1er avril 1809 : Nicolaï Vassiliévitch Gogol-Yanovski

coquillage


Gogol naquit le 1er avril 1809. Selon sa mère (qui, bien sûr, a inventé la sinistre anecdote qui suit), Kapnist, célèbre et médiocre poète, lut un poème qu'il avait écrit à l'âge de cinq ans. Kapnist étreignit le solennel morveux et déclara aux parents ravis : «Il deviendra un écrivain de génie à condition que le destin lui donne pour maître et pour guide un bon chrétien.» Mais l'autre chose — le fait qu'il naquit un premier avril — est vraie.

Vladimir Nobokov, Nicolaï Gogol (1809-1852), Littératures II, Fayard, 1985, traduit de l'anglais par Marie-Odile Fortier-Masek, livre de poche biblio, 1988.



Le sens de la formule et de la synthèse de Nabokov condense dans cette conclusion à son étude du Manteau de Gogol, la complexité de l'univers de l'écrivain entre mensonge et invention, entre génie littéraire et obsession mystique et ce qui semble relever du gag, que l'auteur d'une oeuvre aussi fascinante que tourbillonnante soit né le premier avril, le jour de la fête des mensonges, dont la tradition fait remonter l'origine au "jour des fous", les "déraisonnants" dit Segalen, c'est-à-dire ceux qui voient la réalité "à côté". Or, tous les récits de Gogol mettent en jeu ce glissement, voire ce dérapage (comme dit Nabokov) entre réel et rêve, entre expérience concrète et imaginaire, entre vraisemblable et irrationnel.
Etrange personnage que cet écrivain dont l'oeuvre entière s'écrit en quinze ans (1830/1845) et qui s'abîme finalement dans un délire mystique s'achevant par la mort alors qu'il n'a que 43 ans, après avoir brûlé tout ce qu'il a écrit durant les sept ans précédents, la suite des Ames mortes, en particulier.




Gogol

Portrait de Nicolas Gogol, Fedor Moller [Otto Friedrich Theodor von Moeller, 1812-1874], 1841, Rome. Galerie Tretyakov, Moscou.
Gogol trouvait que c'était son portrait le plus ressemblant.

Une jeunesse ukrainienne

     Nicolaï Vassiliévitch Gogol-Yanovski, connu en France sous la forme simplifiée de Nicolas Gogol, nait le 20 mars (calendrier julien) / 1er avril (calendrier grégorien) 1809, à Sorotchintsy (district de Mirgorod, province de Poltava) en Ukraine, dite alors "petite Russie".
Sa famille est de petite noblesse ; le couple aura 12 enfants dont seuls 6 survivront. Nicolas est l'aîné : sa soeur Marie naît en 1811, puis un frère cadet, en 1812, ensuite Anne, en 1821, puis Elisabeth en 1823 et Olga en 1825. Il passe son enfance à Vassilievlka, la famille fréquente volontiers la maison d'un lointain cousin de la mère (Dmytro Trochtchinsk, riche propriétaire, ancien grand dignitaire de Catherine II) qui dispose d'une bibliothèque, d'un théâtre  (une troupe de comédiens recrutés parmi les serfs, un orchestre et des bouffons), où l'on joue les comédies écrites par Gogol père.
C'est une famille religieuse, du moins la mère l'est-elle profondément si l'on se fie aux lettres de Gogol adulte lui rappelant certains événements.
Il commence, en 1819, ses études à Poltava avec son jeune frère Ivan mais la mort de celui-ci les interrompt. En 1821, il entre au lycée de Niejine où il fera toutes ses études, terminées en juin 1828. Il n'a guère d'appétit particulier pour les études, plus pressé de jouer, mettre en scène, voire lire à voix haute pour ses camarades. Il a une réputation d'acteur talentueux.
Son père meurt en 1825, il n'a que 16 ans mais se sent, visiblement, en situation de chef de famille. En 1827, il écrit à sa mère qu'il envisage son avenir à Petersbourg, au "service de l'Etat". On ne sait guère ce qui est ici le plus important, aller à la capitale, perçue probablement en Russie, comme Paris en France à cette époque, comme le seul lieu propice aux ambitions, ou aspirer à "servir". A l'un de ses oncles, en octobre 1827, il confiera que c'est dans le monde de la justice qu'il aimerait faire carrière : "J'ai vu que c'est là qu'il y aura le plus de travail [...] Là seulement que je serai vraiment utile à l'humanité."
A la fin de l'année 1828, il part pour Petersbourg.
Il n'en a probablement pas vraiment conscience mais il part lesté de paysages, de saveurs, d'odeurs, de sensations de tous ordres qui lui feront singulièrement défaut sous les cieux nordiques de la grande ville baltique qui lui semblera toujours un monde sans couleur. Ses premières oeuvres porteront témoignage de cet attachement à ses terres natales.
Mais il part aussi, ce jeune homme, avec l'expérience de quelqu'un jeté très tôt dans un monde gouverné par la mort, celle de son jeune frère, celle de son père.



Les années petersbourgeoises (1828-1836)

        Il s'installe à Petersbourg début 1829. Rien n'y sera simple malgré les recommandations dont il s'est muni. Trouver du travail s'avère difficile. C'est le moment où il demande à sa mère de lui fournir des informations sur le folklore ukrainien (histoires, contes, chansons).
En juin 29, il fait imprimer un poème (à compte d'auteur) Hans Küchelgarten, sous le pseudonyme de V. Alov. Un accueil très défavorable l'incite à récupérer tous les exemplaires et à les brûler. Peut-être, cet échec est-il à l'origine de la fuite soudaine de Gogol à l'étranger, en Allemagne. Il invente divers prétextes, un amour malheureux, une maladie, mais le plus clair de l'histoire est qu'il fuit.
Au retour, il finit par obtenir un emploi dans un ministère. Il travaille ses histoires ukrainiennes, et en mars 1830 publie "La Nuit de la Saint-Jean".
En avril 1830, il change d'emploi et obtient des émoluments un peu plus élevés.
En mars 1831, nouveau changement. Il devient professeur à "L'Institut Patriotique", une école pour jeunes filles d'officiers nobles.
En septembre 1831 sont mis en vente Les Soirées du hameau attribuées à "Panko le rouge apiculteur" et en mars 1832 sera publié le deuxième volume. Ces oeuvres sont bien accueillies. Ce sont des contes fantastiques où le diable s'en donne à coeur joie mais gagne rarement, malgré tout. C'est en 1831 que Gogol fait la connaissance de Pouchkine (1799-1837) auquel il a été recommandé par Pierre Pletniov, un poète et critique.  Pouchkine va énormément compter pour Gogol. En apprenant la mort de Pouchkine, il écrira à des amis (mars 1837) "Il m'avait fait jurer d'écrire, et je n'ai pas écrit une ligne sans qu'il fût devant mes yeux…"


Petersbourg

Vue de la rue Sadovaya (Petersbourg), Karl Petrovich Beggrov (1799-1875)


De fait, il doit à Pouchkine l'inspiration de ses deux chefs-d'oeuvre, Le Revizor au théâtre, Les Ames mortes en prose. En effet, dans les deux cas, Pouchkine lui avait proposé les faits-divers (le premier concernant d'ailleurs une aventure qui lui était arrivée à lui-même) qui serviront de point de départ à chacune de ces oeuvres.
En 1831 aussi, Il fait entrer ses deux jeunes soeurs, Anne et Elisabeth (11 et 9 ans) à "l'Institut Patriotique". Malgré le succès de ses livres, les doutes et les angoisses ne cessent pas pour autant. Gogol voudrait écrire du théâtre, et sa veine caustique, de fait, y trouverait sa place, mais il n'est guère content de ses essais ; ensuite, il se sent une vocation d'historien et finit par obtenir, en juillet 1834, un poste de professeur adjoint d'histoire à l'Université de Petersbourg, quoiqu'il eût préféré Kiev. Ses premiers cours (auxquels assiste Tourgueniev) se déroulent plus que bien, mais cela ne durera pas. Tout se passe, semble-t-il, comme si des débuts, toujours brillants, s'enlisaient progressivement dans l'ennui, le manque d'intérêt, le constat que ce "n'est pas ça". Gogol donne toujours le sentiment qu'il court après quelque chose sans comprendre exactement quoi.
Heureusement, il continue d'écrire et de publier, même si la censure défigure quelque peu ses oeuvres. En 1835, il publie Arabesques, un recueil où se côtoient des essais et des contes (dont "La Perspective Nevski", "le Portrait", "Le Journal d'un fou") qui seront ensuite, diversement distribués dans l'oeuvre. Il publie aussi Mirgorod, recueil de nouvelles qui s'inspirent encore de l'Ukraine, et où se trouve la première version de Taras Boulba.
En 1836, Le Revizor (L'Inspecteur du Gouvernement, comme traduit Nabokov) est monté, auquel l'empereur assistera. La pièce obtient un grand succès, mais Gogol n'en retient que les critiques négatives, ayant le sentiment que les applaudissements ne sont allés qu'à un malentendu. Toutefois, peut-être à l'instar de Molière écrivant La Critique des l'Ecole des femmes, il va se servir de toutes ces réactions pour en construire une pièce, La Sortie d'un théâtre après la représentation d'une nouvelle comédie, qu'il rédige à chaud, en 1836, mais qu'il reprendra plus tard, en 1842, dans le but de l'insérer dans le tome 4 de ses oeuvres dont la publication était prévue pour janvier 1843.
En attendant, il n'a qu'un désir : "fuir". En juin 1836, il quitte la Russie pour l'Allemagne. Va commencer alors une vie de vagabondage.


Ivanov

Anton Ivanovitch Ivanov (1818-1864), La Traversée du Dniepr par Nikolaï Gogol, 1845, huile sur toile.
Tableau totalement imaginaire, mais évocateur de l'atmopshère des contes ukrainiens de l'écrivain.





Sylvestre Chtchedrine

Sylvestre Chtchedrine (1791-1830), La nouvelle Rome. Le château Saint-Ange, 1821/25.

Le poète en "homo viator"

"C'est en cours de route que d'habitude se développe en moi le contenu de mes écrits ; presque tous mes sujets c'est en voyage que je les élabore." (Lettre à Chévyriov, 10 septembre 1839)

     A l'Allemagne, vont succéder, la Suisse, puis la France (Paris) et, enfin, Rome où il vivra deux ans (fin mars 1837/1839) et dont il confie : "C'est la patrie de mon âme, où mon âme a vécu avant ma naissance". Ce n'est pas l'antiquité qui l'y fascine mais l'atmosphère religieuse dont la ville est, à ses yeux, imprégnée.
Partout, il travaille aux Ames mortes qu'il avait commencé à Pétersbourg.
L'écrivain n'a pas le sou. S'il est le plus souvent reçu dans des familles d'admirateurs riches, il lui arrive souvent aussi de solliciter des emprunts de ses amis. En décembre 1838, il fait la connaissance du comte Joseph Vielgorski, venu à Rome soigner une phtisie sans espoir, et, de fait, il mourra en avril 1839. Gogol consacrera quelques pages désespérées à cette mort, "Les Nuits de la villa" publiées après sa mort, en 1856, par Koulich.
Les périgrinations reprennent en Allemagne et en Autriche, puis retour en Russie, où il juge devoir s'occuper de ses jeunes soeurs qui ont fini leurs études. Séjour à Moscou. il réécrit nombre de ses oeuvres dans la perspective d'une publication de ses oeuvres complètes dont il espère qu'elle le libèrera de ses dettes accumulées.
En 1840, il repart pour Rome. Il fera un séjour à Vienne, passera par Venise avant de s'installer à Rome. La tonalité de ses lettres est celle d'un "prophète". En octobre 1841, il retourne à Moscou.


La censure petersbourgeoise accepte l'impression des Ames mortes qui sortent en librairie en mai 1842.
Il continue à voyager, à écrire des lettres "précheuses" à tout un chacun. Il finira même par se rendre à Jerusalem (1848) dont il ne tirera nullement le bénéfice escompté : un "renouveau" de l'âme. C'est le même Gogol qui en revient, avec les mêmes angoisses, et la même impuissance créatrice.
En janvier 1843 avaient  été publiées les Oeuvres complètes de Gogol, en 4 volumes, mais sans Les Ames mortes. Gogol considère son roman comme inachevé, puisqu'il en avait prévu trois parties, dont il ne restera que quelques fragments de la deuxième, le reste ayant été brûlé.
Les années qui suivent restent marquées par ses angoisses médicales (il se sent mal presque tout le temps), des déplacements continus, une correspondance qu'il veut édifiante avec tous ceux que sa manie précheuse n'a pas encore lassé. Il ne travaille guère. En 1847, il fera publier des extraits de sa correspondance (Passages choisis de ma Correspondance avec mes amis) pour éclairer ce qu'il est, mais dont la réception sera fort controversée. La fin de sa vie est extrêmement douloureuse, tant sur le plan physique que sur le plan psychologique. Il s'éteint ou plus exactement se laisse mourir, refusant à la fois les soins médicaux et la nourriture, le 4 mars (calendrier grégorien) 1852.
En 1845 est publié à Paris la traduction (Louis Viardot) de Nouvelles russes (Tarass Boulba, Les Mémoires d'un fou, La Calèche, Un Ménage d'autrefois, Le Roi des gnomes [Vii] Sainte-Beuve (La Revue des Deux Mondes) en fait un compte-rendu favorable, insistant surtout sur Tarass Boulba mais concluant "le nom de M. Gogol va devoir à cette publication de M. Viardot d'être connu en France comme celui d'un homme de vrai talent, observateur sagace et inexorable de la nature humaine". Les Ames mortes le seront en 1859.

Il y a un mystère Gogol. Son ami, Aksakov, confiait que nul n'avait connu vraiment Gogol qui ne se donnait (ou ne se prêtait) que "par fragments". Gogol qui a entretenu, toute sa vie, une imposante correspondance, n'y fait guère de confidences personnelles. On ne lui connaît aucune liaison.
Ce qui surprend, à première vue, c'est le hiatus apparent entre ses oeuvres où l'ironie, l'absurde régnent en maître et le tournant affiché dans ses lettres et sa vie après 1845. Pourtant, les quelques pages de la dernière partie des Ames mortes, celles qui ont survécu aux divers autodafés de leur auteur, offrent un univers peu différent de la première partie. Les personnages n'en sont pas plus, mais pas moins crédibles que dans la première partie, l'humour et le lyrisme en colorent toujours les pages, même si de fait, le rire ne semble plus être crédité de sa capacité (défendue si bien dans La Sortie d'un théâtre) de "corriger les moeurs". Il faudrait payer d'exemple, mais Gogol n'est pas vraiment homme à cela, les mots lui semblent toujours le moyen le plus efficace de "montrer la voie", ainsi quand il cesse d'écrire, il cesse aussi de parler.
Curieusement aussi, l'écrivain qui a si brillamment "dénoncé" (quoiqu'il s'en soit largement défendu) les impasses du système en vigueur en Russie, était l'homme le plus conservateur qiu fût.  Ni la bureaucratie galopante, ni le servage, ni  le poids de l'Eglise ne lui ont paru nécessaire à réformer, puisqu'ainsi l'avait voulu Dieu.




A lire
: un article de Olga Camel  sur les rapports de Gogol et du théâtre.
A consulter : le site Propager le feu qui offre une documentation fort intéressante sur l'écrivain.



Accueil               Ecrivains d'Ailleurs