Temps
difficiles, Charles Dickens, 1854/1956
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Le titre originel est Hard Times :
For these Times. Dickens le rédige durant l'année 1854 et il
paraît en feuilleton dans la revue hebdomadaire, Household Words
(fondée par
Dickens, en 1850, et qu'il va diriger pendant 9 ans). Il est imprimé
sur la première page, ce qui est sans doute le signe de l'importance
que lui accorde l'écrivain éditeur, puisque la revue avait pour coutume
de publier à cet emplacement les articles de réflexion . En réalité, le
roman s'écrit au fur
et à mesure qu'il se publie. Il sort en librairie en août. John
Forster, l'ami de toute sa vie, rapporte dans le livre qu'il lui
consacre, The Life of Charles
Dickens, en 1872-74, qu'ils ont, ensemble, choisi le titre
du roman à partir d'une liste de 14 proposée par Dickens. Il a été traduit en français par William Hughes en 1880. La traduction la plus courante, aujourd'hui, est celle d'Andhrée Vaillant, 1956, reprise en Folio classique (1985, toujours réimprimée) avec les notes de Pierre Leyris et une introduction de Pierre Gascar. |
Portrait de Charles Dickens, 1853. daguerréotype d'Antoine Claudet (1797-1867) |
L'écrivainIl est né le 7 février 1812, 2e enfant d'une famille de petite bourgeoisie (le père est employé à la Trésorerie de la Marine) qui en comptera 8. Au début, ça commence plutôt bien, mais ça se dégrade très vite, les parents accumulant les dettes jusqu'à se retrouver en prison, en 1824. Le petit Charles va alors être employé dans l'usine d'un cousin, fabricant de cirage, à coller des étiquettes. Il est vrai que cela ne dure guère (février à mai) mais il en gardera un souvenir cuisant. Il retourne peu de temps à l'école, puis se retrouve saute-ruisseau dans un cabinet d'avocats en 1827-28. Mais il a des idées, il apprend la sténographie dans le but de devenir rédacteur parlementaire, ce qu'il finit par devenir, en 1832, pour le journal The True Sun. Durant toutes ces années, deux passions l'habitent, celle de la littérature et celle du théâtre au point d'avoir envisagé de devenir acteur.A partir de 1833, il écrit des "esquisses" (Stekches), petits tableaux de la vie quotidienne et de ses personnages, qu'il parvient à publier sous le pseudonyme de Boz. Il attire ainsi l'attention d'un journaliste du Morning Chronicle, George Hogarth qui le fait engager. Le succès des esquisses conduit un éditeur à proposer de les publier illustrées par George Cruikshank. Le livre paraît en 1835 et une autre maison d'édition, Chapman et Hall, propose à Dickens d'écrire des histoires en regard des dessins de Seymour, ce seront Les Papiers posthumes du Pickwick Club. Le succès est encore au rendez-vous. Seymour se suicide en 1836 et il est remplacé par Phiz (pseudonyme de Hablot Knight Browne). En 1836 aussi, Dickens épouse Catherine Hogarth. Le couple aura dix enfants et se séparera en 1858. C'est aussi en 1836 qu'il fait la connaissance de John Forster, journaliste et écrivain (qui avait lui aussi travaillé pour The True Sun) ; les deux hommes deviennent amis et le resteront toute la vie de Dickens. Le temps passe et Dickens produit sans désemparer, romans, articles, pièces de théâtre avec toujours le même succès qui en exaspère beaucoup. Il est devenu, dès son entrée dans le monde littéraire, un personnage de première importance, pour ses pairs mais aussi pour la "bonne société". Il a fait la connaissance d'Angela Burdett-Coutts (1814-1906), richissime jeune-femme prête à financer des activités philanthropiques. Dickens se penche alors de plus en plus sur les plaies sociales, condition des enfants, des travailleurs, des pauvres, des prostituées et Miss Burdett-Coutts finance tout ce qui peut l'être. Les journaux et revues qu'il fonde en portent témoignage, comme son oeuvre aussi. En 1842, Catherine et lui font un voyage aux Etats-Unis, laissant les enfants aux bons de soins d'une soeur de Catherine, Georgina, qui ne quittera plus la maison et sera, pour Dickens "la meilleure amie que l'on puisse avoir" confiera-t-il à Forster. |
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C'est
peut-être le voyage outre-Atlantique qui lui a donné le goût du
changement, peut-être aussi le désir d'échapper à la pesanteur de la
famille dont il est devenu le chef, avec un père toujours aussi peu
raisonnable que dans son enfance, des frères et soeurs dont il faut
s'occuper, mais à partir de 1844, la maison Dickens va souvent résider
à l'étranger. En 1844-45, un an en Italie, Gènes et trois mois de
séjour
à Rome avec Catherine. Cela ne l'empêche pas de fonder un journal, le
Daily News dont le
premier numéro sort en 1846. Très vite, toutefois,
il en passe les rênes à Froster qui le dirigera jusqu'en 1870. Le
journal ne cessera de paraître qu'en 1930. En 1846, la famille va s'installer à Lausanne, puis fera un séjour à Paris. Dickens écrit toujours autant, rencontre toujours autant de succès. Et en 1848, il renoue avec le théâtre pour mettre en scène et jouer. Il va ainsi partager son temps entre journalisme (il fonde un nouvel hebdomadaire, Household Words), théâtre et littérature. En 1857, il achète une maison, Gad's Hill Place, dans le Kent, dans la région où il a passé les années heureuses de son enfance. Après sa séparation d'avec Catherine, il se lance dans des lectures publiques de son oeuvre, exercice lucratif qui semble lui donner le plus grand plaisir puisqu'il s'y livrera jusqu'à la fin de sa vie. Sans doute une manière de concilier les plaisirs de la littérature et du théâtre. Ces lectures ont un immense succès. Il en fera même une tournée aux Etats-Unis, avec 80 lectures. En juin 1870, il est atteint d'un hémorragie cérébrale et meurt le 9 juin, il avait 58 ans. Il laisse une oeuvre solide qui a rejoint aussitôt les classiques anglo-saxons et continue de séduire. |
L'oeuvre de Dickens est très importante, outre 14 romans et un 15e inachevé, il a laissé un grand nombre de contes de Noël, rituellement publiés en décembre, des nouvelles et des essais. La majorité de ces romans ou nouvelles ont été publié en feuilleton avant de l'être en librairie ; la date retenue correspond à la sortie en librairie. Retenons : Les
Papiers posthumes du Pickwick Club (1836-1837)
Les Aventures d'Olivier Twist (octobre 1838, sous le pseudonyme de Boz) Nicholas Nickleby (1839) Le Magasin d'antiquités (1840) Barnaby Rudge (1841) |
The Empty Chair, 1870, aquarelle sur papier. Sir Samuel Luke Fildes (1844-1927). Une gravure de ce dessin, légèrement différente, a été publiée le jour de l'annonce de la mort de Dickens dans The Graphic. |
Un Chant de Noël (A Christmas Carol, 1843 — le
premier des contes de Noël d'une longue série)
Martin Chuzzlewit (1844) David Cooperfield (1850) Dombey et fils (1850) La Maison d'Apre-vent (1853) La Petite Dorrit (1857) Les Grandes espérances (1861) |
Une usine de Manchester, anonyme, 1865
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Le romanIl raconte, de manière humoristique et néanmoins démonstrative l'industrialisation de l'Angleterre dans la première moitié du XIXe siècle. L'action se déroule dans une ville que l'auteur a baptisé Coketown (la ville du coke), ville imaginaire certes mais dont les caractéristiques sont très proches de Manchester qui, dès 1835, passait pour la ville la plus industrialisée du monde (Dickens l'avait visitée en 1839), et de Preston qui a suivi le même développement. Les deux villes sont de grands centres textiles, comme la ville du roman. En janvier 1854, Dickens était allé à Preston où se déroulait alors une grève dure des tisserands commencée plus de 5 mois auparavant. Le roman ne fait pas intervenir de grève mais les débuts des organisations ouvrières en traçant un portrait peu amène du meneur, Slackbridge, dont le nom, comme la plupart des patronymes (voire toponymes) du roman, est emblématique de ses défauts. Chargé, comme le pont (bridge), de relier les travailleurs entre eux, il se met surtout en évidence en les flattant, en les divisant de fait. Quant à la première syllabe "slack" elle connote mollesse, indolence, en somme paresse qui se traduit par le choix le plus facile : faire des discours enflammés ne conduisant à rien, sinon à faire le malheur d'un homme qui commet l'erreur d'être incrédule devant ses promesses. Dickens a des préoccupations sociales, mais aussi un point de vue de "bourgeois" toujours prêt à dénoncer les violences ouvrières.La ville elle-même c'est, pour l'essentiel, "une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l'eussent permis" (I,5). Elle est composée d'usines, tournant à plein rendement, grâce à la vapeur fournie par le charbon, de logements ouvriers miséreux, mais aussi de 18 églises appartenant à 18 sectes différentes. Elle n'est pas pour autant dépourvue d'habitations de riches, car il y en a, mais qui apparaissent essentiellement dans leur isolement, leur solitude. Et bien sûr, pas un seul espace vert, jardin ou parc. |
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Pour raconter cette histoire, Dickens met en place un narrateur omniscient
dont les caractéristiques combinent deux postulations qui pourraient
sembler, à première vue, contradictoires, l'objectivité du narrateur
réaliste qui donne à "voir" une réalité particulière et précise (et
Pierre Gascar le met en parallèle, à juste titre, avec La Situation de la classe laborieuse en Angleterre de
Friedrich Engels, 1844) et la subjectivité du narrateur romantique
qui prend partie, ici, en l'occurrence, en condamnant l'univers
matériel et humain dans lequel sont "enfermés" ses personnages. Ces
prises de position se manifestent, comme souvent, dans le choix d'un
vocabulaire affectif et évaluatif, dans l'uage de répétitions qui
soulignent à gros traits le propos, mais aussi dans les jeux d'une
écriture caricaturale épinglant les personnages condamnables, en
particulier industriels et capitalistes (comme Gradgring) fournissant
le personnel politique du pays (Gradgring devient parlementaire) dont
la philosophie est l'utilitarisme ramené ici au principe du coût/bénéfice. Mais le
narrateur est doté d'humour pour son propre compte et joue de sa
narration avec une certaine désinvolture, en commentant ses
informations, en interpellant in-fine le lecteur pour lui rappeler qu'il a un rôle à jouer essentiel
à la fois dans la lecture (son imagination doit travailler en accord
avec celle de l'écrivain) et dans le monde réel pour en changer ce qui
doit l'être. Le roman devenu volume a été organisé en trois livres : "Les semailles" (Sowing) composé de 16 chapitres titrés ; "La Moisson" (Reaping), 12 chapitres ; "L'engrangement" (Garnering), 9 chapitres. C'était placer le roman sous le signe de la prophétie biblique et poser d'entrée son propos dénonciateur. En effet, la succession de ces trois titres évoque à la fois l'expression passée en proverbe "Qui sème le vent récolte la tempête", Osée, 8-7 "Ils ont semé du vent, et ils moissonneront des tempêtes" (Lemaître de Sacy) et la formule de Paul dans l'Epître eux Galates (6-8) "L'homme ne recueillera que ce qu'il aura semé" (Lemaître de Sacy). Et les allusions bibliques sont nombreuses dans le roman. |
Les personnagesLeur ordre d'apparition est aussi fonction de leur statut social. D'abord la bourgeoisie (et ses acolytes) puis les travailleurs.La bourgeoisie Thomas Gradgrind : un homme carré, sûr de lui, pratique (les Faits, rien que les Faits) qui finance une école destinée à produire des "animaux raisonnables" (reasoning animals). Son patronyme avec son allitération (gr) paraît menaçant dans sa forme autant que dans sa signification qui serait quelque chose comme "diplômé dans l'art de moudre, broyer, écraser". Marié, père de cinq enfants, élevés dans les bons principes, parmi lesquels deux ont un rôle particulier à jouer : Tom, le fils aîné et Louisa (15 ou 16 ans au début du récit), "jolie", personnage incertain dont l'éducation paternelle n'a pas vraiment réussi à la débarasser de sa curiosité donc de ses interrogations relatives à la vie, le monde, les autres. Mrs Gradgrind : personnage falot, transparent, qui n'ouvre que rarement la bouche, "écrasée" à la fois par son rôle d'épouse et de mère. Josiah Bounderby : "un homme riche : banquier, négociant, manufacturier, et je ne sais quoi encore" (I, 4). Approche la cinquantaine mais semble encore plus vieux. A pour particularité de se vanter à tout bout de champ d'être parti de rien ; "un fanfaron d'humilité" commente le narrateur. Bitzer : un garçon sans couleur, aux yeux froids, qui sait se faire remarquer, bel et bien imprégné de l'idéologie utilitariste de ses patrons, n'envisage la vie qu'en termes de "coûts" et "bénéfices". Mrs Sparsit : gouvernante de la maison de Bounderby qui s'enorgueillit de la situation en rappelant autant qu'il le peut le passé de la dame, apparentée à de grandes familles dont il lui reste encore une grand-tante. Cancannière, égoïste et jalouse de son bien être, elle finira quand même mal, déçue dans toutes ses espérances. |
A Manufacturing Town (Une ville industrielle), 1922. Laurence Stephen Lowry (1887-1976) |
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Sissy (Cecilia) Jude : la petite fille est abandonnée par
son père (un clown qui n'a plus de succès) et recueillie par la famille
Gradgring où elle va grandir sans parvenir à se plier à sa discipline,
conservant sa générosité et son ouverture aux autres. Vient s'adjoindre à ce groupe dans lequel les deux seules voix dissonantes sont celles de Sissy et de Louisa, encore que cette dernière ne se manifeste guère, Mr James Harthouse : appartient à une bonne famille, vient de Londres, a un frère député qui prétend le faire élire à Coketown. Beau parleur, élégant, un dandy blasé ou qui le feint. Les travailleurs existent, pour l'essentiel, en masse : "la multitude de Coketown désignée sous le nom générique de «main d'oeuvre»", mais s'en détachent deux figures : Stephen Blackpool : "âgé de 40 ans", appelé par ses compagnons "le vieux Stephen". Doté d'une épouse devenue alcoolique qui réapparaît de temps à autre dans sa vie. Rachael : une femme de 35 ans au beau visage, ouvrière tissserande. Les marginaux Ils n'appartiennent pas à Coketown, ils ne sont que de passage, ce sont les gens du cirque. Ils se caractérisent par leur liberté, leur sens de la solidarité et leur générosité. Les grands bourgeois ne les impressionnent guère ; la troupe (c'est un cirque équestre) est dirigée par Mr Sleary : un gros homme asthmatique, affligé d'un défaut de prononciation, généreux, défendant le droit des travailleurs d'obtenir quelques divertissements dans la vie. Avec ces personnages et ce décor, Dickens a imaginé un récit qui tire une grande partie de ses ressources des conventions du mélodrame tempérées par un sens aigu de l'humour. Si Bounderby joue bel et bien le rôle de l'industriel qui s'est fait tout seul, ce n'est jamais qu'un rôle répété à satiété mais dont la vérité sera démentie. Si Mrs Sparsit est cette dame de la bonne société qui a eu des malheurs (rôle que lui donne à plaisir Mr Bounderby) elle se révèle surtout une détestable créature. L'enfant abandonnée (comme souvent chez Dickens, encore), Sissy, devient une bénédiction pour sa famille d'accueil à laquelle elle apporte des sourires et un peu de joie. Dickens y ajoute aussi l'inverse, la mère abandonnée (Mrs Pegler) qui n'en vénère pas moins son ingrat de fils. On y trouve aussi un lot de mal mariés, la plupart du temps des femmes (Mrs Gradgrind ou sa fille Louisa, comme cela avait aussi été le cas de Mrs Sparsit) mais aussi au moins un homme, Stephen. Et encore le fils de famille dévoyé, Tom Gradgrind (joueur, menteur, voleur, ingrat) que James Harthouse nomme, dès leur première rencontre, "le garnement" (whelp). |
Mr Gradgrind surprenant ses enfants en train d'épier le cirque "Chose presque'incroyable bien que ses yeux en fussent les témoins, il vit sa propre métallurgique Louisa lorgnant tant qu'elle pouvait par la fente d'une planche de sapin et son propre mathématique Thomas se traînant par terre pour essayer d'apercevoir un des sabots de cheval du gracieux numéro équestre de la Fleur du Tyrol;" (I, 3) Dessin de 1986, pour un calendrier, Ron Embleton (1930-1988) |
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Avec
tous ces ingrédients, l'écrivain entraîne le lecteur de rires en
émotions (pitié, colère, révolte) qui ne laissent pas de soulever des
questions. A commencer par celle de l'éducation des enfants. Gradgrind
fait le malheur des siens en les enfermant dans une éducation
positiviste où les sciences dures occupent toute la place au détriment
de la fantaisie, du rêve, du jeu et donc au détriment des sentiments,
de l'attention à autrui. Comme le roman prend souvent des allures de
pamphlet, cette forme d'éducation ne peut faire que des malheureux ou
des filous, témoins non seulement Tom mais aussi Bitzer. D'autres questions apparaissent au fil du récit, celle du divorce, par exemple. Les procédures sont si coûteuses que le divorce n'est pas accessible aux pauvres (témoin Stephen). Mais un homme riche peut se débarasser de sa femme sans plus ni moins, comme le fait Bounderby, en un tournemain. Celle des conditions de vie ouvrière, nous l'avons déjà signalé, mais aussi celle des accidents du travail (par exemple l'accident de chemin de fer dont l'enquête est enterrée avec désinvolture par les parlementaires) ou celui qui a provoqué la mort de la soeur de Rachael. Celle aussi de la condition des femmes qu'elles appartiennent à des familles bourgeoises ou qu'elles soient des travailleuses. Dickens n'exagère en rien puisque la loi fait d'elles des "propriétés" de leur père ou de leur mari, selon le principe même posé par Tom se vantant d'avoir poussé sa soeur à épouser Bounderby "parce que ma liberté et mon bien-être et peut-être ma réussite dans la vie en dépendaient" et de conclure "c'est une vraie femme. Une femme peut s'accommoder de n'importe quelle vie." Si nombre de critiques s'accordent pour voir dans Temps difficiles un "petit" roman, entendons de moindre importance dans l'oeuvre de Dickens, il n'en mérite pas moins l'attention. Il suffit de se rappeler que L'Emploi du temps de Butor (1956) lui doit une certaine part de son inspiration. |
A consulter : le texte en anglais disponible en ligne grâce au projet Gutemberg. |