Coeur de chien, Mikhaïl Boulgakov, 1925 / 1971

coquillage


Coeur de chien est une longue nouvelle ou un court roman de Mikhaïl Boulgakov rédigé en 1925 et qui, comme beaucoup des oeuvres de l'auteur, restera dans un tiroir. La revue pour laquelle il avait été écrit le récuse, le jugeant "contre-révolutionnaire". Il ne sera publié en URSS que longtemps après la mort de l'écrivain, en 1987, bien après  ses traductions à l'étranger (1968, en anglais, 1971 en français, traduction due à Michel Pétris pour Champ Libre, traduction que reprend le Folio de Gallimard).



L'écrivain

     Boulgakov, c'est un destin assez étonnant. Voilà un écrivain s'opposant de tout son talent à ce qu'il déteste du monde soviétique dans lequel il vit et qui, pourtant, à l'encontre de beaucoup d'autres, ne choisit pas l'exil (comme Zamiatine, par exemple) malgré quelques vélléités, qui est certes interdit de publier, mais qui jamais n'est menacé de prison ou de relégation, comme, par exemple, son ami Ossip Mandelstam. C'est une sorte de mystère.
    En 1937, dans une notice autobiographique, Boulgakov (de son nom complet, Mikhaïl Afanassievitch Boulgakov) note tout d'abord "Fils d'un professeur de l'Académie de théologie de Kiev, né le 3 mai 1891". Le 3 mai en suivant le calendrier julien alors en vigueur, le 15 selon le calendrier grégorien. Le père est de fait professeur d'histoire des religions. Il va grandir à Kiev même dans une grande famille, ils sont 7 enfants sans compter les cousins et les amis. C'est une jeunesse heureuse, sans doute turbulente. Le jeune homme, après sa scolarité secondaire, fait des études de médecine. Il est diplômé en 1916. Il a épousé, en 1913, Tatiana Nikolaïevna Lappa (Tassia). Les années faciles s'achèvent là. Boulgakov va exercer la médecine, dans un pays ravagé par une guerre civile mettant aux prises les rouges (les Bolcheviks) contre les blancs (les monarchistes), mais aussi les nationalistes ukrainiens (contre les uns et les autres, c'est selon) autant que les anarchistes (Makhno), sans négliger les troupes d'occupation austro-allemandes. Le plus clair de l'histoire, c'est qu'il se retrouve dans les rangs des blancs (armée de Denikine) où il prend conscience que le changement est irréversible, qu'il va falloir faire avec et il va faire avec par le truchement des mots. Il écrivait déjà, maintenant il en fera sa raison d'être.
En ces temps-là, choisir la littérature c'était nécessairement choisir Moscou, comme aux temps de Gogol c'était choisir Saint-Petersbourg, comme pour un jeune Français c'était choisir Paris. Et la langue littéraire c'est le russe que l'on soit né à Kiev ou à Vladivostock




Mikhail Boulgakov

Portrait photographique de Boulgakov, début des années 1920. Photographe inconnu


En septembre 1921, il est donc à Moscou. Au début, malgré les difficultés économiques, il ne s'en tire pas trop mal. Il publie ses nouvelles dans des revues ou des journaux, comme Les Aventures de Tchitchikov, en 1922, qui signe sa dette, jamais effacée, envers Gogol. D'emblée, le jeune écrivain est un satiriste féroce mais d'une irrésistible drôlerie.
En décembre 1925, est publié son roman La Garde blanche qui a pour cadre la guerre civile, en Ukraine, mais il ne parvient pas à faire publier Coeur de chien. L'année précédente, lui et Tassia ont divorcé et il s'est remarié avec Lioubov Ievguenievna Bielozerskaïa. Il adapte son roman pour le théâtre sous le titre Les Jours des Tourbine, pièce présentée le 16 octobre 1926 au Théâtre d'art avec grand succès, malgré un accueil critique peu favorable. L'oeuvre du dramaturge va occuper une grande place dans sa vie, même si progressivement ses pièces vont être interdites,  pas de mises en scène ni de publications.
A partir de 1927, Boulgakov est muselé. Il ne pourra plus rien publier, ce que complètera, en 1929, l'interdiction de son théâtre. En octobre 1930, il écrit à son frère Nicolaï, exilé à Paris "Voici pour moi : toutes mes oeuvres sont réduites à néant, de même que mes projets. Je suis condamné à me taire et, très probablement, à mourir totalement de faim."
Ses demandes d'autorisation de voyages à l'étranger sont toujours refusées. Il finit par en appeler à Staline et obtient un emploi d'assistant metteur en scène au Théâtre d'art. Il y travaillera (adpatations et mises en scène) jusqu'en 1936 où il rejoindra le Bolchoï comme "librettiste consultant".
Les dix dernières années de sa vie, il va les passer en compagnie de sa troisième épouse, Elena Sergueïevna Chilovskaïa (rencontrée en 1929 et épousée après leurs divorces respectifs en 1932). Depuis 1928, il travaille à un grand roman qui deviendra Le Maître et Marguerite. Il meurt en 1940 de la même maladie qui avait emporté son père en 1907. Elena veillera sur son oeuvre que la mort de Staline, et le processus de déstalinisation qui s'en suivit, ont permis de publier, non sans difficulté, d'ailleurs, puisque les premières publications vont souffrir diverses censures avant de connaître, enfin, des publications intégrales.




Le roman

     En 10 chapitres non titrés et non numérotés se terminant par un "Epilogue", le récit rapporte l'aventure pour le moins inattendue d'un chien errant recueilli par un médecin une nuit de décembre, à Moscou. Après l'émerveillement initial : manger à sa faim, être soigné, vivre au chaud sans plus avoir à craindre la brutalité des humains, le chien découvre qu'il est le sujet choisi pour une expérience. Le scientifique est un spécialiste convoité du rajeunissement. Mais son expérience aboutit à un résultat inattendu, transformer le chien en humain avec des conséquences désastreuses.
Avec cette petite histoire qui flirte avec la science-fiction, Boulgakov s'interroge et nous interroge sur l'être humain et ce qui la définit, ce qui sépare animalité d'humanité. Le tout est magnifiquement invraisemblable, cruel et désopilant. L'écriture en est rapide, sans temps mort, et le récit partagé entre divers narrateurs: le chien lui-même, un narrateur omniscient qui prend le relais de temps à autre, l'assistant du professeur qui tient le journal des suites de l'expérience, ce qui fournit des dates précises au lecteur, l'expérience est notée journellement, depuis le 22 décembre 1924 jusqu'au 17 janvier, suivant les transformations qui font passer "Boule" du statut de chien à celui d'homme.
Les personnages
Boule : (c'est le nom que, semble-t-il, tous ceux qui le voient ont tendance à lui donner) chien bâtard mais qui s'imagine parfois une ascendance brillante, un Terre Neuve, par exemple. C'est un chien, avec des désirs et des besoins de chien. Irrité par la présence d'une chouette empaillée, il la détruit. Il deviendra, une fois greffé, un sinistre individu, bête et méchant à souhait avec une propension certaine à profiter des situations dans lesquelles il se trouve embarqué. Il choisira comme nom d'humain Poligraf Poligrafovitch Boulle ("avec deux l" précise-t-il).



Boris Mikhaïlovitch Koustodiev
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Le Bolchevick
, 1920, Boris Mikhaïlovitch Koustodiev (1878-1927)






peinture

Varvara Stepanova (1894-1958). Le Mosselprom (traduit par "Coopérative de l'Economie centrale" par Michel Pétris) avec publicité créée par Vladimir Maïakovski, 1924-1925

Filip Filipovitch Preobrajenski : (Vladimir Volkoff propose "Transfigouratov" comme traduction) médecin de renom (sa réputation est fondée), plus proche de la vieillesse que de la jeunesse ("il a une barbe en pointe bien taillée et une moustache grise et fournie"), grand bourgeois que la Révolution irrite profondément et qui n'a pas l'intention de renoncer à quoi que ce soit de ses privilèges (son grand appartement, ses domestiques, son train de vie) qui lui assurent la poursuite de ses recherches. Aime l'opéra. Est célibataire et d'un naturel assez enjoué quoiqu'arrogant.
Ivan Arnoldovitch Bormental : assistant du professeur, médecin chercheur lui-même. Le chien le juge "beau". Admire et aime profondément son "maître".
Schwonder : porte parole du "comité d'administration de l'immeuble". A pour particularité d'être extrêmement chevelu et d'être très jeune comme ses camarades. Fervent bolchevick quelque peu borné quand même.
Zinaïda Prokofievna Bounina, dite Zina : jeune bonne de Filip Filipovitch. Elle sert à table, réceptionne les patients, sert éventuellement d'assistante au professeur.
Daria Petrovna Ivanovna : la cuisinière
[le nom complet de ces deux personnages n'apparaissant qu'à la fin du récit].

Une oeuvre singulière

     Coeur de chien est une oeuvre difficile à définir car si elle "flirte" avec la science-fiction, (le lecteur pense, par exemple, à L'ïle du docteur Moreau de Wells, 1896) il est clair qu'elle n'y appartient pas. Ce n'est pas parce qu'un scientifique se livre à une expérience rapportée avec précision (Boulgakov a une formation médicale), greffer une hypophyse humaine sur un chien en même temps qu'un appareil reproducteur masculin, que le lecteur se trouve devant un texte de fiction scientifique. Tout l'infirme, à commencer par la date (1924) et l'environnement de l'expérience, Moscou dans les premières années soviétiques avec les problèmes économiques afférents.
Il n'est pas plus légitime de parler de "fantastique" à son propos, malgré l'ombre portée du Faust de Goethe, évoquée à la fois lors de l'opération comparée à la fabrication de l'homoncule dans le second Faust et dans le moment où le docteur, envisageant de refaire l'opération inverse, est dit "pareil au vieux Faust". Aucun surnaturel n'est en jeu, aucun doute n'affleure non plus, l'expérience a bien lieu avec ses conséquences indésirables que l'opération inverse annulera. Il s'agit donc d'autre chose.
Le terme "satire" en rendrait bien mieux compte, dans son sens originel, celui mis en oeuvre d'abord par les écrivains latins (par exemple Juvénal, voire Horace) visant à attaquer et tourner en ridicule les moeurs d'une époque. L'attaque, ici, est virulente, mais Gogol (1809-1852) aussi bien que Saltykov-Chtchedrine (1826-1889), dont Boulgakov n'a jamais caché ce qu'il leur devait, fournissaient des modèles. La satire s'en prend à la réalité, en exacerbe les traits jusqu'à la caricature, contraignant le lecteur à s'interroger sur ce qui, la plupart du temps, passe inaperçu d'être jugé "normal".


Dans ce roman, Boulgakov avec ses changements de points de vue souligne les dysfonctionnements de la société moscovite. C'est d'abord le point de vue du chien qui dans le froid hivernal décrit ses souffrances, mais a assez d'empathie pour décrire aussi celles d'autrui, la jeune dactylo qui, comme lui, souffre du froid, de la faim, de la nécessité d'avoir un amant pour s'en sortir, comme le chien, en somme, d'avoir u n maître. Plus tard, une fois opéré c'est le point de vue humain qui prend le relais (le narrateur omniscient et l'assistant du docteur qui tient le journal des transformations du sujet de l'expérience), puis lorsque tout est rentré dans l'ordre, c'est de nouveau le chien qui manifeste sa satisfaction. Là où le chien faisait preuve d'empathie, l'homme qu'il est devenu n'en a plus aucune, en proie à un féroce égoïsme, c'est lui qui voudra s'appropier une malheureuse en quête d'une amélioration de sa vie et il faudra les menaces du professeur et de Bromental pour la faire échapper à son sort. Mais bien sûr, comme rien n'est simple, le professeur est indirectement complice de ces exactions puisque rendant une virilité perdue à ceux qui sont en mesure de payer ses service et qui, en échange, le maintiennent dans ses privilèges. La nouvelle société n'est pas si nouvelle que cela.
Les difficulltés économiques qui poussent les jeunes femmes dans les bras d'hommes possédant un quelconque pouvoir poussent aussi tout un chacun à livrer une guerre aux autres pour quelques mètres carrés. La vision de l'humanité que déploie le roman est tout sauf séduisante, la méchanceté qui se manifeste dans la propagation de rumeurs malveillantes, la délation, l'abus de pouvoir (aussi infime qu'il paraisse à première vue) et surtout la bêtise sont la norme. Les seuls personnages échappant à ce regard amer sont les femmes. Les narrateurs les regardent avec tendresse, la coquetterie de Zina est un charme, les câlins de Daria Petrovna avec son pompier dans la cuisine suscitent leur indulgence  et les deux jeunes dactylos, mal payées, abusées, sont plaintes et non jugées.
Mais la satire déborde aussi la critique d'une société donnée pour interroger à la fois sur ce qui différencie humanité et animalité, sur la "nature" humaine (interrogations sur l'atavisme), sur les limites de la curiosité scientifique. Comme le veut le genre, il y a plus à admirer chez le chien que chez l'homme et le docteur finit par constater que Boulle n'a pas "un coeur de chien mais un coeur d'homme", car seul un coeur d'homme peut conduire à la crapule. Quelque part, le lecteur peut même penser que si le chien détruit la chouette c'est qu'elle n'a plus rien à faire, elle, l'oiseau de la sagesse voué à Athena, dans un monde en proie à la folie. Du haut en bas de l'échelle sociale, le plus clair de l'humanité est un ramassis d'égoïsmes sans borne ou de sottise dépourvue de remèdes.

Quoique fort sérieuses, les questions soulevées par le texte ne le sont qu'entre deux éclats de rire. Les censeurs soviétiques n'avaient guère le sens de l'humour, comme tous les censeurs. Et quoique les sociétés dans lesquelles nous vivons en Europe, en général, et en France, en particulier, paraissent bien différentes, il n'est si sûr que nous ne puissions projeter un certain nombre se ces interrogations sur leurs dérives, ne serait-ce que celles de l'emprise de plus en plus grande des Etats sur les vies privées.





A consulter
: à lire sur la question du logement un article " Kommunalka  «  l'enfer, c'est les autres  » sur Ploutocratie et le début de l'article de Katerina Azarova "La Question du logement..." (Etudes comparatives Est-Ouest, 2001).
A découvrir Saltykov-Chtchedrine, Trois contes russes sur Wikisource ; Conte de Noël  et Les Messieurs Golovleef sur la Bibliothèque russe et  slave.



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