Histoire de Tönle, Mario Rigoni Stern, 1978/1998

coquillage




Mario Rigoni Stern

Mario Rigoni Stern, photo Loïc Seron, 2007

Rédaction, publication, composition

      Le roman (ou peut-être devrait-on dire le conte malgré le réalisme indiscutable de l'écriture) est exactement ce qu'annonce son titre : le récit de la vie d'un homme, Tönle Bintarn, habitant du haut plateau d'Asiago. Le livre est publié par Einaudi (comme tous les autres livres de Mario Rigoni Stern), sous le titre de Storia di Tönle, en 1978. Il est traduit, en français, par Claude Ambroise et Sabine Zanon Del Bo, pour les éditions Verdier en 1998. Il existe une autre traduction, de Laura Bignon pour les éditions Gallemeister (janvier 2023).
Dans Saisons (2007), son dernier livre, Rigoni Stern raconte qu'il en a jeté les premiers linéaments durant un séjour au bord de la mer, "entre les Pouilles et le Basilicate" (dans ce que les Grecs appelaient la Grande Grèce). En somme, c'est tout imprégné de cette mémoire grecque qu'un soir, écrit-il, "j'ébauchais mon petit livre Histoire de Tönle, absolument pas pour établir une opposition, mais parce que les gens de la montagne et ceux de la mer sont liés par l'amitié." (Saisons, traduction Marie-Hélène Angelini, La Fosse aux ours, 2008) Sans doute faut-il entendre par là que les marins comme les montagnards savent d'expérience la fragilité de la vie humaine face aux éléments. Les Grecs ne disaient-ils pas : "Il y a les vivants, il y a les morts, et il y a ceux qui vont en mer" ?
     Le récit se construit entre un prologue et un épilogue fort brefs : le narrateur va raconter cette histoire à un ami, malade, auquel il rend visite tous les soirs, puis lorsque l'histoire s'achève, il découvre que son ami n'est plus là, la terrasse est vide, et sa voiture a disparu.  Cet ami est le journaliste et écrivain Gigi Ghirotti (1920-1974). Un voisin l'avise qu'il est parti parce qu'il se sentait très mal. De fait, c'est à Vicenza, où il réside, que Gigi Ghirotti mourra après avoir écrit un témoignage sur ses deux ans de lutte avec la maladie, Lungo viaggio nel tunnel della malattia (Long voyage dans le tunnel de la maladie) qui est toujours réédité.
A ce propos, une note du narrateur avise que tous les personnages de l'histoire sont des personnes ayant existé en leur temps et leur lieu, ce qui n'est sans doute pas aussi simple et qu'il faut sans doute interpréter aussi symboliquement.
     Le récit lui-même est composé de six chapitres (numérotés, mais non titrés) dont quatre sont consacrés aux années 1914 à 1917, autant dire à la Guerre, la Grande, comme elle a été très vite dénommée ou comme le note le personnage, avec humeur, "cette guerre qu'on appelait déjà mondiale, comme si c'était un progrès". Il raconte la vie de Tönle depuis la fin des années 1860 jusqu'au 25 décembre 1917, jour de sa mort, à plus de 80 ans. Une vie ordinaire d'homme pauvre dans une région qui l'est tout autant. Quoiqu'éloignée dans le temps autant que dans l'espace, venue d'un monde qui n'existe plus, cette vie particulière rend les  lecteurs "attentifs à la vérité", comme le notait déjà Bernardin de Saint Pierre dans La Chaumière indienne (1791), à propos des contes. Elle fait parler les silences, comme le dit la narratrice de La Page blanche (Karen Blixen, Nouveaux contes d'hiver, Folio, 1977) affirmant que "lorsque le conteur est fidèle, éternellement et inébranlablement fidèle à l'histoire, c'est alors qu'en fin de compte, le silence se met à parler."
Dans la petite histoire de Tönle, les silences parlent bien davantage que les mots et les phrases dont, par ailleurs, la beauté est grande.



L'espace

    L'histoire de Tönle est tributaire (comme celle de n'importe quel humain) de l'espace dans lequel il vit. Le haut plateau d'Asiago, les "Sept communes", a une histoire complexe liée à sa situation géographique. A partir du XVe siècle, il dépend de la République de Venise qui s'effondre en 1797 et le traité de Campo Fornio donne à l'Autriche et Venise et le plateau. En 1807, Napoléon les réintègre dans le royaume d'Italie, mais en 1815, ces terres redeviennent autrichiennes. En 1866, la jeune Italie déclare la guerre à l'Autriche. Le Traité de Vienne, qui y met fin, remet la Vénétie à la France qui la rétrocède à l'Italie. Et voilà le haut plateau transformé en terre frontalière. Mais qui dit frontière dit garde-frontière et douanier. Là où, quelques temps auparavant, hommes et marchandises circulaient librement, les restrictions de circulation s'imposent. Le commerce devient contrebande. Les ennuis de Tönle vont commencer là. Les ennuis de la région, eux, ne sont pas fini. Dès 1914, l'italie commence à fortifier la région, à la préparer pour la guerre qui va la ravager pendant trois ans entiers et particulièrement en 1916 et 1917, à la suite de quoi l'Italie récupèrera le Trentin et Trieste et repoussera ses frontières bien au-delà du plateau.
Le haut plateau d'Asiago est, dans l'ensemble, une terre pauvre qui nourrit difficilement ses habitants, c'est donc une terre de migration. Migrations saisonnières pour certains (c'est le cas de Tönle déjà, avant même qu'il ne soit recherché par les gendarmes) ou définitives, comme pour trois de ses fils partis aux Etats Unis et dont il comprend qu'ils ne reviendront pas. Longtemps isolé et d'accès difficile ses habitants ont continué à parler, comme dit le récit, "la vieille langue", un parler d'origine vraisemblablment germanique sans que les érudits, même aujourd'hui, ne soient à même d'en identifier exactement la source. Cet isolement a longtemps permis aussi de conserver aux sept communes un mode de vie communautaire dont Tönle constate, dans cette fin de XIXe siècle, les transformations avec l'apparition de ce qui ressemble à des partis entraînant "Discordes, querelles, plaintes en justice, fuites à l'étranger", sans compter les tentatives pour "privatiser" les espaces communaux.

le merisier

page d'une flore présentant fleurs et fruits du merisier (cersier sauvage), prunus avicum.


Tönle et sa famille habitent un hameau, non loin d'un plus gros village, et leur maison est celle de ses ancêtres, laquelle se distingue des autres parce qu'elle a "un arbre sur le toit : un cerisier sauvage. Le noyau dont il était né, un mauvis l'avait expulsé en vol et déposé là-haut, il y avait bien longtemps et les caprices d'un printemps l'avait fait germer."
Ils ont quelques brebis (six au début de l'histoire, 40 au moment de la guerre) qui fournissent de la laine (que l'on vend ou que l'on garde pour filer, selon les besoins de la famille) et cultivent du lin, des pommes de terre. Les cultures vivrières comme les lentilles, le seigle ou l'orge se font sur de petites parcelles, exigeant souvent " des semaines de travail" avant de devenir productives. La famille se compose des parents de Tönle, de son épouse et de leurs enfants. Quand ses parents mourront, que lui-même sera vieux, son fils aîné marié, à son tour, prendra en charge la maison et ses parents, Tönle et son épouse.
C'est un monde qui paraît étroit, mais en vérité, l'exode saisonnier de Tönle le fait longuement voyager dans les terres de l'Empire austro-hongrois où, d'ailleurs, avant 1866, il avait été quatre ans soldat, en Bohème, à Budějovice ; il a travaillé à la construction des chemins de fer, et été mineur dans les mines de fer en Styrie. Il travaillera aussi en Hongrie dans un haras, sera jardinier à Prague et, lorsqu'il est colporteur d'images, va jusqu'à Cracovie. Tönle connaîtra bien d'autres voyages depuis la fin des années 1860 jusqu'à l'année de son amnistie, en 1904. Les veillées du hameau, en hiver, sont l'occasion d'échanger sur ces voyages et les expériences qui vont avec, car le cas de Tönle n'est pas isolé.
Pour Tönle, ces périgrinations ont été aussi l'occasion d'apprendre, non seulement les trois ou quatre langues qu'il parle en sus de l'italien et de la "vieille langue", mais encore les relations complexes entre les Etats comme il l'expliquera au charbonnier lui annonçant l'assassinat de Sarajevo. Il a aussi eu l'occasion d'entendre parler de Marx, de lire Le Manifeste des communistes (selon sa formulation), une année où il a travaillé dans les mines de Hayngen (Hayange qui, à partir de 1870 et jusqu'en 1918 fait partie du territoire allemand), ce qui le conduira à se définir comme "un simple berger et un prolétaire socialiste" devant les Autrichiens qui l'arrêtent en 1916.




grive mauvis
grive mauvis (Turdus iliacus)





image

L'une des deux images (l'attaque des loups et la chasse à l'ours) que Tönle conserve de ses neuf mois de colportage.


Excursus : le colportage d'images
    
De tous les moyens employés par Tönle pour gagner quelque argent, le narrateur décrit avec précision celui de colporteur d'images, spécialité de la petite ville de Castel Tesin (Castello Tesino) dont les colporteurs vendent des images des Remondini, celles fabriquées dans les imagerie de Bassano Veneto ou de Giuseppe Pasqualini à Brno. Le personnage lui-même ayant toujours été, comme d'autres, attiré par ces expositions, "rêvant" devant ces histoires "que tout le monde pouvait comprendre, même les illettrés".
Le traducteur et préfacier de l 'Histoire de Tönle, Claude Ambroise (1935-2014), précise l'origine des deux gravures décrites dans le roman que Tönle a décidé de garder pour lui : "Enfant, Rigoni Stern les avait regardées dans un café du village et les a décrites, de mémoire, dans son livre. Mais on a lu celui-ci sur le Plateau et, un jour, quelqu'un qui possédait ces deux images dans son grenier les lui a fait porter. Devant certains détails, Rigoni Stern s'est aperçu que sa mémoire avait été infidèle."
De fait, le narrateur la décrit ainsi :
"L'une représentait l'attaque, de nuit, par une bande de loups, d'un traîneau au galop, au fond d'une forêt couverte de neige. Les chevaux saisis de terreur s'étaient emballés, le cocher malgré tous ses efforts arrivait tout juste à les maîtriser. Il avait perdu son bonnet à poil et avec son fouet cherchait à tenir à distance un loup sur le point de planter ses crocs dans l'une des bêtes. A l'arrière du traîneau, un homme barbu, à genoux parmi des marchandises éparpillées, tirait avec un long fusil contre les loups qui couraient derrière. [...] En regardant, on avait aussi l'impression d'entendre les hennissements des chevaux, le sifflement du fouet, les hurlements des loups, le coup de fusil. Tout le monde était fasciné par cette histoire."
Les deux images seront dûment encadrées et placées des deux côtés de la cheminée.








Asiago en feu

Asiago bombardé, en feu, mai 1916


Le temps

     La vie des hommes s'inscrit, certes, dans des espaces, mais aussi dans des temps, temps subjectif de l'individu, temps "naturel" de la communauté à laquelle il appartient et temps historique des Etats. La vie de Tönle se rythme dans les deux premiers avant d'être bouleversée par le dernier. Les deux premiers chapitres, qui conduisent le personnage du moment où il a son altercation avec les douaniers à sa vieillesse, au seuil de la première guerre mondiale, sont marqués par un temps répétitif, scandé par le retour des saisons, "Les saisons s'écoulaient pour revenir ensuite", note le narrateur. Elles déterminent le temps subjectif de Tönle qui passe l'hiver auprès des siens, de manière clandestine puisqu'il ne sera amnisté qu'en 1904, et les neuf autres mois à travailler au gré des opportunités dans l'empire austro-hongrois. Ce temps naturel est aussi celui de la communauté qui le marque de rituels (les cloches et les feux de joie des enfants appelant le printemps à la fin de l'hiver, par exemple, ou les chants de Noël), mais aussi les temps forts de la vie humaine, les naissances, les mariages, le service militaire des jeunes hommes, les morts, celle de "sa vieille mère [...] en septembre", plus tard celle de son épouse en septembre 1914 ou encore celle de l'avocat Bischofar en mai 1915. Ce temps se marque aussi par les travaux, par la foire de Saint Mathieu, le 21 septembre. Temps de la répétition marquée par les transformations périodiques de la nature (retour ou départ de certains oiseaux, chute ou fonte de la neige) mais aussi par les altérations qu'il fait advenir, lentement semble-t-il et progressivement, aux individus comme aux sociétés. Il n'en est pas de même du temps historique qui bouleverse brutalement la vie des hommes. Ainsi de la rétrocession de la Vénétie à l'Italie, en 1866, qui du jour au lendemain fait des Austro-hongrois du plateau d'Asagio des Italiens et instaure une frontière sur un territoire aussi bien connu d'un côté que de l'autre, séparant les amitiés ou les familles, ainsi d'Andréa Raconat qui habite Prague et n'a jamais revu la famille de sa mère depuis 1866, transformant de paisibles colporteurs en contrebandiers, donc en bandits passibles de prison, comme Tönle condamné à 4 ans de prison, par contumace, pour avoir résisté à son arrestation, sans compter les malentendus entre les habitants du plateau et ceux, militaires ou administrateurs chargés de la nouvelle région "On critiqua, parmi les jeunes officiers piémontais, le comportement de ces gens de la frontière et leurs moeurs de sauvages".


Mais c'est surtout à partir de juin 1914 que le temps historique va s'imposer au détriment des temps subjectifs de l'individu et des communautés. Quoique l'Italie n'entre en guerre qu'en 1915, en vérité, déjà la vie du plateau est altérée par les préparatifs de guerre. Ensuite, les cannonades vont rythmer la vie des habitants jusqu'à ce que l'offensive autrichienne (mai 1916) entraîne leur évacuation à tous, sauf le vieux Tönle qui refuse de quitter sa maison et son troupeau. Mais ce refus finira par se solder par son arrestation, la confiscation de son troupeau et sa déportation dans le camp de Katzenau où étaient internés les italophones considérés comme de potentiels traîtres à l'Autriche-Hongrie.
Le passage du temps se traduit toujours par des pertes, mais la guerre accélère les processus, détruisant les hommes, leurs demeures et la terre elle-même et, en décembre 1917, Tönle est obligé de constater que non seulement son hameau, sa maison n'existent plus mais que la terre elle-même n'existe plus, il voit ce qui avait été son jardin "dévasté par des trous profonds qui, à la place de la terre noire et grasse, avaient ramené en surface les pierres blanches comme des os."



Un roman de la perte et de la réparation

     L'Histoire de Tönle raconte un homme qui est tous les humains et une terre qui, dans ses particularités, n'en éveille pas moins chez le lecteur des émotions, des sentiments, des interrogations sur son propre rapport avec son passé, celui de sa famille, avec le paysage particulier de son enfance ou de sa jeunesse. L'histoire est si bien contée qu'elle se prolonge à la fois en relectures qui sont inépuisables et en méditations. Méditations sur le temps qui passe, sur le souvenir de ceux qui ont été et ne sont plus. Il n'est pas exactement sûr que tous les personnages évoqués aient vraiment existé ; certains, comme l'avocat Bischofar ou le capitaine Emilio Lussu (écrivain et homme politique, 1890-1975), von Fabini (1861-1937) sous  les ordres de qui Tönle a servi dans l'armée austro-hongroise ou encore l'ami journaliste à qui l'histoire est racontée (et le prologue peut se lire comme une dédicace au disparu) font partie de l'histoire, enregistrée dans les livres, du Plateau. Mais tous les autres, Tönle le premier, incarnent les hommes et femmes dont les contemporains de Mario Rigoni Stern sont les descendants. C'est leur histoire, leurs coutumes (l'appel du printemps ou les chants de Noël, par exemple), leurs habitudes de vie relevées dans de minuscules détails, par exemple, le fait qu'avant d'entrer chez l'avocat, la femme de Tönle change ses "savates" contre des bas et des chaussures, leur nourriture, leurs chants dans la vieille langue, les solidarités, le puissant sentiment d'être un monde à soi, "Au reste, même les habitants de la plaine au pied de la montagne étaient regardés comme des étrangers". Tout ce que la vie, inévitablement , fait perdre mais que la poésie sauve de l'oubli dans les mots qui retiennent les saveurs, les odeurs, les regards, la mémoire d'hommes qui ont, un jour, vécu.
     Méditations aussi, naturellement, sur la guerre, aux yeux du vieux Tönle, un absurde gaspillage ("sur le champ de bataille on mourrait pour rien") qui suscite la colère autant que le désespoir. Méditations qui naissent de l'opposition entre les rythmes de la nature, ses lenteurs, son unité et l'artificialité des Etats, ainsi de Tönle expliquant le jeu des alliances à la veille de la guerre : "Ils causaient ainsi pendant que les moutons broutaient l'herbe nouvelle, que l'eau s'écoulait par les fissures de la roche et que les merles à plastron voletaient parmi les pins."



pin cembro

"Le pin cembro, ou arolle, est, avec le mélèze, le plus bel arbre de nos montagnes ; sociable et semper virens, il n'atteint pas la hauteur du sapin argenté ou de l'épicea mais il peut vivre plus de  sept cents ans." (Arbres en liberté, traduction Monique Baccelli)


La terre vouée à la vie est condamnée à la mort comme le sont les hommes qui faisaient corps avec elle. Les pertes que le temps impose sont démultipliées quand les hommes s'en mêlent et s'entêtent à cadastrer ce qui ne devrait pas l'être et Tönle d'opposer "tous ceux qui estimaient que les frontières étaient quelque chose de concret ou de sacré" et lui et ses pareils pour lesquels elles ne sont que des fictions et de conclure "En somme, si l'air était libre, si l'eau était libre, la terre aussi devait l'être."
Le roman reconstruit l'identité d'un espace détruit en lui rendant une histoire à partir de laquelle peut se réinventer une continuité.

Ecoutons Mario Rigoni Stern : "Les livres n'empêchent pas la barbarie, mais aident à vivre [...] C'est notre seul rempart contre la bêtise." (Télérama, 17/06/08)




A lire
: par curiosité l'article de Frédéric Bourgeois de Mercey qui visita le plateau dans les années 1830, publié dans la Revue des Deux Mondes en 1841.
Un article de Claude Ambroise "Civitas" publié dans  Montagnes imaginées, montagnes représentées, André Siganos,  Simone Vierne, Université Stendhal, Grenoble, 2000.



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