obtenant Chimène des mains du roi, il renonce à son droit tant qu'elle n'aura pas décidé elle-même si elle le condamne ou l'absout. En outre, à l'encontre de Don Gomès qui s'insurgeait contre les ordres du roi, Rodrigue réaffirme constamment, au cours de la pièce, sa soumission et son obéissance à ce dernier, s'excusant même d'avoir usurpé ce pouvoir pour mener sa troupe à la victoire contre les Maures. Il est donc doué de toutes les qualités qui devaient agréer aux spectateurs de 1637 : jeune, séduisant, vaillant voire audacieux, conscient de son lignage et de ses devoirs, mais aussi amant courtois, sujet fidèle, obéissant et soumis aux autorités : son père, le roi ; son orgueil, à l'encontre de celui de Don Gomès, ne connaît pas la démesure puisqu'il se fonde sur la conscience de sa valeur mais en respectant les limites que lui imposent sa jeunesse et son statut de sujet. |
Une illustration représentant le personnage tel qu'on l'imagine au XIXe siècle, en lui redonnant sa dimension historique grâce au costume médiéval. |
CuriositéCorneille écrit une pièce dont le sujet est l'honneur (au masculin), la gloire (au féminin). Rodrigue doit renoncer à son bonheur pour venger l'insulte faite à son père (donc à son nom et à son lignage), de même l'infante ne peut avouer son amour puisque toute alliance entre la fille du roi et un sujet est impensable, ensuite parce que Rodrigue aime Chimène ; Chimène doit, pour les mêmes raisons que Rodrigue, renoncer à son amour pour venger la mort de son père. Mais c'est aussi une pièce dans laquelle l'amour reste vainqueur malgré les interdits, Rodrigue vient offrir sa tête à Chimène et celle-ci avoue "Va, je ne te hais point.", ce que pourtant commanderait sa gloire. Si bien que dans l'imaginaire le couple reste emblématique de l'Amour au même titre que Tristan et Iseut. C'est ainsi que San Antonio (Frédéric Dard) en fait le modèle de tout amour absolu dans la bouche de son personnage Bérurier, en 1960, dans Du brut pour les brutes (Fleuve noir). Bérurier est triste parce qu'il s'est disputé avec sa femme, Berthe, et essaie d'expliquer ses sentiments à son supérieur et ami, San Antonio, en lui racontant la pièce qu'il a vu la veille à la télévision :
Ce dialogue est amusant sur bien des points mais aussi témoigne d'un certain contexte propre à la France de 1960. Le Cid est un "classique" que la télévision transmet. Il n'y a alors qu'une seule chaîne de télévision. Le lectorat populaire des romans policiers connaît suffisamment la pièce pour rire des bévues de Bérurier, en particulier sur les noms, sur les dates aussi puisqu'il place Corneille dans le groupe des jeunes cinéastes qui commencent à s'imposer, le terme de Nouvelle Vague date de 1957 : c'est dire que, pour Bérurier, l'histoire a beau se passer "dans l'ancien temps", elle lui semble profondément contemporaine. |
Bérurier tel que vu par Albert Dubout. Cul-de-lampe des chapitres de L'Histoire de France vue par San Antonio (Fleuve noir, 1964) |
A lire : "La tête du comte", poème de Leconte de Lisle, extrait des Poèmes barbares (1862) et pour s'amuser le poème de Georges Fourest, "le Cid". On peut aussi explorer le personnage dans La légende des siècles de Hugo qui y revient à plusieurs reprises. Dans la première série (1859) "Bivar", dans la nouvelle série de 1877, "Le Romancero du Cid" et "Le Cid exilé". Ou encore dans les trois poèmes de Heredia composant Le Romancero ("Le serrement de mains", "La revanche de Diego Laynez" et "Le triomphe du Cid") publié dans La Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1885. A écouter : Gérard Philipe dans la scène 4 de l'acte III, à Avignon, mise en scène de Jean Vilar (1949) et dans la scène 3 de l'acte IV. Maria Callas, chantant l'aria "Pleurez mes yeux",
extrait de l'opéra de Jules Massenet, Le
Cid, 1885.
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