Marguerite de la Nuit, Pierre Mac Orlan, 1925

coquillage


Depuis qu'elle a été inventée à la fin du XVIe siècle, la légende du docteur Faust et de son pacte avec le diable via le démon Méphistophélès n'a jamais vraiment cessé de hanter les imaginations. Christopher Marlowe en avait aussitôt tiré une tragédie (qui comportait aussi, comme il se devait en son temps, son lot de comique). Il y mettait l'accent sur la soif de savoir (libido sciendi disait l'Eglise) qui habitait le personnage avant le pacte pour se dégrader après et finir dans le charlatanisme. Pendant près de deux siècles, le personnage alimente surtout le théâtre de marionnettes dans les états allemands où Goethe le rencontre.
D'une certaine manière, c'est lui, le véritable inventeur de Faust auquel il donne non seulement la dimension d'une sorte de Prométhée moderne (Faust II) mais l'aventure amoureuse qui restera dans les mémoires en inventant Marguerite.
Ensuite, tout le XIXe et le XXe siècles vont s'approprier le personnage. Musiciens, romanciers, dramaturges, poètes, se penchent sur les trois personnages que sont Faust, Méphistophélès et Marguerite, comme le fait Pierre Mac Orlan dans ce court roman publié en 1925.









Pierre Mac Orlan

Pierre Mac Orlan, photographie (vers 1925-30) de Berenice Abbott (1898-1991)

L'écrivain

       Il est né Pierre Dumarchey le 26 février 1882 à Péronne. Lui et son jeune frère, Jean, né en 1887, sont confiés, à la mort de leur mère, en 1889, à un oncle, Hyppolite Ferrand, Inspecteur d'académie habitant Orléans. C'est là qu'il fera ses études en s'intéressant, plutôt qu'aux études, à la poésie (Villon et Bruand parmi les plus admirés) et au rugby (il jouait demi d'ouverture), ce qui paraît toujours un peu surprenant chez un futur écrivain. L'oncle lui fera intégrer l'Ecole Normale des Instituteurs à Rouen où, semble-t-il, il se sentit si peu à l'aise qu'en 1899 il se retrouve à Paris. Des années difficiles l'attendent. Il a le projet de devenir peintre mais ce n'est pas si facile. Aussi, entre 1899 et 1910 (selon son témoignage) il traîne la misère de petits boulots en petites boulots, entre Paris et Rouen, se consolant dans la fréquentation de joyeux compagnons dans les bars de l'une ou l'autre ville. A Paris, il va fréquenter le Lapin agile, à Montmartre, dont il courtise la serveuse, Marguerite, fille de la compagne du propriétaire, (qu'il épousera en 1913), ce qui lui permettra de connaître Apollinaire, André Salmon, Dorgelès, Carco, etc.
La chance tourne lorsque Dorgelès le présente à Gus Bofa alors directeur artistique du Rire. Si Bofa n'est guère enthousiasmé par les dessins du jeune homme, les légendes qu'il leur adjoint suscitent, en revanche, son intérêt. Et il engage leur auteur à les écrire. Pierre Mac Orlan entre en littérature, sous le nom qu'il s'est attribué dès 1905, l'expliquant par l'existence (plus qu'hypothétique) d'une grand-mère écossaise. Son premier roman, La Maison du retour écoeurant, est publié en 1912.
Les publications ne cesseront plus. Mobilisé en 1914, il est blessé non loin de Perronne, en septembre 1916. Il rapportera son expérience de la guerre dans un livre, Les Poissons morts (1917) qui n'aura pas l'heur de plaire à Jean Norton Cru (Témoins, 1929).
En 1918, publication du Chant de l'équipage. Mac Orlan devient correspondant de guerre en Allemagne occupée. Cette expérience de grand reporter se poursuivra durant l'entre deux guerres lui offrant l'occasion de voyages nombreux et variés lui servant essentiellement de réservoir à impressions et à imaginaire. La perception du monde de Mac Orlan, qu'il baptise de "fantastique social", voit dans les manifestations de la modernité les ombres qu'elle secrète, les inquiétudes qui en sourdent.
Le cinéma va faire sa notoriété en popularisant ses romans, La Bandera, en 1935, de Julien Duvivier, adaptation du roman publié en 1931 ; Quai des Brumes, en 1938, de Marcel Carné, adaptation (très libre) du roman publié en 1927 ou encore Marguerite de la Nuit de Claude Autant-Lara, en 1955.
En 1927, Mac Orlan et Marguerite s'installent à Saint-Cyr-sur-Morin, en Seine-et-Marne, dans une maison achetée par la mère de Marguerite en 1913. Ils y passeront le reste de leur vie.
Ecrire, Mac Orlan ne fait que ça. Ses oeuvres complètes occupent 25 volumes contenant, entre autres, une soixantaine de romans. Après la Seconde Guerre mondiale, il donnera moins de temps au romanesque tout en s'occupant de l'édition (parfois avec réécriture) de ses oeuvres, pour rédiger des chansons jouant à la fois du "réalisme" cher à des artistes comme Fréhel ou Damia, et d'une poésie sombre mais souvent aussi un rien loufoque.
Mac Orlan meurt, dans sa maison, en juin 1970, sept ans après Marguerite.






première de couverture ddu roman

Première de couverture de la première édition du roman, Emile-Paul Frères, 1925.

Le roman

     Mac Orlan reprend la légende de Faust telle que réinventée par Goethe et l'insère dans le cadre parisien de Montmartre, en 1924, contemporain donc de ses premiers lecteurs. Ce quartier de Montmartre, à Paris, a longtemps été un réservoir d'imaginaire. Lorsque la commune est rattachée à Paris, en 1860, elle va, peu à peu, attirer les pauvres chassés de leurs quartiers par les travaux d'Hausmann qui se mêlent aux paysans y résidant encore. Mais au bas de la butte, côté banlieue, s'était développée une sorte d'industrie du divertissement, en raison de l'absence d'impôts (l'octroi à payer pour entrer dans Paris). Les deux univers vont progressivement fusionner. Montmartre, du début du XXe siècle, concentre la vie nocturne de la ville, ce qui inclut bars, restaurants, boîtes de nuit, prostitution, mauvais garçons et trafics en tous genres, un univers trouble que Francis Carco, à qui le roman est dédié, explorait lui aussi. Cette intense vie nocturne, tout autant que le pittoresque des rues, des constructions, attire aussi les artistes, peintres, poètes, romanciers, musiciens, ils vont faire du Lapin agile leur port d'attache.
Le récit se déroule en sept stations, dans la géographie (la toponymie est précise et conforme aux données de la réalité) de la Butte et de son cercle de vie nocturne, tant du côté Caulaincourt (au nord) que du côté Pigalle ou boulevard de Rochechouart (au sud). Ces données géographiques font de l'aventure de Georges Faust une descente et une perdition, puisque le pacte signé, il va habiter "aux environs de la Place Pigalle" alors que son histoire débutait dans sa chambre meublée place du Tertre, au sommet même de la Butte Montmartre.
Son cadre temporel est la nuit ou le crépuscule. La dernière station se déroule au grand jour et c'est celle de la séparation de Faust et Marguerite. L'aventure aura duré un peu plus d'une année pour conduire à la damnation de Marguerite, conformément à ce qu'avait imaginé Goethe, mais que Mac Orlan modifie en faisant de cette damnation un acte volontaire de la jeune femme pour sauver l'âme de son amant.
Les personnages :
Georges Faust, descendant direct du premier Faust (une généalogie l'atteste dans le premier chapitre), celui de la légende avant que les poètes ne s'en emparent, est un viel homme de "82 ans et 37 jours", pauvre, solitaire, même s'il vit avec un chat et une tortue. C'est un homme que le narrateur dit "intelligent", cultivé, qui a été professeur (agrégé de grammaire) toute sa vie sans jamais échapper à la médiocrité, dont les aventures féminines sont restées platoniques et qui rêve de cette jeunesse retrouvée de son ancêtre et de la beauté d'une Marguerite qu'il imagine volontiers rousse et pulpeuse. Comme dans la légende et chez Marlowe, une fois le pacte signé, les désirs qu'il était supposer assouvir, se dégradent, et l'incroyant se sent de plus en plus troublé par le risque encouru par son âme. Il connaît bien, en effet, la littérature consacrée à son ancêtre.



Léon : le "tentateur", parfois affublé du double nom Léon-Méphistophélès. C'est un homme jeune qui boîte. Cette claudication est un vieil attribut du diable transmis par les contes populaires et parfois attribué à la Chute ou à une chute ordinaire (cf. Lesage, Le Diable boîteux). Léon va proposer le pacte habituel qu'en homme du XXe siècle Georges Faust va amender d'un codicille : il peut se chercher un remplaçant. Léon va aussi fournir au nouveau jeune homme des moyens d'existence en le transformant en pourvoyeur de drogue ; il trafique de la cocaïne.
Marguerite : jeune prostituée correspondant exactement aux fantasmes du vieux Faust, "une femme rousse aux cheveux courts, aux yeux violets, dont la robe verte paraissait fraîche comme une laitue." Il la désire, elle tombe amoureuse de lui, et le voilà proxénète. Un jour, il avoue son tourment et Marguerite se met en quête d'un repreneur. N'y parvenant pas, elle signe elle-même. Mais à peine l'a-t-elle fait qu'à son tour les tourments de l'angoisse l'habitent et lui gâchent la vie et l'amour.

     Le charme de ce récit tient beaucoup à une double coloration, celle de la poésie et celle de l'humour qui n'est jamais loin. Ce sont moins des descriptions auxquelles procède le narrateur que des évocations de sensations et d'émotions. Ainsi, de la ville au petit matin : "la place du Tertre reposait dans un silence qui sentait la térébenthine, l'atelier et la vieille palette. La gare de l'Est et la gare du Nord lançaient leurs trains siffleurs à toute vitesse à la conquête des postes d'aiguillage qui grelottaient électriquement dans le brouillard du petit matin."
Quant à l'humour, s'il est discret, il n'en est pas moins constant. Par exemple, au moment où le diable va prélever son sang pour la signature, le vieil homme implore : "mais pour l'amour de Dieu, ne me faites pas mal" et le diable, impavide, de rétorquer "J'ai l'habitude".


Pierre Sicard
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Pierre Sicard (1900-1980), Le cabaret Pigall's, vers 1925. Autant-Lara y tournera certaines scènes de son film. Musée Carnavalet, Paris.
Univers de plaisirs comme l'indique le cabaret du roman, le Saharet, auquel Mac Orlan a donné le nom d'une danseuse des Folies Bergères.


Cette réécriture de la légende faustienne ressucite, d'une certaine manière, un Montmartre tout à la fois réel, celui dans lequel a vécu l'auteur, et imaginaire, surchargé de visions littéraires auréolant de charme une réalité souvent sordide que le narrateur dévoile parfois "le Maître des appétits charnels qui, sous le nom inoffensif de Léon, vendait de la «neige» à cent filles progressivement décervelées". Elle pose aussi quelques questions à travers la misère sociale autant que psychologique de la vieillesse (l'évocation du vieux Faust n'épargne rien, ni la décrépitude du corps, ni l'indifférence à la saleté, ni les manies les moins ragoûtantes, ni les vagues pensées libidineuses) mais aussi, dans le même temps, sur la jeunesse avec ces jeunesses perdues que sont tout autant celle de Marguerite "Marguerite Piédelin, dite Marguerite de la Nuit, fille soumise" dont le narrateur précise que cette signature était "maladroite et appliquée" que celle du jeune Faust qui est bien mal parti dans son égoïsme vicéral, sans oublier Léon qui, certes, est dans la légende une incarnation du démon, mais qui n'a guère besoin de surnaturel pour être une crapule.
A-t-on vraiment besoin du diable quand il y a la société ?
     Car, malgré poésie et humour, le récit n'offre de ces nuits, en apparence festives, qu'une bien triste vision de marionnettes s'agitant vainement pour aller d'une nuit à l'autre, chacun donnant à autrui le spectacle de ce qu'il prétend être ou voudrait être. Faust a vendu son âme pour obtenir la jeunesse et ses jouissances, mais lorsqu'il les possède, il ne pense plus qu'à ce qui lui manque : l'argent. Et la peur de l'au-delà (loin de préoccuper le vieux professeur qu'il avait été) empoisonne ses jouissances immédiates. S'il lui arrive de réfléchir à lui-même comme le note le narrateur "il s'écoeurait à estimer loyalement l'abominable vide de cette jeunesse médiocre si chèrement acquise" ce n'est pas lucidité morale, c'est le simple constat du manque de ressources pour la jouir à son gré. Si Faust est une incarnation de l'humanité, c'est d'une bien piètre humanité qu'il s'agit puisqu'à chaque instant Faust se choisit lui-même contre ses limites, vieillir, aimer, reconnaître le sacrifice de l'autre (face à l'angoisse de Marguerite, tout ce qu'il trouve à dire est "Il faut avoir une patience de saint pour vivre à côté de toi..."), se sentant libéré lorsqu'elle part, d'autant plus qu'elle lui a donné de l'argent.
     D'une certaine manière, avoir donné pour cadre au pacte avec le démon, ce monde de la pègre où le trafic (de drogue, de corps) se substitue au travail, invite le lecteur à s'interroger à la fois sur ses valeurs et ses rêves. Le premier Faust rêvait de dominer le monde par le savoir, c'était déjà un piège, puisqu'en fait de savoir le diable ne lui proposait que des tours de magie s'épuisant en eux-mêmes, ce Faust qu'imagine Mac Orlan se prend à une illusion pire encore, celle de la jeunesse comme temps de la séduction et des possibles, mais la jeunesse s'épuise en temps perdu lorsqu'elle se croit le présent éternel. Faust, après avoir quitté Marguerite,  se sent "libéré" du démon, mais il n'a fait que devenir démon lui-même, n'ayant aucune remord de son crime,  ce qu'accepte d'entériner Léon qui, après avoir hésité à lui serrer la main, finit par le faire.





Picasso

La Marguerite de Mac Orlan, Marguerite Luc, portrait de Picasso, La Femme à la corneille, 1904.







photogramme

Photogramme de Marguerite de la Nuit, Faust et Marguerite arrivent chez son frère qui est prêtre.

Curiosité :

L'adaptation de Claude Autant-Lara, sortie sur les écrans en janvier 1956, est une étrange expérience cinématographique. Truffaut en disait pis que pendre et, entre autres,  qu'il lui manquait  "l’essentiel, c’est-à-dire la vie qui ne figure pas sur un budget car on ne peut pas l’acheter comme des costumes ou la bâtir comme des décors, cette vie que les grands cinéastes savent installer dans chaque scène, dans chaque image, que ce soit avec la solennité de Dreyer ou avec la frénésie de Renoir. Marguerite de la Nuit est un film mort, un spectacle étrange devant lequel nous n’éprouvons que des sentiments pénibles à commencer par celui d’être trop long : nous ne sommes pas concernés, ce divertissement philosophique et démystificateur n’amuse que les auteurs." Certes, Autant-Lara était en quelque sorte sa bête noire, mais il y a beaucoup de vrai dans ce jugement.
Toutefois, certains partis pris du cinéaste ne sont pas sans intérêt. Le film a été tourné en studio dans des décors qui empruntent largement à l'expressionnisme du début duXXe siècle, des formes simples (comme celle de l'église ou de la rue de Montmartre où vit le vieux docteur Faust, et des couleurs souvent violentes où le rouge (opéra, rues, boîte de nuit) s'oppose au blanc (l'église, la chambre, l'inétrieur du train), des contrastes chromatiques que l'utilisation du technicolor surligne. Le scénario en devient une fable dont les personnages essentiels sont Marguerite (le sacrifice par amour) interprétée par Michèle Morgan et le Démon (c'est Yves Montand) mû lui aussi par l'amour, renonce à l'âme de Marguerite. Moralité : l'amour sauve. Face à l'amour il y a la bêtise égoïste de Faust qui, tout charmant vieillard qu'il était (joué par Pierre Palau) se laisse aller (il a bu plus que de raisons) à souhaiter "avoir tous les vices", dont acte. Il sera une fieffée crapule et un assassin. On conçoit qu'à peine rachetée, son âme n'en finira pas moins en enfer.
Ce n'est pas si ennuyeux que cela, même si cela éloigne quelque peu du roman de Mac Orlan, et si c'est loin d'être un film inoubliable.





A écouter
: Germaine Montero chantant des chansons de Pierre Mac Orlan.



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