Pawana,
Jean-Marie Gustave Le Clézio, 1992
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Première de couverture de l'édition Gallimard, 1992. |
Une histoire singulière :Ce court récit (56 p. dans l'édition Gallimard de 1992 ; les références de page renvoient à cette édition) est le résultat d'une "commande" ; qui plus est d'une commande de metteur en scène. Bien que publié en 1992, l'origine du texte remonte aux années 1970. Le Clézio vit alors au Mexique, à Jacona (dans l'état du Michoacan), où il est professeur au Colegio de Michoacan de Zamora, mais il a déjà publié une dizaine de textes qui ont fait de lui un écrivain reconnu. Un jeune homme, Georges Lavaudant (il est né en 1947), vient le trouver pour lui demander de lui écrire une pièce.Le parcours fait par le jeune-homme pour l'atteindre touche Le Clézio, bien qu'il ne se sente pas du tout capable d'écrire une pièce de théâtre. Mais évidemment, il y pense. Sa sensibilité à la nature s'est exacerbée au contact des Indiens du Mexique et de l'Amérique centrale et, dans le même temps, une compagnie japonaise prétend construire, en basse-Californie, une digue, destinée à protéger des salines, qui aura, entre autres conséquences, celle d'interdire aux baleines l'accès à leurs lagunes de reproduction. De la demande et du contexte, naît le récit qu'il envoie à Lavaudant. Un récit qui raconte la découverte des lagunes de reproduction des baleines grises en 1856 et le massacre qui s'en est suivi, lequel a bien failli entraîner la disparition de ces animaux. Lavaudant en tire une oeuvre théâtrale qu'il va monter en 1981, en espagnol, dans un petit théâtre du quartier de Coyoacan, à Mexico. Le décor représente un bateau ; la pièce est jouée par deux comédiens et un choeur d'enfants ; il la montera ensuite au TNP de Villeurbanne (Lyon) dont il devient le directeur en 1986 (aux côtés de Roger Planchon). Le texte paraît en librairie, en 1992, lorsque Lavaudant présente la pièce au Festival d'Avignon en juillet 1992 ; pièce reprise à l'Odéon en 1997, avant de l'être en novembre 2011, au Louvre, à l'occasion d'une exposition confiée à Le Clézio. Depuis la première représentation française, ce sont les deux mêmes acteurs qui la jouent : Jérôme Derre et Philippe Morier-Genoud. |
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L'organisation du texte :Le récit est constitué de deux monologues parallèles prononcés alternativement par deux personnages et entrelacés, de manière à former une unité supérieure, le récit lui-même : d'abord John, de Nantucket, mousse sur le bateau du capitaine Charles Melville Scammon lorsque celui-ci découvrit les lagunes de reproduction des baleines grises, en 1856 ; puis le capitaine lui-même, à la veille de mourir "en cette année 1911" ; de nouveau John et enfin le capitaine. Cette construction, pas si étonnante chez Le Clézio qui en use en d'autres occasions, s'explique ici, toutefois, par l'origine du texte. C'est en effet ce que l'on peut trouver de plus proche d'un texte théâtral sans l'être. Ces personnages ne sont pas au même endroit, et ne se répondent pas. Et si le lecteur sait où se trouve John, à l'extrême pointe de la baie d'Ensenada (Mexique), il ne sait pas exactement où se trouve le capitaine, mais il peut le supposer à l'intérieur d'un navire, "Moi, [...] commandant le John Dix" (p. 49). Ce sont à la fois des monologues intérieurs et des discours qui semblent s'adresser à un juge, on pourrait dire à l'avenir, à nous-mêmes, les lecteurs.Le monologue de John, par certains aspects, tient du ressassement où l'utilisation du présent et la répétition du verbe "marcher", par exemple, comme les indications temporelles ("Quand le vent souffle", "L'hiver", "Au crépuscule", etc.) installent le lecteur dans le temps de la répétition, alors que celui du capitaine a davantage l'allure d'une confession, ou d'un aveu testamentaire parce que ses premiers mots ressemblent au début d'un acte notarial "Moi, Charles Melville Scammon...". Le premier évoque tout ce qu'il a vu disparaître au cours de son existence, choses et êtres, faune et flore, alors que le second s'en tient spécifiquement à ce jour de janvier 1856 où il a trouvé l'entrée de la lagune qui porterait son nom pendant quelques années. |
Chasse à la baleine, illustration d'Histoire naturelle de Lacépède (1756-1825), 1860, réimpression de l'édition Furne de 1847. |
Le contexte historique :Le récit s'ancre dans un contexte historique proche de la réalité. Il est construit par Le Clézio pour coïncider avec l'industrialisation de la pêche à la baleine : la découverte des lagunes en basse Californie en 1856, l'invention du canon à harpon, en 1864 (p. 37, léger anachronisme puisque le capitaine rapporte le fait à 1856). Charles Melville Scammon est un personnage historique, il affirme parler en 1911 (p. 24), il est donc à la veille de sa mort puisqu'il est né en 1825 et meurt en 1911. Il raconte l'expédition du Leonore, le bateau qu'il commandait, en 1856, lorsqu'il partit à la recherche du lieu, qui paraissait alors une légende, où les baleines mettaient bas. Lieu qu'il découvrira, au sud de la Californie mexicaine, le 9 janvier de cette même année. Le Léonore est un baleinier : "Le harponneur debout à la proue, tenant son canon chargé..." (p. 37) et son objectif n'est pas comme, celui du jeune mousse, de découvrir un secret, mais d'enrichir son capitaine et armateur (p. 28). Par ailleurs, Charles Melville Scammon s'est tant intéressé à ses proies qu'il en est devenu spécialiste et a fait progresser la connaissance des Cétacés, en publiant, en particulier, en 1874, The Marine Mammals of the North-western Coast of North America: Together with an Account of the American Whale-fishery.Dans les années 1850, la baleine est une ressource essentielle : elle fournit de l'huile (qui selon sa qualité va servir pour l'éclairage, la fabrication de cosmétiques, la lubrification des machines), les cartilages de ses fanons (qui font les "baleines" des corsets, des parapluies, des cols) et même sa viande, en particulier pour les populations du grand nord, voire du Japon où elle est très appréciée ; le cachalot est l'espèce la plus prisée puisqu'il fournit aussi le spermaceti qu'on utilise dans la fabrication de chandelles, et l'ambre gris qu'on trouve dans son estomac et qui est un excellent fixateur de parfums. Ce n'est que progressivement, dans la 2e moitié du siècle, que cette entreprise entre en déclin, car de nouvelles sources d'énergie (le charbon, voire le gaz pour l'éclairage, puis le pétrole) tendent à remplacer son huile. Trouver le lieu de rassemblement des baleines, c'est donc mettre la main sur une mine d'or, ce que dit le capitaine au mousse: "Sais-tu que si nous trouvons le refuge des grises, nous deviendrons immensément riches ?" (p. 28) Et c'est bien sûr, en même temps, dans le même mouvement, détruire cette richesse. |
Les baleinesLa baleine est le plus gros animal de la terre, raison pour laquelle sans doute, elle fascine les hommes depuis toujours. La Bible en porte témoignage puisque Jonas, jeté par-dessus bord par ses compagnons de voyage, se retrouve dans le ventre d'une baleine, pas plus mal qu'ailleurs, semble-t-il.Les baleines appartiennent à l'ordre des Cétacés (le mot, d'origine latine "cetus", vient probablement, dit le Dictionnaire historique de Rey, du grec "ketos" qui désigne tout gros animal aquatique, du crocodile à la baleine, et que l'on traduit longtemps par l'expression "monstre marin") dont les espèces, distribuées en deux sous-ordres, sont variées. Les baleines appartiennent au sous-ordre des mysticètes et sont ainsi recensées par la science contemporaine :
Le cachalot qui a été autant, sinon plus chassé, dans la seconde moitié du XIXe siècle, que les baleines, appartient à l'autre sous-ordre des Cétacés, celui des odoncètes, et à la famille des Physétéridés. Les baleines sont aujourd'hui protégées et leur chasse internationalement réglementée. |
baleine
grise et baleineau dans les eaux de la basse Californie.
La lagune découverte par Charles Melville Scammon (San Ignacio, aujourd'hui), est actuellement une zone protégée, notamment par l'UNESCO, devenue patrimoine de l'humanité. Cette protection a permis aux baleines grises de reconstituer leur population. |
Un récit entre la fable et l'élégieLe Clézio n'est pas le premier à avoir imaginé un récit consacré aux baleines. Si l'on associe la fascination ancienne à l'industrie baleinière fleurissant au milieu du XIXe siècle, on ne s'étonnera pas de voir un grand nombre d'écrivains s'y intéresser alors, Jules Verne (Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin, 1902) ou Alexandre Dumas (Les Baleiniers, 1858), par exemple, mais le plus beau des romans consacrés à cette chasse reste celui d'Herman Melville, Moby Dick, publié en 1851, tardivement traduit en français.L'originalité de Le Clézio tient d'abord au choix de ses personnages. Charles Melville Scammon dans sa dualité (chasseur mais aussi naturaliste, tueur mais aussi fasciné par ses proies) et John, dans sa simplicité, sont à la fois des personnages opposés et des personnages qui se complètent. Le premier est cultivé, dominateur, sûr de lui, esprit complexe, ce que traduit la multiplicité des formes qu'utilise son discours (récit, dialogue direct), la complexité de ses images, le retour sur le passé pour en réinterpréter les signes, en particulier le regard de "l'enfant" qu'était John à ses yeux ; alors que le second se borne à raconter les événements dont il a été le témoin en même temps que l'acteur, mais en quelque sorte un acteur passif. S'ils racontent la même histoire, Charles Melville Scammon lui donne les dimensions d'une fable, une aventure sur laquelle il y a lieu de méditer pour en tirer une leçon, si possible, alors que John, en associant tous ses souvenirs à cet événément, en fait une élégie, le chant de l'irréparable. Comme la jeunesse a disparu (ils sont tous deux de vieux hommes, comme l'était l'indien John Nattick, lorsque John avait dix ans à Nantucket), la faune, la flore, les êtres humains, tout a disparu, y compris d'ailleurs les baleiniers et la chasse. Car c'est une fable cruelle. John ne voit pas seulement le sanctuaire des baleines violé et les animaux détruits impitoyablement, mais il est le témoin de la destruction aussi de la terre où s'est installé le port, abandonnée ensuite sans plus un arbre, avec une rivière asséchée, comme il assiste, impuissant, à la mort de la jeune indienne dont il est tombé amoureux. La fable nous invite à réfléchir sur le comportement de prédateurs des êtres humains mais l'élégie, elle, émeut en nous le sentiment que nous avons de la fragilité des choses, de la mort qui est toujours et partout présente, du désir que nous pouvons avoir de protéger ce qui est beau, ce que nous aimons, et de la poussée irrépressible de la vie qui passe outre. Le village provisoire des boucaniers a disparu, mais "de l'autre côté du cap, il y a une ville nouvelle" et John se demande si en écoutant bien, il ne pourrait pas "entendre, portés par le vent, la musique, les rires, les cris des enfants". Les lagunes ont été trouvées parce qu'elles étaient cherchées pour des motifs complexes, la curiosité, le désir de l'inconnu, le désir de savoir, l'appât du gain rapide, de bonnes et de mauvaises raisons, comme toujours, mais pouvait-il en être autrement ? Le voeu du capitaine, voeu pieux par excellence, de revenir en arrière, d' "arrêter" le cours du temps, de "refermer l'entrée du passage", ne peut être que l'aliment de la nostalgie. |
Illustration extraite du Buffon illustré à l'usage de la jeunesse, A. de Beauchainais, 1893. Le chapitre sur les baleines commence par "La baleine a pour empire l'Océan; Dieu, en la créant, paraît avoir voulu donner un des plus beaux exemples de sa puissance merveilleuse." Reprise des formulations que l'on trouve dans les "Psaumes". |
Les baleines
Du temps qu’on allait encore aux baleines,
si loin qu’ça faisait, mat’lot, pleurer nos belles, y avait sur chaque route un Jésus en Croix, y avait des marquis couverts de dentelles, y avait la Sainte Vierge et y avait le Roi ! Du temps qu’on allait encore aux baleines, si loin qu’ça faisait mat’lot, pleurer nos belles, y avait des marins qui avaient la foi, et des grands seigneurs qui crachaient sur elle, y avait la Sainte Vierge et y avait le Roi ! Et bien, à présent, tout le monde est content, c’est pas pour dire, mat’lot, mais on est content !... y a plus d’grands seigneurs, ni d’Jésus qui tiennent, y a l’président et y a plus de baleines ! Paul Fort, Ballades françaises, 1896
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Kubota Hiroshi Beisen, Guerre sino-japonaise, recueil d'estampes, 1896. Gravure sur bois avec rehauts de gouache . (BnF) |
Plaignez, plaignez la baleine
Qui nage sans perdre haleine Et qui nourrit ses petits De lait froid sans garantie. La baleine fait son nid Oui, mais, petit appétit, Dans le fond des océans Pour ses nourrissons géants. Au milieu des coquillages, Elle dort sous les sillages Des bateaux, des paquebots Qui naviguent sur les flots. Robert Desnos, Trente chantefables pour les enfants sages, 1944
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A regarder : les illustrations de Georges Roux pour Les Histoires de Jean-Marie Cabidoulin, Jules Verne. A lire : pour en savoir plus sur les baleines, Vie et mort des baleines, Yves Cohat et Anne Collet, Découvertes Gallimard, 2000. A écouter : Michel Pastoureau et Jean-Noël Jeanneney dans Concordance des temps (France culture, 25 avril 2015) : "La baleine : un fragile héritage" |