Les
Elixirs du diable, Ernst Theodor Amadeus Hoffmann,
1816/1829
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![]() Autoportrait d'Hoffmann vers 1800 (aujourd'hui perdu), gravure de Ludwig Buchhorn (1770-1856) |
E.T.A Hoffmann a
joué un grand rôle dans les mouvements romantiques qui se sont
développés dans la première moitié du XIXe siècle, tant dans
son pays
d'origine, l'Allemagne, que dans le reste de l'Europe, de la France
à la Russie. Les Elixirs du diable (Die Elixiere des Teufels)
est son premier roman ; jusqu'alors, il n'avait encore publié que des
contes (le premier en 1808). Il porte en sous-titre "Histoire posthume
du
capucin Médard". Titre et sous-titre l'inscrivent dans la veine du
"gothique", ces récits noirs et souvent terrifiants qu'affectionnaient
les lecteurs du début du siècle : le diable, la religion et la mort,
puisqu'il s'agit d'un récit posthume. Le livre paraît en 1816 et il est traduit, une première fois, en français, en 1829. La traduction actuelle la plus courante est celle de Alzia Hella et Olivier Bournac éditée par Stock, en 1926. C'est celle que reprend Le Club du meilleur livre en 1954 sur des maquettes de H. Molenaar, celle aussi qui est disponible en Pocket. CompositionLe livre est composé d'une préface signée Hoffmann reprenant le topos du manuscrit trouvé et transmis par celui qui n'en est que l'éditeur. C'est un manuscrit, relativement ancien, conservé dans les archives du couvent des capucins de B., difficile à lire en raison de la "très mauvaise écriture" du scripteur. Mais ajoute l'éditeur il peut permettre de saisir ceci "Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases."Ce manuscrit est écrit à la première personne, c'est donc une autobiographie (puisqu'elle va de la naissance à la mort du personnage), voire une confession puisque le narrateur-personnage y avoue des fautes allant jusqu'au crime. L'édition Stock le divise en deux parties (toutes ne le font pas). La première contient quatre chapitres, "Les années d'enfance et la vie du cloître", "L'entrée dans le monde", "Aventures de voyage", "La vie à la cour du prince". La deuxième, trois : "Coups de théâtre", "Le repentir", "Le retour au couvent". "Le repentir" se termine sur un texte explicatif, "Le contenu du parchemin du vieux peintre", présenté et clos par une note de l'éditeur. Le dernier se terminant sur la mort du capucin, sa conclusion en est fournie par une "Note finale du père Spiridion. Bibliothécaire du couvent des capucins de B." |
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C'est dire
que le dispositif est plus complexe qu'il ne pourrait paraître à partir
du sous-titre. Quatre voix narratives pour une seule histoire, celle
d'un moine en proie aux tentations dont le début même du récit les
inscrit dans l'histoire de saint Antoine
lui-même. Si la voix de l'éditeur et celle du père Spiridion peuvent
apparaître comme objectives puisque extérieures à la diégèse, celles
des deux manuscrits (du moine Médard et du vieux peintre qui est donné
tel un fragment commençant par "... Et il arriva que..."
et se terminant par "...Il sera comme...") appartiennent à des
subjectivités et sont donc soumises à distorsion. Le premier narrateur
est loin de comprendre ce qui lui arrive, entre expériences vécues,
rêves, visions,
hallucinations. Le second, tout entier habité par un point de vue
religieux frôlant la superstition puisque mettant implicitement son
récit sous la lumière du "péché originel" : la faute d'un seul homme
retombant indéfiniment sur sa postérité jusqu'à sa rédemption, comme la
faute d'Adam est rédimée par le sacrifice du Christ. Ce manuscrit, toutefois, qui enveloppait le premier ("le manuscrit du défunt capucin était enveloppé d'un vieux parchemin tout jauni et ce parchemin était couvert d'une écriture menue et presque illisble"), censé éclairer les mystères du premier ainsi que l'affirme l'éditeur, "tout deviendras clair si tu [le lecteur] retiens dans ta mémoire ces quelques prénoms et initiales", brouille à plaisir le tout comme le notait Freud "A la fin du livre, quand le lecteur est informé après coup des présupposés de l'action qui lui avaient été dissimulés jusque là, cela n'a pas pour résultat d'éclairer le lecteur, mais au contraire de le plonger dans une confusion totale. L'auteur a accumulé trop d'éléments du même genre ; l'impression d'ensemble n'en pâtit pas, mais bien la compréhension." ("L'inquiétante étrangeté", Gallimard, 1985, traduction Bertrand Féron, p. 235) |
![]() Varsovie, le parc du château royal (Wilanowski), image de paix et d'harmonie conforme à la découverte du parc du prince dû aux efforts de la princesse, son épouse, "une paysagiste parfaite et, de plus, elle porte un amour particulier aux sciences naturelles. Aussi trouvez-vous ici des arbres exotiques, des fleurs et des plantes rares, qui ne sont pas là comme dans une exposition, mais dont l'arrangement est fait avec un si grand goût et dont l'harmonie est si naturelle qu'on les croirait sortis du sol natal" |
Le roman de la confusionLe roman est peu aisé à résumer, mais il raconte l'histoire, parfois grotesque, le plus souvent tragique, d'un jeune moine qui va, en quelque sorte, devoir apprendre à faire face à ses pulsions avant de retrouver, enfin, la paix du coeur et de l'âme. La temporalité en est évansecente puisqu'il a beau traverser maints pays et paysages, c'est d'une aventure essentiellement spirituelle qu'il s'agit. Le narrateur donne peu d'informations temporelles, mais, par exemple, il indique qu'il entre au séminaire à 16 ans ; il est moine depuis cinq ans lorsque lui sont confiées les "reliques" du monastère ; le "moine fou" recueilli dans la maison de l'inspecteur des eaux et forêts, est là depuis deux ans. Ces indications sont donc éparses, et vagues quoiqu'elles indiquent ainsi que toute transformation exige le temps, la durée. Plus trouble encore est l'existence du manuscrit du peintre : un parchemin qui semble remonter à des temps très anciens, antérieurs même à la confession du frère Médard et qui pourtant couvre une histoire allant du XVe siècle (Mort de Leonard de Vinci en 1452) jusqu'au XVIIIe (mort de Médard, le 5 septembre 17..)L'espace n'est guère mieux traité, composé qu'il est des "topoï" propres au roman gothique, abbayes et couvents, châteaux perdus dans d'immenses forêts sauvages ou, en contraste, sis dans des milieux urbains développés qui peuvent se révéler amènes (la ville du prince) ou périlleux (Rome et ses rues labyrinthiques). Ces lieux peu réalistes sont pourtant, dans le même temps, vraisemblables et crédibles, parfois même désirables, ainsi de la forêt aimée de son inspecteur qui en déploie lyriquement les beautés à son visiteur, concluant qu'il "lui reste encore quelque chose de la belle liberté d'autrefois, du temps où les hommes vivaient d'accord avec les lois de la nature et ignoraient tout des traînes et des parures dont ils s'embarrassent dans leurs cachots de pierre." Le monde dans lequel les confidences du moine Médard plongent le lecteur est un monde trouble d'être celui du désir. C'est un monde dans lequel la réalité et l'imaginaire se touchent de si près qu'il arrive souvent au personnage de ne pas parvenir à les distinguer nettement (et pas davantage au lecteur) . Le jeune moine, quoiqu'ayant choisi sa voie, semble-t-il, de son plein gré, est habité par toutes les concupiscences mondaines qu'il aurait dû abandonner dans ce choix. Car lorsque la tentation de boire l'elixir du diable se présente à lui, il a déjà connu d'autres tentations, celle de la luxure qu'un sein entrevu a éveillé en lui. Il se découvre des talents d'orateur et se laisse emporter par la vanité (qui devient vite orgueil) de faire réagir un auditoire, comme s'il était un comédien (ce que vont lui reprocher le père supérieur, la mère abbesse qui l'a élevé, et même sa mère biologique). Et avec l'orgueil, le mépris d'autrui, mais aussi la vindicte, le sentiment de n'être jamais traité à sa juste valeur ce qui déclenche la colère et la violence. Le diable n'a pas besoin de s'en mêler, l'être humain se débrouille très bien tout seul pour faire surgir du fond de son être tout le mal dont il est capable Cf. Platon, La République, l'âme thymotique cherchant toujours à échapper à la raison). Le parcours du personnage est d'emblée compliqué par l'ignorance de ses origines. Du père, mort avant sa naissance, il ne sait que ce qu'en rapporte, en mots peu clairs, sa mère. Absence du père, double maternité, celle de la mère biologique et celle de la mère abbesse (une princesse) qui les prend, elle et lui, sous sa protection ; le monde de l'enfance, dans ses souvenirs, est à la fois un monde enchanté et un monde à la limite de l'irréalité. Le narrateur parle de "mémoire" lacunaire, de "souvenirs [...] confus". De fait, il ne possède qu'un prénom, François, que l'abbesse transforme en Franciscus, qui deviendra, à la suite de ses voeux, Médard. Cette interrogation sur l'identité finit par lui insuffler l'idée qu'il est "un élu spécial du ciel" jusqu'à une crise de folie qui lui fait crier "c'est moi... c'est moi saint Antoine !" |
De doubles en doublesLe frère Médard, en proie à une angoisse profonde (le diable va-t-il s'emparer de lui ?) et à un violent désir amoureux pour une créature dont il est difficile de décider si elle est réelle, ou un fantasme du jeune homme provoqué par la peinture de sainte Rosalie au-dessus de l'autel qui lui est consacré (" C'était ma bien aimée"), veut quitter son couvent. Le père supérieur, Léonard, l'envoie en mission à Rome. C'est à partir de là que commencent vraiment ses épreuves. D'abord par un meurtre accidentel (réveillé par lui, en sursaut, un homme tombe dans un abîme au nom prédestiné, "le gouffre du diable") qui va avoir pour conséquence de le dédoubler : pour certains, il sera le comte Victorin, pour d'autres il restera le frère Médard. Deux personnalités apparentes qui sont, de fait, parfaitement identiques. Entre le noble libertin et le moine luxurieux, aucune différence. Il est donc deux en un. Dualité ou duplicité ? Dans les deux cas, elle le conduit au crime : tentative de viol et meurtres. A la suite de quoi, le voyage se transforme en fuite, et la fuite conduit le personnnage à endosser des identités susceptibles de le protéger (Leonard, jeune noble polonais voyageant incognito), ce qui n'empêche pas un juge de voir en lui un bandit "vous ressemblez tout à fait au signalement d'un grand brigand et d'un chef de bande" lui dit-il avant de se laisser corrompre et de le relâcher. Toujours fuyant, il arrive, au milieu d'une forêt, à la demeure du "garde des eaux et forêts" où l'attend un autre double, un "moine fou" recueilli par la famille deux ans auparavant. Le narrateur en rapporte la complexité. Tout comme lui-même est double, son double est double aussi, parfois moine, parfois se remémorant son statut "il criait qu'il était comte et seigneur tout puissant". L'un comme l'autre cèdent à la violence et à la folie, l'un comme l'autre se trouvent armés d'un couteau qui surgit toujours inopinément.Cette ressemblance entre les deux sera éclaircie par le médecin, tous deux frères puisque fils du même père. Le "moine fou" est envoyé dans un asile, et "Leonard" poursuit sa route. Il s'installe dans la ville servant de résidence au prince, mais lorsqu'il est reçu à la Cour, il doit affronter un nouveau dédoublement : il est le sosie d'un homme, nommé Francesco, qui, il y a longtemps, a joué un rôle tragique dans cette cour comme le lui raconte le médecin, d'où le mal-être d'un certain nombre de personnages (essentiellement des femmes d'ailleurs), à son égard. Mais ce portrait le redoublant avait déjà troublé la jeune Aurélie qui en était tombée amoureuse. |
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![]() Peter Schönfeld / Pietro
BelCampo.
Illustration de Valentin Foulquier (1822-1896)
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![]() Steffen Faust (né en 1957), aquarelle illustrant le roman |
Au cours de ses périgrinations, il rencontre un personnage qui se vante
d'être double, ici (en Allemagne) Peter Schönfeld, et là (en Italie)
Pietro Delcampo, personnage qui rappelle Figaro dans sa passion agitée
et son éloge de "l'art" qui s'entend de l'art capillaire (il est
coiffeur) à l'art théâtral puisque Médard le retrouve à Rome montreur
de marionnettes et qu'il finira frère lai dans le même couvent que
l'homme dont il garantit "le folie", essentielle, assure-t-il, à la
survie. Cette folie est bien sûr à entendre au sens d'Erasme (Eloge de
la Folie),
ou de Shakespeare dont tous les personnages de fous
dévoilent les vérités que personne ne veut vraiment entendre. Le petit
personnage tourbillonant est donc un autre double du frère Médard,
lequel déclarait d'ailleurs "Mon être était divisé en cent fragments
divers. Chacun d'eux, livré à une activité propre, avait de la vie une
conscience qui lui était particulière". La sagesse de la folie est
d'accepter les zones d'ombre de l'être humain sans lesquelles, de fait,
il ne peut pas vivre, en les sublimant dans l'art. Le poids du passéComme dans les contes, les personnages qui vivent, passent dans le récit, hormis le personnage central et ses doubles, et ceux qui tiennent de près à ses fantasmes (comme Aurélie) se réduisent à un catalogue : le prince, les deux princesses (l'épouse du prince et l'abbesse), le médecin, le baron F. et son intendant, Reinhold (qui forment aussi un personnage double) ; même la mère (qui a une identité dans le manuscrit du vieux peintre) est un personnage voué à une fonction : elle a engendré l'enfant mais c'est l'abbesse qui lui a formé l'esprit.Comme dans les contes encore, le héros doit traverser (et vaincre ) des épreuves avant de trouver sa récompense et d'obtenir son royaume, ici la paix avec soi-même et son histoire. L'enfant François est porteur d'une malédiction : il lui faut, selon sa mère, racheter la faute (le sacrilège, dit-elle, sans que le lecteur ne sache jamais quel est ce sacrilège) de son père qui, pourtant, semble avoir à sa mort, trouvé la paix : "il mourut consolé et absous". Le manuscrit du peintre lui apprendra que c'est de toute une lignée qu'il est comptable, laquelle se distingue par sa propension au meurtre et à l'inceste. Cet exposé, fort confus au demeurant vu la répétition des prénoms, des initiales supposées masquer des noms réels, mais aussi des actions (amours clandestines et interdites, enfants illégitimes ou substitués, meurtres). Il tend cependant à affirmer que le premier coupable, un peintre à l'orgueil démesuré qui a donné à sainte Rosalie les traits d'une Vénus païenne (ici, dans le monde catholique,il y a bien sacrilège) et a eu un enfant avec un "démon", revivant l'histoire de Pygmalion, a entraîné la malédition de toute sa lignée jusqu'au dernier, dont la chasteté (il sera moine) rachètera la malédiction en mettant fin à la lignée. Le médecin de la Cour ne voyait dans cette obsession de la lignée que des préjugés destinés à disparaître devant l'évolution des sociétés. Et, de fait, le jeune François est un enfant légitime, quoique mal né puisque sa mère est fille d'un paysan. Il n'aurait donc aucun raison d'être inclus dans cette malédiction. Si bien que tout l'appareil du fantastique en devient une sorte de voile masquant la réalité, à savoir la question des pulsions que doit contrôler tout individu pour s'inscrire dans l'humanité. |
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Et le diable dans tout ça ?A peine un nom pour désigner l'incompréhensible. Ses élixirs pourraient bien, de fait, n'êtreque ce qu'un visiteur affirme en le goûtant, au grand dam de Médard : "du délicieux et véritable vin de Syracuse". Ce qui n'empêche que l'alcool peut aussi désinhiber le buveur, de même qu'un "gouffre du diable" peut aussi se révéler un lieu particulièrement dangereux. Pour un esprit religieux, et le frère Médard, l'est nécessairement, toute manifestation de ce qu'interdit l'Eglise, en particulier les appétits physiques, ne peut être que le résultat des tentations du malin. Peter / Pietro est bien plus raisonnable qui juge nécessaire des soupapes de sûreté, dont le théâtre pourrait être l'un d'eux ou les arts, en général, ici particulièrement la peinture, mais bien sûr aussi la littérature. Raconter, inventer, mettre des mots sur l'indicible, c'est s'en exorciser. |
A découvrir : la traduction d'Emile de La Bedollière (1861) sur Gallica. A lire : un article de John Milfull, "La géographie poétique des « Elixirs du Diable »", (Romantisme, 1972) Curiosité : la traduction de 1829. |