Vie
et destin, Vassili Grossman, 1980
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Vie
et destin est le second volume d'un diptyque dont le premier
s'intitule Pour une juste cause
(commencé en 1946 sous le titre Stalingrad
et publié à Moscou, en 1952, sous ce nouveau titre). Le premier volume avait certes subi les coupures de la censure, mais le second va avoir une étonnante destinée. Proposé à l'édition en 1961, le livre est aussitôt confisqué par le KGB (les témoignages assurent que les policiers, non contents de s'emparer du manuscrit de l'auteur, embarquent brouillons, carbones et rubans de machine) mais l'auteur n'est pas arrêté, ce qui surprend. Surprenant aussi, le fait que le manuscrit n'est pas été détruit, il est "emprisonné", en somme, en lieu et place de son auteur. Grossman en appellera à Khrouchtchev, directement, comme dans des circonstances similaires Boulgakov s'était adressé à Staline, sans plus de résultat. Fort heureusement pour ses futurs lecteurs, Grossman en avait confié deux copies à de proches amis. C'est au milieu des années 1970 que Semyon Izrailevich Lipkin (1911-2003) se décide à tenter de tirer du silence le roman de son ami et pour ce faire, comme Tout passe avait suivi les routes vers l'ouest (publié à Francfort en 1970), il le fera passer à l'ouest ce qui n'est pas une mince affaire vu le poids du manuscrit. Il recevra de nombreuses aides, dont la plus spectaculaire est celle d'Andreï Dmitrievitch Sakharov (1921-1989) qui, parce que physicien, pouvait, dans son laboratoire, transformer le manuscrit en microfilms, lesquels prirent la route de la Suisse où la maison d'édition de L'Age d'homme (fondée et dirigée par Vladimir Dimitrijevic), à Lausanne, publie le texte, en russe, en 1980. En 1983, il est publié en français, traduit par les soins d'Alexis Berelowitch et d'Anne Coldefy-Faucard. Le livre sera publié pour la première fois en URSS en 1988. En 2013, enfin, les manuscrits confisqués et autres documents relatifs à la confiscation seront transférés du siège de la police politique, FSB (laquelle a souvent changé de nom sinon d'activités répressives), aux archives nationales. |
L'écrivainIl est né Vassili Semionovitch (Iossif Solomonovitch) Grossman, le 12 décembre 1905 (29 novembre du calendrier Julien) à Berditchev, en Ukraine. Cette petite ville (autour de 66.000 habitants en 1939), où Balzac a épousé Mme Hanska en 1850, où Joseph Conrad est né en 1857, est peuplée, en très grande partie, de Juifs dont certains, comme les parents de Grossman, sont totalement détachés de ces origines. Le couple parental se sépare peu de temps après la naissance de l'enfant. Le père, ingénieur chimiste, part travailler dans le Dombass ; la mère, Ekaterina Savelievna, professeur de français, élève seule l'enfant. Entre 1912 et 1914, ils séjournent en Suisse. De retour en Ukraine, Grossman va étudier au lycée scientifique de Kiev. Pendant la guerre civile, il vit à Berditchev chez sa tante (soeur de sa mère) et son mari, le Dr Cherentis, puis il vivra à Kiev avec son père (1921-23).En 1923, il entre à la faculté de physique et mathématiques de l’université de Moscou, département de chimie et sera diplômé en 1929. Entre temps, il s'est marié. Son épouse, Anna Petrovna Matsouk (Galia), n'en continue pas moins à vivre à Kiev. Leur fille, Katia, naîtra en 1930. Entre 1930 et 1934, Grossman exercera son métier de chimiste, d'abord dans le Dombass, à Stalino (aujourd'hui Donetsk) puis à Moscou. Galia et lui se séparent en 1934. Cette année-là, il publie son premier récit, Dans la ville de Berditchev, salué par ses pairs, dont Isaac Babel et Boulgakov. C'est à cette occasion qu'il rencontre Gorki qui l'aurait vivement incité à abandonner son métier de chimiste pour devenir écrivain à temps plein. Conseil qu'il suivra. En 1937, il est intégré à l'Union des écrivains, ce qui lui rendra la vie plus facile. Il est tombé amoureux d'Olga Mikhaïlovna Guber, l'épouse de son ami Boris Guber. Ils se marieront en 1937, de sinistre mémoire pour les Russes puisque année des grandes purges. Boris Guber en sera victime, il est arrêté et fusillé. Olga est aussi arrêtée mais Grossman parvient à la faire libérer et adopte ses deux enfants pour leur éviter d'être catalogués "ennemis du peuple" comme leur père l'a été. |
Vassili Grossman, en 1945, en Allemagne, à Schwerin, avec l'Armée rouge. |
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En
1938, Grossman va signer la lettre collective condamnant les accusés du
troisième grand procès de Moscou, ("bloc des droitiers et des
trotskistes", 2-13 mars).
C'est aussi en 1938 que l'oncle Cherentis, le beau-frère de sa mère
chez qui il a vécu durant sa scolarité, est arrêté et exécuté. Quand l'Allemagne attaque l'URSS (juin 1941), Galia et sa fille Katia ont été évacuées de Berditchev, mais sa mère, qui y est restée, est enfermée dans le ghetto et exécutée par les Allemands comme toute la population juive de la ville. Au fur et à mesure que les nazis s'emparent des villes et villages ukrainiens, ils procèdent de même. Grossman est mobilisé mais, déclaré inapte au combat, Il devient correspondant du journal de l’armée, L’Étoile rouge. Entre 1941 et 1945, Grossman va être au plus près des combats, il sera de Stalingrad, il suivra l'armée en Allemagne, fera partie des premiers à découvrir les horreurs de la "solution finale", y compris, quand il passe à Berditchev, en 1944, les circonstances de la mort de sa mère. Ses reportages ont un immense retentissement. En 1943, il lui est demandé de rejoindre le Comité antifasciste juif, créé en 1942, avec le projet, sur l’initiative d’Einstein, d'écrire un Livre noir consacré à l'extermination des Juifs dont la réalisation est confiée à Ehrenbourg. Le livre noir achevé ne verra pourtant jamais le jour, sinon, comme le reste de l'oeuvre de Grossman, longtemps après la mort de ses auteurs. Tout de suite après la guerre, Grossman s'attaque à son oeuvre majeure qui deviendra le diptyque, Pour une juste cause, Vie et destin. Il écrit enfin un dernier livre, Tout passe, dernière méditation à la fois sur la folie des hommes et aussi leur grandeur. Le livre ne sera publié qu'en 1970 (et encore à l'étranger, à Francfort) . Les dernières années de sa vie sont douloureuses. Après la confiscation de ses manuscrits, il est atteint d'un cancer et meurt le 14 septembre 1964. Mais comme le disait Woland dans Le Maître et Marguerite (Boulgakov), "Les manuscrits ne brûlent pas", et l'oeuvre de Grossman est là pour le prouver. Sa vie (et ses expériences successives) sont intimement mêlées à son oeuvre qui peut, par bien des aspects, apparaître comme une biographie intellectuelle, la somme des convictions qui progressivement ont transformé un "bolchevique sans parti" (dixit le général Vorochilov cité par Antony Beevor dans sa biographie de l'écrivain) en un véritable humaniste. Un grand homme et un grand écrivain. |
Une place de Stalingrad avant la guerre, devant l'hôtel Bolchaïa, 1937. |
Le romanAvant même d'aborder ce qui est exactement un roman fleuve, son titre intrigue. Bien sûr, il fait penser à d'autres titres doubles, Crime et châtiment de Dostoievski ou encore, puisqu'il a pour sujet la guerre, Guerre et Paix de Tolstoï, mais il interroge aussi : faut-il y lire une opposition ou une complétude ? Et pourquoi le singulier alors que foisonnent les vies dans ce récit ? En fait, dès les premières pages du roman, le narrateur éclaire son propos : "Parmi les millions d'isbas russes, il n'y a et il ne peut y avoir deux isbas parfaitement semblables. Toute vie est inimitable. L'identité de deux êtres humains, de deux buissons d'églantines est impensable... La vie devient impossible quand on efface par force les différences et les particularités." (traduction Berelowitch/ Coldefy-Faucard, Bouquins, 2006). La vie, c'est donc le mouvant, le changeant, le différent, un flux, le destin c'est ce qui fige comme le soulignaient les tragiques grecs faisant de la mort ce qui transformait une vie en destin (cf. Oedipe-roi) puisque, mettant un point final à une existence, elle en fixait à jamais toutes les étapes, et les personnages de Grossman n'échappent pas à cela. Les vies ne sont donc que des gouttes d'eau dans le courant incoercible de la Vie. Si le romancier conserve à destin son singulier, c'est que davantage qu'un "enchaînement nécessaire et imprévu des événements qui composent la vie d'un être humain", le terme renvoie au fatum des Romains, la puissance qui régit le monde et les hommes (et les dieux eux-mêmes) à leur insu. Ce destin s'incarne dans l'Etat, particulièrement tout Etat totalitaire transformant une personne particulière en élément d'un tout : le peuple, les masses, et tout particulièrement ici, les premières victimes de l'idéologie nazie, les Juifs. Les camps de concentration (sans parler des camps d'extermination) en sont l'image la plus vraie comme la plus brutale puisque tous ceux qui les peuplent n'ont "qu'une destinée commune". |
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Le centre de Stalingad en février 1943 "La capitale de la guerre contre le fascisme était à présent réduite aux ruines glacées d'une ville de province d'avant guerre à vocation industrielle et portuaire" (III, 45) |
Le
roman est dédié à la mère de
l'auteur, "in memoriam", Ekaterina Savelievna Grossman, dont la vie est
devenue destin le 15 septembre 1941 par son assassinat, sa mort faisant
de sa vie particulière un destin puisque y mettant fin, mais encore
parce que cette mort a été
celle de toute la population juive de Berditchev, l'origine faisant
destin pour les nazis. Lorsqu'il aura achevé son oeuvre, en 1961, Grossman lui adresse une lettre (découverte dans ses papiers après sa mort) dans laquelle il écrit "Ces dix dernières années, en travaillant, j’ai pensé à toi sans discontinuer; mon amour et mon devoir envers les hommes sont au centre de ce travail, c'est pour cela qu'il t'est dédié. Tu représentes pour moi l’humain par excellence et ton terrible destin est celui de l’humanité en des temps inhumains. Toute ma vie j’ai cru que ce qu’il y avait de bon en moi, d’honnête, tout ce qui était amour me venait de toi." (Bouquins, p. 1014, traduction Luba Jurgenson) CompositionLe récit est dsitribué en trois parties contenant respectivement 69, 65 et 60 chapitres de longueurs très variées. Sa temporalité est resserrée, octobre 1942 à février 1943, mais ce présent contient aussi le passé, soit par remémorations des personnages, soit par analepses du narrateur clarifiant un propos, lequel narrateur ne s'interdit pas les prolepses. Ces chapitres alternent perceptions d'ensemble de la guerre (assez proches du rapport militaire), anecdotes et détails au plus près de la vie quotidienne des soldats (ne pas oublier que Grossman a été un excellent correspondant de guerre parce que sur le terrain même), vie privée des personnages se débattant dans les contraintes sociales d'un temps difficile en même temps que dans leurs propres contradictions, que ce soit à Stalingrad même, au coeur des combats, ou à Kouibytchev (aujourd'hui Samara à plus de 2000 km à l'est de Moscou) ou à Kazan (sur la Volga, à quelques 700 km à l'est de Moscou). A Kouibytchev ont été déplacées les administrations moscovites pendant le siège de la ville et à Kazan une partie des industries et des centres de recherche. A ces chapitres, il faut aussi ajouter les réflexions du narrateur interprétant l'univers confus des idéologies et des comportements vu et compris dans le temps long qui, par-delà la guerre, en a marqué la seconde moitié du XXe siècle. Par exemple, l'antisémitisme dont le nazisme a réveillé tous les démons pour longtemps. |
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La
narration est prise en charge par un narrateur omniscient,
ce qui
permet tous les déplacements de focalisation, en particulier les
focalisations internes, éventuellement externes aussi. Il s'agit
d'approcher de l'intérieur les individus, même ceux que le dégoût,
voire la haine condamneraient sans appel, les nazis (le terme n'est
jamais utilisé par le narrateur ou les personnages qui parlent de
"fascistes"/ "fascisme"), mais aussi les
exécuteurs des basses oeuvres de l'oppression d'un Parti ou d'un Etat,
jusques et y compris les dictateurs eux-mêmes, puisque l'écrivain ne
s'interdit pas d'investir la subjectivité d'Hitler ou de Staline. Ce
narrateur raconte longtemps après les faits (par exemple en évoquant le
barrage de Stalingrad dont la construction commence en 1950, dont la
première turbine fonctionne en 1958 et qui n'est achevé qu'en 1961,
comme le roman d'ailleurs), ce qui lui permet de disposer de nombreux
savoirs, savoirs militaires (les dispositifs stratégiques, les
exécutions tactiques), savoirs historiques, en particulier tout ce qui
regarde l'extermination des populations juives (Grossman a élaboré le Livre noir
avec Erhenbourg, mais il a aussi été sur place à Treblinka et d'autres
camps et a recueilli, en 1945, les témoignages de survivants), et ce
qui
regarde les crimes du stalinisme dénoncés par Nikita Khrouchtchev au XXe
congrès
du Parti Communiste (février 1956), en particulier les colonies
pénitentiaires d'extrême-orient (goulags), le rôle de la police polique
(NKVD pendant les années de guerre) installée dans l'immeuble
Loubianka,
à Moscou. Ce narrateur se rend particulièrement crédible par son investissement même dans le récit où il intervient à diverses reprises, en son nom propre, pour prolonger une réflexion relative à un événement. Par exemple, la mise en récit du fonctionnement des chambres à gaz dont les "travailleurs" ne se sentent pas responsables se conclut ainsi : "[...] il existe un jugement suprême : le jugement d'un pêcheur par un autre pêcheur. [...] Ce ne sera pas un juge céleste miséricordieux et parfait, ce ne sera pas une cour suprême de l'Etat ayant pour but le bien de l'Etat et de la société, ce ne sera pas le saint et le juste qui rendront leur verdict, mais un être pitoyable, un homme écrasé par le fascisme, un pêcheur qui a lui même ressenti toute la terrible puissance de l'Etat totalitaire, un homme qui lui aussi est tombé, qui s'est courbé, qui a eu peur et qui s'est soumis . Il dira : — Il y a des coupables en ce monde terrible ! Coupable !" Il est essentiel qu'il en soit ainsi car le roman de Grossman entraîne son lecteur là où il n'a nulle envie d'aller, dans les profondeurs les plus sombres de l'être humain, mais il ne le fait que sous l'égide de la liberté (comme ici où le "soumis" a fini par se redresser et se révolter) et de l'amour sous toutes ses formes, eros (le désir), agape (l'amour de l'autre), philia (l'amour d'amitié). |
Il y a bien dans Vie et destin quelque
chose de la fresque déployant selon les moments la rigueur ou
le lyrisme propres à faire surgir les multiples réalités d'un univers
spatial et temporel limité (l'URSS entre octobre 1942 et avril 1943),
mais qui, en miroir de sorcière, reflète l'humanité, ses choix, ses
interrogations, ses peurs, passé, présent et avenir. La première partie débute et se termine sur l'évocation d'un camp de concentration nazi où se trouvent des prisonniers russes. Cet univers concentrationnaire qui va être relayé par les camps soviétiques de la Kolyma et autres goulags (sans oublier les ghettos organisés par les nazis), apparaît comme l'ouverture d'un opéra où le destin prend sa forme la plus rigide et aussi la plus cruelle dans laquelle la vie se réifie et les vies ne peuvent être que broyées. Et pourtant, ce roman, qui est celui de toutes les souffrances, est, dans le même temps, celui de toutes les espérances tant l'empathie de son auteur pour l'humanité, dans sa grandeur comme dans ses faiblesses, lui insuffle une puissance de résistance irréfragable. VIE La vie, c'est, bien sûr, celle des personnages, comme il l'écrit à Khrouchtchev, en février 1962, affirmant "Il ne s'agit pas d'un livre politique. Dans la mesure de mes capacités qui sont limitées, j'y ai évoqué des gens avec leurs peines, leurs joies, leurs erreurs ; j'ai parlé de la mort, de l'amour et de la compassion" (traduction Luba Jurgenson, Bouquins, p. 1006) Ces personnages sont extrêmement nombreux même si le récit n'en suit, en détail, qu'un petit nombre. D'abord le couple composé de Lioudmila Nikolaievna Strum (née Chapochnikov) et de son mari, physicien nucléaire, Viktor Pavlovitch Strum. Ils ont une fille, Nadia, adolescente. Lioudmila a un fils, Anatoli dit Tolia, dont le père, qu'il ne connaît pas, Abartchouk, se trouve alors dans un camp dans le grand nord (cf. chap. 39 sq). Un autre personnage est suivi de près, la jeune soeur de Lioudmila, Evguenia (Génia) Nikolaievna dont la vie sentimentale compliquée la fait constamment osciller entre son amour (ou son attachement) à son premier mari, dont elle est pourtant séparée, Nicolaï Grigorievitvh Krymov, commissaire politique, et celui qu'elle porte à Piotr Pavlovitch Novikok, commandant d'un corps de blindés. Evguenia est une jeune femme peintre. C'est un esprit indépendant et tourmenté. Autour de ces personnages centraux et en relation avec eux d'autres retiennent l'attention parce qu'ils permettent d'élargir le tableau et de faire du roman une fresque des années de guerre (1942/1943). C'est le cas de la mère de Strum, Anna Semionovna Strum, et de Sofia Ossipovna Levinton, médecin militaire, amie de la mère de Lioudmila. Les deux femmes, aux vies bien différentes (même si elles sont toutes les deux médecins), vont trouver le même destin dans leur judéité : Anna, dans une longue lettre à son fils, raconte ses derniers jours, enfermée dans la vieille ville de Berditchev, transformée en ghetto, et l'avenir qui l'attend ; Sofia sera, elle, déportée vers un camp d'extermination où elle mourra avec le petit David (6 ans) rencontré dans le wagon. Ces pages absolument insoutenables doivent être mises en regard d'un essai écrit en 1955, en même temps donc que le travail sur Vie et destin, La Madone sixtine. On comprend mieux, à les lire en regard de cet essai sur un tableau de Raphaël qui conduit tout droit son auteur à Treblinka, que ces terrifiantes évocations de morts sont des hymnes à la vie. |
Forêt, 1889, Ivan Ivanovich Chichkin (1831-1898) "La vie de la vieille Russie, celle que Viktorov ne connaissait que par les livres vivait dans cette forêt, ces lacs. [...]" (I, 34) |
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La multiplication des
personnages permet une représentation particulièrement vivante de la
société russe d'alors, comme chez Tchekhov,
qui a su faire entrer toute
la société russe dans ses oeuvres, comme le rappelle une discussion
entre personnages, I, 62). Grossman utilise deux
techniques d'accumulation, d'abord, celle des noms propres. Un protagoniste
arrive dans un lieu et tous ceux qu'il croise sont identifiés, comme si
chacun était une connaissance du lecteur. Leur présence en devient
familière, même si leur nom n'est consigné qu'une fois ; ensuite, celle des
caractéristiques qui font de chacun un être différent, ainsi le
commandant Novikov regarde-t-il ses conducteurs de tanks "les timorés,
les renfrognés, les rieurs et les réservés, les pensifs, les cavaleurs,
les égoïstes inoffensifs, les vagabonds, les avares, les contemplatifs,
les bons..." ; parfois, dans un groupe, quelques personnages auront un
nom et une biographie, même succinte, ainsi dans le wagon où est
déportée Sofia, pour Nahum Rosenberg, Moussia Borissovna, Natacha
Karassik. Cette multiplication de présences renforce le sentiment de
vie que dégage ce roman où pourtant la mort est à l'oeuvre. Enfin, il y a ceux qui touchent de près aux protagonistes, la jeune Vera, nièce de Loudmila et Evguenia, fille de leur soeur, Maroussia, tuée le premier jour de l'attaque de Stalingrad (cf. Pour une juste cause), enceinte, dont le bébé naîtra en février 1943 ; Viktorov, son mari, le jeune aviateur qui ne reviendra jamais ; son cousin, Serioja, dont sa grand mère, Alexandra Vladimirovna Chapochnikov, s'inquiète. Bien d'autres encore. Y compris des soldats allemands. |
Marc Chagall (1887-1985), La Guerre, 1943, encre sur esquisse à la mine graphite sur papier vergé. Centre Pompidou, Paris. |
Stalingrad libéré (février 1943)
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DESTINLe "fatum" c'est d'abord la guerre et c'est ainsi que le roman l'inscrit avant même de faire intervenir des personnages, par l'arrivée d'un train dans un camp de concentration. La guerre entraîne les prisonniers (l'année 1941 a été particulièrement violente sur ce plan là en Ukraine que les nazis envahissent le 22 juin 1941, opération Barbarossa).Si la guerre fait son lot de prisonniers dont peu survivront à leur déportation en Allemagne, sans parler des exécutions sommaires sur le champ même de la guerre, elle entraîne aussi son lot de misères quotidiennes, déplacements de population, séparations des familles, conditions de vie précaires —le froid, la faim, la saleté, la mort inévitable pour le plus grand nombre. Par exemple, la mort "programmée" du jeune Viktorov est rapportée quatre fois. Lui-même l'imagine en se souvenant d'un conte, celui de la princesse Dolgorouki (bien romancé) pleurant son mari sur les bords du Dniepr, et imaginant Vera dans la même situation. Le narrateur prend alors le relais pour confirmer cet avenir "Le petit lieutenant dans sa vareuse élimée, marche dans la forêt ; combien seront-ils de cette époque inoubliable, à être oubliés ?" (I, 35). Puis sa mort est racontée dans le dernier chapitre de la 2e partie, au cours de l'offensive "Uranus" qui a débuté le 20 novembre 1942. Et le narrateur, une fois encore, l'entérine "Le pilote mort était étendu sur un monticule de neige ; la nuit était très froide et les étoiles brillaient d'un éclat extraordinaire. A l'aube, la colline devint toute rose et le pilote était étendu maintenant sur une colline rose. Puis, le vent se leva et la neige recouvrit le corps." Emblématique du combat dans la ville, la "maison 6bis", tenue par un petit groupe de soviétiques ayant mauvaise réputation aux yeux des commissaires politiques : "C'est la Commune de Paris" dit l'un d'eux. Elle finira entièrement détruite avec ses défenseurs moins quelques-uns que le commandant Grekov fera sortir avant la fin. La guerre est DESTIN à la fois parce qu'elle conduit inévitablement à la mort du plus grand nombre (les pertes russes ont été particulièrement élevées) et qu'elle est subie par les populations, transformées de fait en soldats, donc en tueurs, et/ou en victimes collatérales. |
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Le "fatum", c'est aussi l'assignation à une identité
qui, pour beaucoup, ne faisait pas sens (cf. la lettre d'Anna
Semionovna Strum à son fils, I, 17) qui vaut condamnation à mort. Le
roman, sur ce plan, est aussi un témoignage terrible sur la politique d'extermination des Juifs appliquée dès
les premiers jours de l'invasion nazie. A travers la longue lettre qu'écrit Anna à son fils Victor Strum (ni localisée, ni datée) pour lui raconter ses derniers jours, c'est du traitement imposé aux Juifs par l'occupant qu'il s'agit. Première étape, organisation d'un ghetto (il n'en existe plus depuis la Révolution de 1917 qui a aboli l'obligation de résidence des citoyens juifs), dans la vieille ville, entouré de barbelés, avec interdiction d'en sortir sous peine de mort. Deuxième étape, déplacement des populations vers ce quartier déjà habité par les pauvres "des artisans, des ouvriers, des femmes de salle y vivent depuis toujours". L'impression du médecin qu'est Anna est qu'il s'agit d'un "enclos pour bétail". Grâce à un ancien malade, paysan, elle apprend ce qui se passe à l'extérieur du ghetto, les tueries dans la campagne, "je ne sais pas si c'est un acte isolé ou l'annonce de ce qui nous attend tous." Elle raconte aussi les réactions peu amènes, c'est un euphémisme, de certains Ukrainiens et Ukrainiennes, dévoilant brutalement un antisémitisme que le pouvoir soviétique avait, semble-t-il, tenu sous le boisseau. Elle s'émerveille de la capacité des humains à vivre en dépit de tout, à se projeter dans un avenir malgré tout, à être, certes, mauvais, mais à être aussi généreux, solidaires, bienveillants. Si bien que l'on peut constater que si le destin tue, sans faire de différence entre l'un et l'autre, la vie continue à s'imposer en exaltant ces différences. Les chapitres qui vont raconter la fin programmée de Sofia Ossipovna Levinton laissent la même impression au lecteur tout en étant tout aussi intensément terribles, davantage sans doute puisqu'ils s'inscrivent dans le projet défini de "solution finale", organisée avec un souci d'efficacité et de rentabilité à hurler de rage et d'effroi. Il y a d'un côté la mise en place d'une machine destinée à déshumaniser ses victimes et de l'autre, ces mêmes victimes qui n'en restent pas moins, jusqu'à la mort, des humains avec leurs spécificités, leurs différences, leur unicité irremplaçable comme le chante (il n'est pas d'autre mot) la déploration du narrateur après la mort de David, de Sofia et de leurs compagnons (II, 50). |
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Enfin,
le "fatum" c'est aussi
(et surtout) l'Etat, particulièrement lorsque cet Etat s'incarne dans
un "chef". Le roman a dû une grande partie de son succès (en occident,
au moins) à sa dénonciation des totalitarismes. On a quelque peu oublié
que celui qui affirme l'identité des régimes national-socialiste et
soviétique est un nazi, "Nous sommes des formes différentes d’une même
essence : l’Etat-parti" (II, 15). Cette affirmation est réfutée avec
force par le vieux bolchevik qu'est Mostovskoi ; de fait,
les fondements des deux régimes sont bien différents, et s'il y a un
choix à faire, comme le montre Erchov,
lequel n'a aucune illusion sur le parti communiste (sa famille est
morte en déportation dans les années 1930), il est impossible de
choisir le fascisme. Il en est de même pour un autre des personnages,
militaire actif dans la contre offenive russe, Darenski,
dont la carrière a pâti de sa mauvaise origine sociale. Toutefois, cette comparaison-assimilation est un puissant outil de réflexion, pour le narrateur comme pour les personnages. Les ressemblances sont, en effte, plus sensibles que les différences. Les expériences diverses des personnages mettent en miroir les mêmes systèmes de surveillance, de contrôle et d'enrégimentement dans les deux Etats. Les camps nazis ou soviétiques fonctionnent selon les mêmes principes et mêmes attendus. L'Etat, dans les deux régimes, s'incarne dans le Parti et le Parti dans son chef, incontestable et indiscutable. Dans les deux univers, nombreux sont ceux qui s'illusionnent sur leurs motivations, laissant leur égoïsme et leur confort personnel (ne pas s'opposer permet de vivre mieux) dicter leur choix sous le masque du bien du plus grand nombre. La duplicité est toujours complexe comme le cas particulier de Strum le prouve qui, malgré sa lucidité, ne peut s'empêcher de croire qu'il doit tout à son mérite "tout ce qui s'était passé commençait sans qu'il s'en rendît compte, à lui sembler normal, légitime." (III, 52), "tout", c'est-à-dire à la fois son ostracisme et son "triomphe" dû à un coup de téléphone de Staline ; expérience qu'éclaire une histoire racontée par Krymov sur un ancien prisonnier qui, au fur et à mesure qu'il est réintégré dans le système, change du tout au tout. Dans un Etat totalitaire, il n'est pas de place pour une quelconque vie privée ; les amitiés comme les amours sont surveillées ; tout un chacun est comptable non seulement de ses actes, mais de ceux de ses proches. Ainsi le commissaire politique Guetmanov fait-il reproche à Novikov de vouloir épouser Genia, "le camarade Novikov a tort de lier sa vie à une personne issue d'un milieu peu net du point de vue social et politique" (II, 4), ce qui déclenche une furieuse colère chez Novikov. Colère libératrice, mais après la victoire de l'offensive où il a été particulièrement brillant (il est cité dans le communiqué radiodiffusé), Novikov n'en sera pas moins convoqué à Moscou. il n'est pas besoin d'en dire plus pour comprendre qu'il va être arrêté et jugé. L'armée, même sur le front, n'a guère davantage le choix des décisions comme les centres de recherche, aussi pointus soient-ils comme l'Institut où Strum fait des recherches sur le nucléaire. Le Parti sait mieux qu'eux ce qui est bon pour le pays. C'est ainsi que le combat et la victoire de Stalingrad sont confisqués par le pouvoir à son seul bénéfice. |
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De
la même manière, tout suspect aux yeux du pouvoir (le parti) voit le
vide se faire autour de lui. Strum en fait l'expérience, mais Krymov
aussi. Reste que certains se dressent pour dire non. C'est le cas du
prisonnier Ikonnikov, dans le camp nazi, regardé par les autres comme
un simple d'esprit, mais qui refusera de participer à la construction
d'une chambre à gaz et sera exécuté (II, 40) ; celui de Magar
expliquant à Abartchourk, dans un goulag, qu'ils se sont trompés "sans
liberté, il n'y a
pas de révolution prolétarienne" (I, 40) ; celui de Genia dont la
conscience exige qu'elle reste aux côtés d'un Krymov devenu "ennemi du
peuple" ou encore celui de Tchepyjine, physicien nucléaire et maître de
Strum, qui a renoncé à ses recherches parce que, dit-il "je savais que
la théorie d'aujourd'hui deviendrait la pratique de demain" (III, 24). Les rouages de la machine étatique sont multiples mais toujours coercitifs, et toujours destinés à réduire la part d'humanité dans les êtres humains. Pourquoi, comme l'explique un co-détenu à Krymov (III, 56), le camp est l'avenir de la société "la liberté notion chaotique et primaire", doit être dépassée pour atteindre la rationalité et le camp est le maximum de la rationalité. Ne nous y trompons pas, le roman de Grossman est à la fois un roman destiné à susciter des émotions, l'empathie, la compassion, l'horreur devant l'inhumanité et un roman destiné à susciter la réflexion. Il n'offre aucune réponse à la question cruciale, toujours actuelle au XXIe siècle, de savoir comment faire "société" au bénéfice du plus grand nombre sans tomber dans un directivisme qui finit par leur dénier tout droit d'opiner sur leurs choix de vie, comment contrôler le poison du pouvoir, et l'on prête à Saint-Just l'affirmation qu'il "corrompt, lequel aurait ajouté "le pouvoir absolu corrompt absolument". Si Grossman n'a pas de réponse à nous donner, et de fait, toutes les interrogations les plus essentielles s'appuient sur des personnages dont on ne sait trop s'ils sont fous (Ikonnikov ou Ketzenelenbogen, par exemple, ce dernier pouvant aussi être un provocateur, III, 56) ou aveuglés par l'orgueil comme Liss, le nazi, il propose, en revanche, son propre chemin de lucidité : être à l'écoute des individus, selon la leçon de Tchekov qui a dit "que l'essentiel, c'était que les hommes sont des hommes et qu'ensuite seulement ils sont évêques, russes, boutiquiers, tatars, ouvriers. [...] Les hommes sont bons ou mauvais non en tant que Tatars ou Ukrainiers, ouvriers ou évêques ; les hommes sont égaux parce qu'ils sont humains." (Bouquins, p. 232) ; s'en tenir à la vérité, pourquoi dans ce récit, le narrateur n'épargne ni les défauts des personnages (vindicatifs, vaniteux, luxurieux, vétilleux) ni ne tait les réussites sociales, mais pas davantage le prix qu'elles ont coûté à une grande partie de la société, comme il regarde avec empathie et, souvent, admiration, les actes de bonté "ordinaire" qui témoignent du souci d'autrui. Il nous lègue deux boussoles : l'amour (dont l'amour maternel est toujours le parangon, cf. La Madone sixtine), la liberté comme fondement et comme horizon de toute vie pleinement humaine. Ce n'est pas rien. |
A regarder : un film documentaire de Priscilla Pizzato, Le Manuscrit sauvé du KGB (2017, 58 min, Ex Nihilo / Arte France ) A écouter : dans les nuits de France-culture, 3 janvier 2019, la rediffusion d' "Une Vie, une oeuvre" consacrée à Vassili Grossman, enregistrée le 16 septembre 2001. A lire : un article de Chloé Leprince, "Stalingrad, Treblinka, et sa mère : pourquoi il faut lire Vassili Grossman" publié sur France-Culture, le 2 juillet 2021. Un article de Florent Bussy, "Le totalitarisme ou le règne de l’inhumain" (2009) |