L'Histoire de France vue par San-Antonio, 1964

coquillage



     En 1949, Frédéric Dard invente un personnage de policier auquel il donne le nom de San Antonio qu'il affirme avoir trouvé en posant son doigt à l'aveugle sur une carte des Etats-Unis. Ce personnage et ses aventures passent alors quasiment inaperçus, mais n'en retiendront pas moins, l'année suivante, l'attention d'un éditeur qui pressent les potentialités de l'écrivain et du personnage. Cet éditeur est Armand de Caro. Avec trois associés, il vient de créer le Fleuve noir, une maison d'édition qu'il veut consacrer à la littérature populaire. C'est le début d'une aventure qui ne cessera même pas avec la mort de l'écrivain puisque son fils, Patrice Dard, prend alors le relais pour éditer de "nouvelles aventures de San-Antonio", mais chez Fayard, auxquelles il semble avoir décidé de mettre un terme en 2019
     Pourquoi choisir ce titre parmi des centaines d'autres ? Parce qu'il nous semble marquer un tournant. D'abord, en raison de son tirage, phénoménal, pour l'époque, 350.000 exemplaires (en 1984, en annonçant sa réédition, Fleuve noir faisait état d'un million deux cents mille exemplaires vendus). C'est une première dans l'édition française qui attire l'attention de la presse, et même, indirectement de l'université. Cette année-là, Robert Escarpit, professeur à l'université de Bordeaux, tire le bilan d'une enquête de lecture menée auprès de conscrits et découvre, un rien ébahi, un écrivain dont il n'a jamais entendu parler.
Réflexion faite, "le phénomène littéraire" ainsi mis au jour entrant tout à fait dans le cadre de ses recherches, il organise une journée d'études sur le sujet qui se tient en avril 1965. L'écrivain invité en sort un peu ahuri, mais sans doute relativement flatté, malgré tout.
Sa popularité va s'en trouver élargie quoique les étudiants (et lycéens) n'aient pas attendu l'aval de l'institution pour se jeter dessus.
Le livre sera, d'autre part, le premier d'une série, "hors série" justement (que l'auteur nomme "grands romans"), dont le personnage de Bérurier sera très souvent le héros à l'encontre des Spécial-police où il n'est que l'équipier du héros, San-Antonio. Après 1979, et Y-a-t-il un français dans la salle, toutefois, les "grands romans" rompront avec les personnages de la série, Frédéric Dard ayant assumé que le pseudonyme de San-Antonio était finalement son vrai nom de plume, toutes ses oeuvres seront dorénavant signées San-Antonio.




Le récit

     En 1964, plus qu'un nom d'auteur, San-Antonio est une sorte de marque. 54 volumes signés de ce nom, à raison de 4 (voire 5) par an, distribués partout en France, de la grande ville au plus petit village, dans les kiosques, comme dans les bureaux de tabacs, dans les gares comme dans les librairies, ont déjà paru. Ce nouveau volume se présente différemment, plus luxueux, grand format, couverture dure, jaquette attractive de Dubout qui a le chic pour dessiner des personnages à la fois ridicules et sympathiques, ici, le même sous les accoutrements divers correspondant aux étapes de l'histoire telles qu'enseignées dans les écoles primaires de France et de Navarre. La quatrième de couverture avertit qu'il s'agit de Bérurier : "Or, ce sont les Bérurier qui ont vraiment fait la France. Avec leurs mains, leur sang et leur sueur. /  Avec leur esprit aussi. / Soucieux de réparer cette criante injustice, j’ai essayé de reconstituer leur trajectoire dans le temps. / BÉRURIER À TRAVERS LES ÂGES / Tel aurait pu être le titre de ce livre qui n’est pas une mystification mais, au contraire, une démystification."
Dubout signe aussi les quelques dessins pleine page qui agrémentent le récit ainsi que les culs-de-lampe marquant la fin de certains chapitres.
      Le titre est à lui seul un pacte de lecture : il promet, en associant San-Antonio à l'histoire de France, une version peu conformiste, sans doute décapante, mais, dans tous les cas amusante, de ce que le lecteur a dû, un jour ou l'autre, apprendre, probablement sans aucun plaisir. Il sent qu'il sera plus près d'Alexandre Dumas que de Malet et Isaac, quoique, en vérité, le jeu de la construction du récit en respecte les formes : "leçon" suivie du document la rendant vivante.
le livre se présente ainsi :


il débute par un avertissement soulignant les diverses possibilités de lecture : aller du début à la fin (cela va sans dire), l'ouvrir n'importe où, au gré de sa fantaisie, utiliser la table des matières au cas où le lecteur voudrait en savoir plus sur une époque particulière, ce qui lui donne l'allure d'un manuel d'histoire ; il s'agit aussi de souligner le caractère transgressif du texte : "Ce petit avertissement est uniquement destiné à vous exciter un brin, tous, car il faut toujours donner aux adultes l'illusion que certaines lectures leurs sont réservées, tout en faisant croire aux enfants que ces mêmes lectures leur sont interdites. De cette façon, les uns et les autres achètent le livre en grand secret et ça fait marcher l'édition."
Vient ensuite la dédicace :


Dubout

jaquette Dubout
Jaquette de la première édition, Albert Dubout.

Dubout


Frédéric Dard

Frédéric Dard et sa machine à écrire


"A tous les étudiants de France qui sont mes amis ; et à PATRICE DARD dont je suis l'ami." (autrement dit son fils aîné, né en 1944, qui a donc 20 ans au moment de cette publicati)
Le livre est divisé en quatre parties à l'intérieur desquelles se succèdent les diverses "leçons". "La Gaule - le Moyen Age" en 7 leçons ; "La Renaissance" en quatre leçons (8-11) ; "Les Temps modernes"  en 4 leçons (12- 15) ; "La période contemporaine" en 2 leçons  (16-17) Chaque leçon s'accompagne d'un document éclairant la période concernée. Chaque partie se clot sur un questionnaire destiné à vérifier les acquis de l'étudiant, en l'occurrence Bérurier, lesquels acquis, comme l'espérait le lecteur, seront pour le moins surprenants.
L'ensemble a pour épilogue une "Postface en guise de volte-face" où méditant dans le jardin, sous les étoiles, les deux personnages tirent une conclusion de leur promenade à travers les temps.

De l'art de varier le récit.

      Il s'agissait de résoudre le problème de rendre divertissante une traversée de l'histoire de France en passant par les étapes obligées et attendues qu'imposait le sujet. L'écrivain commence par inscrire son récit dans une curiosité personnelle de l'élève. Bérurier a découvert, dans un journal, la reproduction d'une supposée fresque représentant Vercingétorix ("un mec avec un bitos à ailerons") accompagné d'un Gaulois lui ressemblant, d'où l'aveu de ses méconnaissances historiques et le désir d'en savoir plus. San-Antonio va donc se charger de lui raconter l'histoire de ses ancêtres puisque c'est le calme plat dans la police, pour une sérieuse raison, à découvrir dans le premier chapitre.
     Le cadre des "leçons" va changer régulièrement de manière à éviter la monotonie : dans le bureau, dans la voiture (avec aperçus sur les embarras de Paris), chez les Bérurier pour un déjeuner haut en couleurs, lors d'une soirée travestie dans la haute société, au cours d'une partie de pêche, dans la chambre de San-Antonio, enregistrement sur magnétophone pour cause de grippe, de nouveau au bureau pour l'interrogatoire inattendu d'un suspect, un "blouson doré" disait-on alors ("un jeunot a fait un n'holdupe hier"), dans des studios de cinéma pour cause de vol (qui vaut au lecteur une réflexion savoureuse sur les différentes "appellations" selon les milieux de cette activité consistant à s'emparer du bien d'autrui),  et enfin chez San-Antonio, sa mère ayant invité les Bérurier pour un couscous monstre.
     La plupart des leçons se déroulent sous forme de dialogues entre San-Antonio et Bérurier pour l'essentiel, mais d'autres interlocuteurs interviennent épisodiquement variant les tonalités, comme le cadre varie. Résultat, le lecteur ne s'ennuie pas, ayant l'impression de voir les personnages s'activer quoiqu'en réalité aucun événement réel ne vienne interrompre cette révision scolaire.
Mais si le lecteur reconnaît les grandes lignes de ce qu'il a appris à l'école (Vercingétorix, Jeanne d'Arc, Henri IV, etc.), cette "histoire-là" a un petit côté gauchi, l'auditeur demandant de l'action et du sexe. Guy Breton (Les histoires d'amour de l'histoire de France) est le fournisseur de ces anecdotes. Inutile de dire que ces histoires, qui ont eu un énorme succès, sont fort peu historiques, reprenant pour argent comptant ce qui appartenait le plus souvent à des pamphlets dénonciateurs pourvoyeurs de rumeurs, de préférence médisantes, et non à des sources dûment vérifiées. Nonobstant, c'est le plus souvent drôle et romanesque et correspond aux "clichés" qui définissent ces personnages historiques, "le bon roi Henri" ou la "monstrueuse Catherine de Médicis"...
      Si le style, qui se donne des airs de nonchalance, de spontanéité, à travers l'usage d'une syntaxe et de termes familiers, de l'argot, du jeu des néologismes (à strict usage local. Les inventions de San-Antonio ne quittent pas l'univers de ses romans, sauf à le citer, pour le plaisir de la citation, par ex. "et Lycée de Versailles" se substituant à "et vice-versa"), les bévues de Bérurier dans la manipulation du lexique et davantage encore de la syntaxe, les formules à l'emporte-pièce, la familiarité (ainsi Henri III devient "le pauvre Riri"), est conforme à ce qu'attend le lecteur d'un livre signé San-Antonio, il n'en reste pas moins que l'oeuvre peut en même temps interroger le regard que nous portons sur ces récits, ces personnages (dont les manuels scolaires rappellent qu'ils "ont fait" la France), ces événements, d'où le double jeu de la leçon et du document qui l'accompagne, sans compter le questionnaire final.

Un jeu carnavalesque



      Le lecteur se divertit beaucoup à revisiter un univers suffisamment connu (nous le disions, le contenu de ces leçons ne déborde pas ce qu'ont pu transmettre celles de l'école primaire et relèvent donc à la fois du cliché et des lieux communs) qui lui est présenté sur un mode carnavalesque. Par le jeu du langage familier (syntaxe, lexiques, images souvent burlesques), les personnages sont ramenés au statut d'hommes et de femmes ordinaires, failllibles et souvent ridicules, dont la mise en scène des manuels les éloignaient. Le Gaulois, par exemple, est présenté comme ce qu'il est vraiment, par ailleurs, un mythe, une "image" : "un grand costaud avec des lampions bleu-candide, des douilles qui lui pendent jusqu'au valseur, des bafies en guidon de course et un de ces casques à plumes comme on n'en trouve même plus chez le fripier de l'Alhambra." Le lecteur est au spectacle. L'usage même de l'argot ("lampions : yeux, "douilles" : cheveux, "valseur" : cul, "bafies" : moustaches) et la référence à l'Alhambra, salle de music-hall à grand spectacle, lui rendent proche et familier le personnage. Il en sera de même pour toutes les autres évocations. Ce travail de "démystification" (comme disait la quatrième de couverture) est renforcé par les commentaires de Bérurier, ou des autres, par exemple, Pinaud dit Pinuche, qui entendant parler de Louis XV affirme "Un joli coco, celui-là !" et d'ajouter "Tout le monde sait bien que Louis XV fut un roi dévergondé. «Après moi le déluge» disait-il".
Le narrateur en profite aussi pour fournir ses propres commentaires, par exemple en insistant sur sa détestation des guerres, en soulignant que "Certaines personnes se figurent que la guerre d'Algérie a commencé en 1954, quelle étroitesse de vues ! En fait, elle a démarré très exactement le 25 mai 1830. D'accord, il y a eu une certaine trêve dans l'intervalle, mais il serait stupide de ne pas comprendre que c'est bien la même guerre qui se poursuivait !" (les Accords d'Evian viennent juste d'y mettre fin en 1962). Les conflits commerciaux, qui traînaient de longue date entre Alger et la France, voient ce jour-là les événements prendre une autre tournure, militaire, avec l'envoi d'une flotte française qui part alors de Toulon en direction d'Alger qui sera prise en juillet. La colonisation pourra commencer avec son lot de malheurs et de misères à court et long terme.
Pour compléter, et tenir la promesse de la quatrième de couverture, les documents d'accompagnement, racontent un événement tel que vécu par un ancêtre de Bérurier, par exemple "Les gauloiseries du Gaulois Berurix" relatées dans "Commentaires de la guerre des Gaules" par César Pion, pour la première leçon ou "La mauvaise traduction de l'interprète Bérurier", pour la dernière, qui rapporte l'incident de l'éventail (30 avril 1827, entre le dey d'Alger, Hussein, et le consul de France, Delval) laquelle n'a pas d'auteur attribué. Inutile d'ajouter que tous ces témoignages ont pour point commun de démystifier ces moments-clés des biographies des personnages, ou ce sont des erreurs,  ou des compléments destinés à éclairer un point obscur (par exemple ce qu'il est advenu vraiment des ferrets de la reine Anne, et incidemment de dévoiler la "réelle" paternité de Louis XIV.)
      Le livre a largement dépassé le public habituel des San-Antonio publiés dans la collection Spécial-Police du Fleuve noir. En est témoin Raymond Queneau qui créditait la lecture de ce livre de l'inspiration qui avait présidé à l'écriture des Fleurs bleues (1965), autre plongée dans l'histoire de France, autre remise en cause des clichés, autre questionnement sur ce qu'est l'histoire, cet ensemble d'événements et de personnages du passé que l'on n'atteint guère qu'à travers des récits, nécessairement biaisés par le simple fait qu'ils vont être reçus et compris au présent.



Dubout

Illustration de Dubout : le cardinal de Richelieu faisant disparaître un mousquetaire. C'est à la fois un jeu avec Dumas, bien sûr, mais aussi avec l'Ubu-roi de Jarry dont la formule favorite est" A la trappe !", et un jeu de mot avec "la force de frappe" chère au gouvernement gaullien.


Ainsi, font d'ailleurs toutes les interventions de Bérurier, reconduisant le passé au présent, par exemple à propos des routes tracées en Gaule par les Romains "Du temps qu'ils y étaient, ils auraient aussi pu faire les autoroutes [...] Parce que si on compte sur nos gouvernants à raison de cinquante centimètres par an, c'est pas demain qu'on fera Lille-Nice sans changer de trottoir !"
Il n'est aussi que de se souvenir des écrivains du XIXe siècle, si enclins à s'intéresser à l'histoire, qui trouvaient toujours dans ce passé, aussi lointain fût-il, les prolégomènes de la Révolution de 1789, Victor Hugo avec Notre-Dame de Paris, par exemple, mais on en pourrait dire autant de Dumas, voire de Michelet ; Molière ou La Fontaine étant souvent présentés comme des écrivains critiques de leur société.
Dans cette interrogation indirecte sur ce qu'est l'Histoire (sinon des histoires, au sens de récits plus ou moins satisfaisants ayant le projet d'expliquer "comment on en est arrivé là"), les questionnaires de vérification apportent leur lot de questions implicites, car si le lecteur sourit, voire rit aux éclats, des bourdes de Bérurier, il ne peut s'empêcher de se demander, en effet, pourquoi tant insister sur les dates, pourquoi tant s'intéresser aux militaires, rois et autres grands personnages sans rien savoir de la vie quotidienne, et tout ce qu'on peut conclure de tous ces hommes et femmes du passé, c'est comme le dit Bérurier à propos des Gaulois, qu'ils "vivaient comme ils pouvaient."
La grande question restant , bien sûr, comme la reprendra Queneau : qu'est-ce qui fait l'Histoire ?
Il y a bien des trouvailles cocasses et réjouissantes dans cette évocation cavalière, ainsi de l'explication des "voix" de Jeanne d'Arc par les facéties de trois garnements, ou de l'achat de la Corse par un banquier amoureux.Et si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé, comme dit la formule.
"Ce qui restera ? [...] Je vais te le dire... Il restera le bruit de nos rires."



Le créateur

tel qu'il se dépeignait lui-même dans sa "nécrologie" pour Le Dictionnaire de Jérôme Garcin (Bourin, 1988)




Dard, Frédéric (1921/1983)

     Naquit-il ?
     Toute sa vie, cette question l'aura hanté.
     Bien qu'il portât les traces indélébiles d'un accouchement difficile (parce qu'artisanal), il douta jusqu'à la fin de son commencement.
     Il fallut qu'un homme égaré enlevât sa plus jeune fille, en 1983, pour qu'il s'aperçût qu'il mourait. Pareille constatation impliquait donc qu'il eût vécu, mais il ne s'en montra pas rassuré pour autant.
     Au plus fort de cet étrange doute — et peut-être pour tenter de le conjurer ? — il se composa une personnalité fictive sous le nom assez mystérieux et stupide de San-Antonio. Il comptait en somme sur l'imaginaire pour créer une réalité.
     Cette puérile invention avait la couleur du Frédéric Dard, le goût du Frédéric Dard, mais c'était du San-Antonio !*
     Il arriva alors l'aventure surréaliste suivante : la marionnette échappa au contrôle de son ventriloque pour devenir une espèce de fléau dévastateur, faisant subir à la langue française des outrages dont elle ne se remettra sans doute jamais, tout en déboisant méthodiquement la Suède et la Norvège. Cette cruelle atteinte aux forêts scandinaves devait coûter le prix Nobel à San-Antonio.
     Il s'en consola avec un gratin de macaronis et un flacon de château-yquem qui sont les plus sublimes denrées comestibles jamais proposées au palais humain.
     Beaucoup de beaux esprits annonçaient qu'il faisait de la littérature, leur obstination agaçait fort Frédéric Dard, lequel savait pertinement qu'il ne pouvait faire de la littérature puisqu'il fabriquait du San-Antonio ! Et il plaignait ces gens bien intentionnés de se laisser abuser aussi grossièrement.
     Il est bon de noter, toutefois, qu'au cours de sa non-vie il se délecta à la lecture de Céline, à celle des Pieds-Nickelés et à celle, plus captivante encore, du catalogue (aujourd'hui défunt) de Manufrance.
     Il fuyait sa personne, allant jusqu'à se courber à l'équerre lorsqu'il devait passer devant un miroir, et n'attacha de considération qu'à ses yeux (très clairs) et à son sexe (très fort) : il les estimait complémentaires, les premiers faisant aux femmes des promesses que tenait le second. Il est à noter qu'il ne lut jamais les lettres d'amour qu'il lui arriva d'écrire, non plus que celles qu'il eut la bonne fortune de recevoir. Il s'abstenait par sagesse, pour ne pas être tenté de les détruire.
     Certains, parmi les gens qui l'ont connu, parlent encore de sa convivialité.
     Convivialité, son oeil !
     En vérité, Frédéric Dard ne fut jamais l'abbé Pierre du feuilleté de ris de veau. S'il donnait volontiers à manger aux autres, c'était parce qu'il avait faim lui-même et qu'il trouvait là prétexte à se goinfrer.
     Il pleurait souvent et beaucoup ; à tel point qu'un temps il songea à devenir professeur de chagrin ; hélas, il fut recalé à l'écrit.
     Il repose dans le petit village suisse de Bonnefontaine, en Basse-Gruyère.
     Chacun fait son trou où il peut.

* Frédéric Dard joue ici avec le slogan d'une boisson, le Canada-Dry, célèbre dans les années 1980 "Ça a la couleur de l'alcool, le goût de l'alcool, mais ce n'est pas de l'alcool !"



    Cette notice, certes succinte, tranchait cependant sur les autres réunies dans ce dictionnaire. D'abord, elle est la seule à fournir une date de décès (nous reviendrons sur cette "mort") ; ensuite, elle est complétée par une liste d'oeuvres qui en triple, pour le moins, les dimensions puisque répertoriant 185 oeuvres romanesques (qui vont jusqu'en 1988) plus deux textes théâtraux. Lorsque Jérôme Garcin, à sa mort, lui consacre un hommage dans le Nouvel Obervateur, en juin 2000 (Frédéric Dard s'est éteint le 6 juin 2000), un encadré précisera qu'il est l'auteur de plus de trois cents ouvrages (ne pas oublier que Frédéric Dard a écrit sous nombre d'autres pseudonymes).
      Elle est aussi quelque peu énigmatique pour ceux qui ignorent l'écrivain. Frédéric Dard, pourtant, comme tout un chacun est bel et bien né le 29 juin 1921 à Jallieu (Isère) devenu ensuite Bourgoin-Jallieu. Il est vrai aussi que cette naissance fut difficile et que, dans cet accouchement, il laissa son bras gauche, lequel resta paralysé définitivement. Ce qui surprend c'est qu'étrangement cette entrée en matière rappelle l'expérience fondatrice de Segalen : c'est le vide, la mort qui rend témoignage de l'existant. On pourrait en déduire qu'il y a du poète chez Dard, et on aurait raison. Comme tout un chacun encore, il a grandi, vécu des expériences particulières dont la faillite du père, en 1929, ne fut pas la moindre. Il découvrit la lecture avec sa grand-mère paternelle, laquelle semblait considérer que tout ce qui se lit est bon à prendre, de Victor Hugo aux Pieds Nickelés. C'est toutefois à Lyon où ses parents s'installent qu'il fera des études dont il assure qu'elles lui ont été peu profitables, trois ans d'une école de commerce où, si on l'en croit, il lut bien plus Fantômas qu'il n'apprit la comptabilité. Finalement, vers 16-17 ans, un oncle le présente à Marcel Grancher, directeur du Mois de Lyon, lequel accepte de l'engager. En 1940, il publie un premier roman, La Peuchère, à compte d'auteur, puis un second, Monsieur Joos, en 1941, publié aux éditions Lugdunum et récompensé d'un prix. Il continue sans se lasser dans une veine que l'on pourrait dire "naturaliste", "populiste" au sens que Lemonnier donnait au terme. Mais dès 1945, usant de divers pseudonymes, il s'essaie au genre "policier". L'influence de Simenon est sensible auquel, d'ailleurs, il demandera une préface pour Au massacre mondain (1948) qui lui sera accordée avec gentillesse.
La vie continue, cahin-caha, pas très riche, d'autant que vivre de sa plume n'est guère facile, surtout quand on a charge de famille. Frédéric Dard s'est, en effet, marié en 1942. Le couple a eu un premier enfant, Patrice, en 1944, puis une fille, Elisabeth, en 1948. Finalement, l'écrivain décide de tenter sa chance à Paris et, en 1949, la famille déménage aux Mureaux, dans la grande banlieue de Paris, question d'économie.  Et il est vrai que la chance va tourner. Petitement au début, mais de plus en plus spectaculairement et vite.
     C'est d'abord la publication, toujours à Lyon, d'un roman inspiré du courant en vogue, le roman "noir" de Chandler, Hammet, et surtout, ici, de Peter Cheney, créateur de Lemmy Caution, agent du FBI, porté sur les "cigarettes, whisky et p'tites pépées" comme le chantera l'acteur qui va l'incarner, à partir de 1953, Eddie Constantine, dans des films à grand succès populaire.
Ce roman, Réglez-lui son compte, en réalité constitué de deux nouvelles indépendantes, est sous-titré "Les révélations de San Antonio". La réédition de 1981 précisera qu'il ne s'en vendit que 500 exemplaires, mais l'un d'eux finit entre les mains d'Armand de Caro [grâce aux bons soins de Jean Birgé, agent de F. Dard] qui venait de fonder les éditions Fleuve noir, lequel se dit que ce serait une bonne recrue pour sa maison, et de chercher et trouver l'auteur. L'aventure des San-Antonio commence, petitement, il est vrai. Un volume publié en 1950, un autre en 1951, un troisième en 1952, et c'est en 1953 que le héros prend son envol et que Frédéric Dard ouvre vraiment sa "boutique", comme il dira plus tard, à raison de quatre ou cinq volumes par an. C'est aussi en 1950 qu'il fait vraiment ses débuts au théâtre, même si auparavant il avait écrit quelques pièces adaptées à la radio, avec une adaptation de Simenon, La Neige était sale, mise en scène par Raymond Rouleau. En 1953, le succès arrive avec son association avec Robert Hossein (1927-2020), acteur et metteur en scène auquel le liera une amitié indéfectible.
Tirer le diable par la queue, c'est fini pour Frédéric Dard, reste à apprendre à vivre avec "sa marionnette", et cela ne semble guère être commode. Si peu d'ailleurs, comme le laisse entendre sa notice nécrologique, qu'il mettra presque trente ans à s'y faire, non sans avoir changé de vie. Une vie de couple qui se détériore, le sentiment sans doute, d'en être réduit à la "fabrique", la difficulté d'admettre que d'une manière ou d'une autre, il est "San-Antonio" avec sa gouaille, ses prétentions, sa sensiblité aussi, toujours est-il qu'en 1965, l'année même où l'université lui accorde une reconnaissance, encore ambiguë mais qui ne le restera pas longtemps, car c'est le "phénomène littéraire" qui intéresse alors et non l'écrivain (encore qu'Alfred Sauvy, invité à la journée d'étude de 1965 s'en délecte, lui), Frédéric Dard tente de se suicider.



Quelque chose finit, quelque chose commence.
Il se réfugie en Suisse (il prend plaisir à dire, ensuite, qu'il se suisside !) avec la jeune femme dont il est tombé amoureux, Françoise de Caro, fille de son éditeur, qu'il épouse en 1969. En 1970, naît Joséphine, sa dernière fille. Cette année-là le couple adopte un petit garçon (la demande d'adoption avait été faite avant la grossesse de Françoise). Frédéric Dard écrit toujours au rythme assez effréné qui permet de produire tant d'oeuvres en un demi-siècle, tout semble aller pour le mieux, d'autant plus qu'en 1979, un peu poussé par son éditeur, un peu sans doute aussi par le désir de réordonner son univers, Frédéric Dard qui publie un roman, sans San Antonio, se décide à en adopter le pseudonyme. Y-a-t-il un Français dans la salle? paraît comme une oeuvre de San-Antonio et son succès est grand. Il est réimprimé cinq fois dans les trois ans qui suivent.
Il n'y aucune raison pour que ça change, lorsqu'explose la bombe. En mars 1983, une nuit, la petite Joséphine est enlevée. Désespoir des parents, on le comprend, et surtout traumatisme jamais surmonté du père. Le côté désespéré de l'écrivain, qui n'est jamais très loin (et que l'on trouve parfois chez San-Antonio aussi), prend le dessus. La rançon est versée (elle sera d'ailleurs récupérée), la jeune fille est retrouvée, le ravisseur arrêté, jugé, condamné à 18 ans de prison (novembre 1984), rien n'y fera. L'écrivain ne peut oublier.
D'une certaine manière, les San-Antonio prennent du plomb dans l'aile. La noirceur du monde, la bêtise humaine s'y étalent plus que jamais, au point, parfois que les lecteurs ravis des premières productions (années 1950/1960) en éprouvent la nausée. Trop de rapprochements avec l'univers des SAS, avec alternance régulière de torture et de sexe, lequel a perdu les grâces allusives des premières années où la périphrase et l'imagination travaillaient dans le rire et l'allégresse.

Dard, 19




Quelques grands romans suivront celui de 1979. Leur noirceur est certaine, mais leur force aussi. Jusqu'au dernier, redevenu "hors série", et publié très peu de temps avant sa mort où il renoue avec ses personnages favoris et qui retrouve une certaine gaieté
     San-Antonio, au fil de ces années est passé, comme le fait remarquer un critique, du statut de sous-littérateur (il n'est que d'écouter l'interview réalisée par Christian Bernadac pour "Sept jours du monde", en janvier 1965) dont les livres étaient confisqués dans les salles de classe au statut de "grand écrivain", loué par une presse unanime, à l'annonce de sa mort en juin 2000, qui a trouvé sa place dans le Dictionnaire des noms propres (Robert, 1995) qui, en dix lignes, recense l'abondance de la production, le succès, "une galerie de personnages truculents" et "surtout un style fait de calembours, d'inventions cocasses ou argotiques" et de conclure que tout cela a "donné à cette geste populaire et à son auteur, Frédéric Dard [...] une existence littéraire originale".





A regarder et écouter
: une interview de Frédéric Dard en 1965, intéressant pour mesurer la condescendance du journaliste vis-à-vis de ce "faux" écrivain.
A écouter
: sur France culture, en particulier les cinq émissions d'entretiens avec Jean-Louis Ezine, rediffusion d' "A voix nue"  enregistrées en 1988.
Les deux radioscopies que lui a consacré Jacques Chancel, sur France-Inter en 1988.
A découvrir : les archives de la RTS (Radio Télévision suisse) qui propose un certain nombre de documents sur l'écrivain sous le titre de "Dard et son double" et la page que la même RTS consacre au centenaire de Frédéric Dard.
Le premier San-Antonio à travers l'émission de Guillaume Gallienne, "Ça peut pas faire de mal" du 24 février 2018.
A lire : San-Antonio et son double, Dominique Jeannerot, PUF, 2010



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