La Jangada, Jules Verne, 1881

coquillage



Jules Verne

Jules Verne, photographie d'Etienne Carjat, 1884.

     En 1881, lorsque paraît, d'abord en feuilleton dans le Magasin d'éducation et de récréation, périodique de Hetzel, à partir de janvier 1881, puis la même année en volume, La Jangada sous-titré "Huit cents lieues sur l'Amazone", Jules Verne est un écrivain célèbre grâce aux adaptations théâtrales de ses romans (Le Tour du monde en 80 jours, Michel Strogoff), et extrêmement occupé. Il habite, depuis 1872, à Amiens, la ville dont sa femme est originaire, mais qui n'est séparée de Paris que par une heure et demie de chemin de fer. Il voyage aussi, sur son bateau, le Saint Michel III, acquis en 1877, le plus souvent avec son frère cadet, Paul.
     Entre 1868 et 1878, Verne s'est attelé à une oeuvre qui n'est pas sans quelque rapport avec les récits de voyage qu'il imagine ; il écrit "Une Histoire des Grands Voyages et des Grands Voyageurs", travail pour lequel il reçoit l'aide de Gabriel Marcel (1843-1909) et qui est publié en quatre volumes entre 1870 et 1880. Gageons que le bibliothécaire, spécialiste de cartographie, a aussi apporté son aide à la découverte de l'Amazone que propose le roman de Verne. Mais n'oublions pas non plus que Verne est membre de la Société de Géographie depuis 1864.
Dans le contexte, il n'est pas exclu que la visite de l'empereur du Brésil, Dom Pedro II, à Paris, en 1877, ait aussi joué son rôle en attirant l'attention sur un pays qui, par ailleurs, fascine les Français de longue date (cf. Montaigne et ses cannibales).
Comme pour ses autres romans, il s'agit d'inventer une histoire suffisamment palpitante pour que les savoirs historiques et géographiques (diffuser les connaissances est le but que se proposent les Voyages extraordinaires dès le premier volume lancé en 1863) s'y insèrent aisément et sans interrompre le récit.

La fable

     Elle consiste en un déplacement sur l'Amazone depuis Iquitos, au Pérou, jusqu'à Belem do Para, au Brésil, quasi à l'embouchure du fleuve sur l'Atlantique, un peu plus de 4000 km de fleuve. Il s'agit de toute une famille (père, mère, enfants, serviteurs et travailleurs, puisqu'il faut des bras pour manoeuvrer le radeau constitué de grumes qui seront vendus au bout du voyage) la raison qui en est donnée au lecteur est le mariage d'une jeune fille avec un jeune homme de Belem. Inutile d'ajouter que la randonnée offrira son lot de surprises et rebondissements.
Jules Verne situe l'aventure en 1852. Est-ce pour avoir eu connaissance de la brochure de Jean-Louis Moré sur l'émigration au Brésil en 1852 publiée cette année-là? Ou parce que cette année 1852 a marqué un tournant dans sa vie, il a été embauché au Théâtre lyrique dirigé par Edmond Seveste, donnant ainsi définitivement le pas, dans sa vie, à la littérature sur le droit ? Sans oublier que cette année-là est fondée la Companhia de Navegação e Comércio do Amazonas, le roman ne s'achève-t-il par sur ces mots "dans quelques jours, le premier paquebot allait commener son service régulier et rapide, et il ne mettrait qu'une semaine à remonter cette Amazone que la jangada avait mis tant de mois à descendre." (II, 20)



Les personnages

Joam Garral : le père de famille, 48 ans. Propriétaire avec son épouse d'un domaine agricole fort prospère, hérité du père de celle-ci,  près d'Iquitos. Actif, énergique, généreux, il est cependant habité d'un fond de tristesse. Il cache donc un mystère.
Yaquita, née Magalhães, son épouse, 44 ans, forte femme, en tous points identique à son mari.
Benito, leur fils, 21 ans en 1852. A fait ses études à Belem do Para, chasse avec passion tout ce qui bouge, très attaché à son père.
Minha, leur fille, 20 ans "une charmante jeune fille, brune avec de grands yeux bleus, de ces yeux qui ouvrent sur l'âme".
Cybèle : ancienne esclave, nourrice de Yaquita, 60 ans, la sagesse incarnée mais un rôle fort modeste.
Lina : femme de chambre de Minha, mais surtout sa compagne, elle a tout de la soubrette de comédie, "Vive, remuante, caressante, câline, tout lui était permis dans la maison" surtout parce qu'elle est d'une bonne humeur indéfectible.
Manoel Valdez : 22 ans, ami de Benito depuis le collège. "Médecin aide-major" à Belem do Para où il vit avec sa mère, le père, négociant, étant décédé. Comme la famille Garral, il a toutes les qualités dont la générosité et la franchise ne sont pas les moindres.
Torrès : c'est l'opposant de l'histoire, individu qui est, lui, nanti de tous les défauts, la cupidité, la cruauté, la mauvaise foi, bref, le vilain, dans toute sa splendeur, nécessaire à l'aventure et au suspens.
Trois autres personnages vont encore jouer un grand rôle dans le développement du récit :
Fragoso : barbier découvert dans la forêt, qu'un moment de désespoir avait incité à se pendre, ce qui était tout à fait contraire à sa nature puisqu'il est un composé du Figaro de Beaumarchais et du Passepartout du Tour du monde en 80 jours. Digne pendant de Lina, toujours de bonne humeur et jamais à court de ressources. Sauvé par les jeunes gens (Benito, Manoel, Lina et Minha), il fait vite partie de la famille.
Araujo : le pilote de la jangada, fin connaisseur du fleuve, porté sur la bouteille, goût pour lequel le narrateur fait montre d'indulgence, affirmant qu'il "n'y voyait jamais mieux que lorsque quelques verres de ce rude tafia, tiré du jus de la canne à sucre, lui éclaircissait la vue".
Vicente Jarriquez : juge à Manaus (encore nommée Manao), fanatique de cryptogramme (ce qui va se révéler fort utile) "un petit homme fort bourru, que quarante ans d'exercice et de procédure criminelle n'avaient pas contribué à rendre très bienveillant pour les accusés". La suite du portrait du petit juriste rivalise en humour avec celui de Fragolo.

Hetzel 1881

Le volume in-folio, publié en novembre 1881, illustré de 82 gravures, dont deux cartes, de Léon Benett (1839-1916)





Léon Benett

Navigation dans la forêt inondée (I, 18)
illustration de Léon Benett

Le roman est construit en deux parties. Toutes les deux se déploient en 20 chapitres titrés. Toutefois les chapitres de la première partie sont beaucoup plus longs que ceux de la seconde, le rythme lent de la navigation convenant à la première, l'accélération des événements précipitant la seconde.
La première partie raconte la descente de l'Amazone depuis Iquitos jusqu'à Manao (Manaus), elle est donc à dominante géographique. Les événements qui la ponctuent sont de l'ordre de la découverte : celle des villages ou bourgs que l'on rencontre en chemin, celle de la faune (les tortues, les poissons, les caïmans, les oiseaux) et de la flore. Le voyage dure neuf semaines (dixit Joam au juge Jarriquez) La seconde se déroule à Manaus du 20 août, jour de l'arrivée de la jangada, au 5 septembre, lorsque la convoi reprend sa route pour Belem où il arrive le 15 octobre. Cette partie du trajet couvrant un espace connu ne faisant l'objet que du seul chapitre final.
Roman géographique dans sa première partie, il devient roman policier dans la seconde avec un suspens bien monté jusqu'à la dernière minute.
Trois aspects du roman sont particulièrement intéressants, le goût du secret inscrit dans le cryptogramme qui ouvre et ferme le récit, la vision idyllique d'un Brésil plus imaginaire que réel, le rêve d'un chez soi intime et mobile avec la transplantation de la maison sur le radeau géant.
La "jangada". Le terme en portugais du Portugal, mais l'Amazone chez Verne est profondément portugaise, désigne un radeau. Dans le portugais du Brésil, il renvoie à des embarcations légères, faites de cinq planches, utilisées par les pécheurs du Nordeste. Le train de bois, qui est constitué pour descendre le fleuve, supportera une habitation où les personnages retrouvent toutes les commodités et le confort de leur résidence habituelle (sans oublier les alcools et le tabac), les logements des serviteurs et travailleurs, une petite chapelle convenant à leur catholicisme et à la présence parmi eux d'un prêtre, le père Passanha, qui regagne Belem pour y finir ses jours dans un monastère (il a 70 ans).
C'est à la fois un monde ouvert sur le fleuve et ses rives, et un monde familier (meubles et bibelots reforment le décor habituel) où les personnages ne quittent pas vraiment leur chez eux. De nombreux romans de Verne jouent avec ce rêve ; c'est, par exemple, ainsi qu'est perçu le bateau d'Une ville flottante (1871) ou encore, quoique sous un angle plus dangereux, Le Pays des fourrures (1873)  dont les personnages dérivent sur leur morceau de terre transformé en iceberg, ou encore, sur le mode joyeux, cette fois-ci, la roulotte de César Cascabel (1890) "avec tous les avantages du chez-soi qui se déplace".
Le cryptogramme : élément essentiel du récit puisqu'il contient le destin du personnage principal, Joam Garral. Il constitue l'incipit du roman et six chapitres, à la fin du récit, sont consacrés à son décryptage. On le convoite, on le perd, on le retrouve, et il faut percer son mystère. Là encore, ce n'est pas la première fois que Jules Verne joue avec ce type d'énigme (cf. Voyage au centre de la terre ou Les Enfants du capitaine Grant). Et il en profite pour saluer avec déférence Edgar Poe qu'admire le juge Jarriquez "ce grand génie analytique, qui s'est nommé Edgar Poe" et le narrateur de rappeler Le Scarabée d'or où un cryptogramme joue un rôle essentiel.


L'Amazone : le fleuve est un personnage et ce fleuve coule, pour sa plus grande part, sur les terres brésiliennes. Le premier problème que doit résoudre l'auteur pour affirmer sa vision d'un Brésil prometteur (pendant longtemps, et peut-être encore au XXIe siècle, le Brésil est perçu comme "Terre d'avenir" selon la formule de Zweig, en 1942) est celle de l'esclavage. Et c'est bien par là qu'il commence, dès le premier chapitre, en faisant de son "vilain" un chasseur d'esclaves en fuite et en assurant que l'esclavage va disparaître sous peu : "Le jour n'était donc plus éloigné où ce magnifique pays, dans lequel tiendrait les trois quarts de l'Europe, ne compterait plus un seul esclave parmi ses dix millions d'habitants" (I, 1). Comme l'histoire se passe en 1852, on en est loin puisque l'abolition n'interviendra qu'en 1888. Le narrateur, toutefois, argumente avec des informations postérieures à cette date. La loi du "ventre libre" dans laquelle il voit un progrès ne verra le jour, en fait, qu'en 1871, mais en 1850, la traite a été interdite même si elle se poursuit clandestinement.
La question de l'esclavage éliminée, les caractéristiques d'un pays de rêve peuvent se développer. La première est la richesse, richesse de la faune et de la flore, traduites à la fois dans l'exploitation agricole du personnage principal et dans la forêt que parcourt le fleuve. L'abondance est toujours au rendez-vous qui semble inépuisable, ainsi des coupes de bois qui paraissent sans fin, ou de la ponte des tortues qui sont innombrables, même si, parfois, le narrateur y met un bémol, constatant par exemple la raréfaction des lamantins victimes de trop de pêche "On les a tant poursuivis, ces pauvres cétacés, qu'ils commencent à devenir assez rares dans les eaux de l'Amazone et de ses affluents" (I, 15). Abondance qui se traduit dans les accumulations de noms, ceux des plantes, comme ceux des animaux, mêlant, comme Verne en est coutumier pour renforcer la couleur locale, le français au portugais, voire aux termes empruntés aux langues autochtones. Les deux cartes (UN, DEUX) de Benett illustrant le récit ne manquent pas, d'ailleurs, de noter les noms des peuples premiers (comme disent les Canadiens) selon leur localisation le long du fleuve, comme le fait d'ailleurs le roman.
Le narrateur prend la peine de justifier, ce qui à nos yeux est devenu injustifiable, le prix élevé du progrès : "Les progrès ne s'accomplissent pas sans que ce soit au détriment des races indigènes. [...] C'est la loi du progrès. Les Indiens disparaîtront." (I, 5) Il y a, à la fois, la bonne conscience du "colonisateur" persuadé d'améliorer le monde, et le regret des pertes que cela implique. Verne appartient à un temps où les conséquences désastreuses de certains choix ne sont pas encore visibles ni sensibles ; ajoutons qu'il voit cette disparition comme le résultat d'un métissage et d'une acculturation inévitables à long terme. Verne sera moins convaincu, au fur et à mesure de son oeuvre, sur les bienfaits du progrès. Mais pour l'heure, chaque progression sur le fleuve est ponctuée de réflexions sur l'avenir d'un pays si vaste et si riche en ressources naturelles.
Un autre des aspects qu'il fallait gommer était celui de la mauvaise réputation des forêts tropicales, foyers de maladies, souvent terribles, en commençant par la malaria et en finissant par la fièvre jaune. Or l'Amazonie de Verne est "quoiqu'en aient pu dire des voyageurs évidemment mal informés", une région "salubre de l'Amérique méridionale. Son bassin est incessamment balayé par les vents généraux de l'ouest" (I, 5) et il en donne pour garant le "professeur Agassiz" (Louis Agassiz, 1807-1873) qu'il cite : "le climat du fleuve des Amazones [est] agréable et même des plus délicieux" (I, 5). Et si les moustiques sont bien présents, ils ne le sont qu'au Pérou (au village de Loreto), même si Manoel fait remarquer que Belem en a sa part, et sont perçus comme désagréables, sans plus.
Non seulement la nature est amène, mais ses habitants le sont aussi. Le narrateur présente Joam Garral de cette manière "l'honnêteté proverbiale des négociants et des fazenders brésiliens était peinte sur son visage" (I, 3) dans un pays pourtant déjà gangréné par la corruption, c'est surprenant. Offenbach, Meilhac et Halévy étaient plus près de la réalité avec leur chanson du Brésilien dans La Vie parisienne (1866). Tous les villages visités se caractérisent par leur hospitalité, la gentillesse de ceux que l'on y croise, quels qu'ils soient. Les Indiens aperçus ne manifestent aucune hostilité. Si la foule de Manao est versatile (comme toutes les foules), elle préfère (comme le lecteur sans doute) les histoires qui finissent bien.
Ainsi, La Jangada propose au lecteur le rêve émerveillé de "l'incomparable fleuve".
Comme Tourgueniev le disait à propos de Michel Strogoff dans une lettre du 23 septembre 1875 à Hetzel: "Le livre de Verne est invraisemblable — Mais cela ne fait rien : il est amusant !" . La Jangada raconte une histoire invraisemblable, mais si plaisante, dans ses descriptions, dans ses rebondissements impossibles à raconter parce que cela fait partie du plaisir de la surprise, qu'on y prend beaucoup de plaisir. Et c'est beaucoup...






igarapé

La forêt inondée (igarapé du Solimões, près de Manaus. Photos Jupira 2010)
"Les fûts des arbres sortaient d'une eau tranquille et pure, dans laqeulle tout l'entrelacement de leurs rameaux se refléchissait avec une incomparable pureté" (I, 18)



aguapé

Aguapé (Eichhornia crassipes) : plante aquatique courante qui a la particularité de purifier les eaux.
"Et les fleurs qui s'entrouvrent à la surface [...] et que le courant berce comme une brise !" fait remarquer Minha (I, 18)




itagaré



Manaus

"Après un superbe cours de dix-sept cents kilomètres, le Rio Negro vient, par une embouchure de onze cents toises, épancher ses eaux noires dans l'Amazone, mais sans qu'elles s'y confondent sur un espace de plusieurs milles tant leur déversion est active et puissante." (II, 1)





A regarder
: un certain nombre des illustrations de Léon Benett pour le roman.
Lire en ligne : la bibliothèque du Québec propose le livre ; Gallica aussi dans une édition de 1905 avec les illustrations de Benett, en deux volumes (volume un / volume deux)



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